supérieur français. Et E. Méchoulan et P.-F. Mourrier de conclure : « le débat sur la
fonction pédagogique des ENS est aussi vieux que l'EGcole normale elle-même »
(Méchoulan et Mourier, 1994, p.19).
Depuis la création de la première EGcole normale supérieure, il y a maintenant
plus de deux siècles, les ENS ne cessent ainsi d’être interpellées sur leur fonction sociale.
Doivent-elles se cantonner à la seule formation des professeurs ou sont-elles destinées à
produire une élite sociale, en décernant des brevets de haute-culture donnant accès aux
hautes sphères culturelles, académiques ou politiques ? Cette tension structure
généralement les débats qui éclatent régulièrement entre élèves, anciens élèves,
administration, ministères de tutelle et commentateurs extérieurs. L’histoire de la
reconnaissance inachevée des EGcoles normales supérieures primaires de Saint-Cloud
(pour les « jeunes gens ») et Fontenay-aux-Roses (pour les « jeunes filles ») depuis leur
création en 1880 jusqu’au déménagement lyonnais progressif à la fin du XXème siècle,
illustre à ce titre cette caractéristique tensionnelle importante de la formation des
normalien·ne·s. Dans cette histoire désormais centenaire des deux institutions, on peut
distinguer deux périodes. Les deux écoles ont compté pendant la première moitié du
XXème siècle parmi les plus démocratiques des grandes écoles françaises. Dès les années
1920 se manifestent avec une certaine virulence des interrogations quant au rôle social
de ces établissements de formation supérieur, initialement dévolus à la formation des
cadres de l'enseignement primaire. C'est autour de la vocation « pédagogique » de la
formation délivrée dans ces écoles que se cristallisent les débats. De sérieuses réserves
sont régulièrement émises par l'administration, les pouvoirs en place mais aussi certains
ancien·ne·s élèves quant à la légitimité des cloutiers et fontenaisiennes d'espérer
légitimement s'évader hors des professions de l’enseignement primaire. Cette restriction
des espoirs professionnels des normalien·ne·s primaires est d'autant plus efficace
qu'elle s'appuie alors sur une distinction nette au niveau scolaire puis professionnel
selon la double opposition primaire/secondaire et enseignement féminin/enseignement
masculin. Les deux écoles ont par la suite vu leur statut peu à peu évoluer jusqu'à se
rapprocher au cours de la deuxième moitié du XXème siècle de celui de leurs « grandes
sœurs » d'Ulm et Sèvres, faisant subir à leur recrutement scolaire et social des
changements profonds et irréversibles que nous allons détailler ici, dans un mouvement
94
qui s’apparente à une « longue marche » de ces deux insitutions de formation du
primaire vers le supérieur pour reprendre l’expression de C. Musselin (Musselin, 2001).
L'objectif de cette partie sera d'esquisser le cadre historique et problématique
dans lequel s'inscrivent les trajectoires scolaires et professionnelles des normalien·ne·s
des promotion de 1981 à 1987 auxquelles nous nous sommes plus particulièrement
intéressés dans nos enquêtes par entretien et questionnaire. Elle a comme double
ambition de donner les clés essentielles à la compréhension de l'histoire de ces deux
ENS et d'esquisser les lignes qui vont nous permettre de problématiser à un premier
niveau les trajectoires des ancienn·ne·s des promotions de 1981-87. Il convient à ce titre
de préciser que même si cette ébauche de cadre historique s'appuie sur des types de
données plus familiers aux historiens qu'aux sociologues (les archives des Bulletins
publiés par les associations d’ancien·ne·s élèves de ces écoles), nous ne prétendons bien
sûr aucunement posséder le métier d'historien. Plus que de reconstituer à proprement
parler une histoire des deux établissements, le travail effectué ici a davantage consisté
en une mise en regard des éléments contenus dans ce corpus inédit des archives des
Bulletins des Amicales des ancien·ne·s élèves des deux écoles sur la période 1980-2001
avec les travaux d'historiens ou de sociologues qui se sont intéressés plus
spécifiquement à l'histoire des ENS. Nous nous sommes en particulier appuyés sur les
précieuses synthèses historiques produites sur chacun des deux établissements de
Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses à l'occasion de leur centenaire au début des
années 1980 (Barbé et Luc, 1982; Oulhiou, 1981).
95
Chapitre 3 L'ascension contestée des primaires
d'élite (1880-1941)
Après la débâcle militaire de 1870 face à la Prusse, des polémiques éclatent dans
la Troisième République naissante autour de la question de l'organisation de la
formation. C'est l'instruction des élites, jugée trop enserrée dans les « prérogatives
croulants » et la « tradition » (Charle, 1991) qui est tout d'abord pointée par les
critiques44. Mais l'instruction populaire est elle aussi analysée comme l'une des raisons
possibles de cette traumatisante défaite. Si les conservateurs prônent un développement
de l’enseignement religieux, pour les républicains, il faut multiplier le nombre d’EGcoles
normales d’instituteurs (79 pour 86 départements) mais surtout d’institutrices (à peine
19 à l’époque) et corrélativement assurer une assise populaire plus profonde et durable
à la République. Former l’intelligence autonome propre à la condition de citoyen et
privilégier la « diffusion des Lumières » contre « les forces supposées hostiles à la
République » (Raynaud et Thibaud, 1990, p.55-56) a compté parmi les premières
missions assignées à l’école primaire par les réformateurs républicains de l'époque alors
au pouvoir. Décidé à la fois à faire disparaı̂tre « la plus redoutable des inégalités qui
viennent à la naissance » (Oulhiou, 1981, p.2), et à faire, contre l’EGglise, le professeur
« maı̂tre chez lui », le ministre de l’Instruction Publique Jules Ferry opère dans ce but
une refonte du système d’enseignement. Même si le projet d’obliger chaque département
à ouvrir une EGcole normale pour former les effectifs nécessaires à cette réforme est déjà
évoqué en 1871 par Jules Simon (lui même ancien normalien, alors ministre de
l’instruction publique), il ne sera définitivement adopté que sous le ministère Ferry, en
187945.
Ces nouvelles écoles, au début encadrées par de simples instituteurs, appellent la
formation de nouveaux personnels destinés à en assurer l'encadrement pédagogique et
administratif. Sont ainsi votés le 5 juin 1880 deux décrets établissant un certificat
d’aptitude à la direction des EGcoles normales et à l’Inspection primaire, et un certificat
d’aptitude à l’enseignement dans les EGcoles normales (CAEN), désormais exigé pour
44
Cette première critique aboutira à la création de « l'école libre de science politique » (Charle, 1991), destinée à
« recréer une élite sur les décombres de l'ancienne classe dirigeante » (p.189), rompant ainsi partiellement avec
le primat des Humanités classiques qui avait jusqu'alors cours dans les formations élitaires françaises.
96
l'ensemble des professeur·e·s et des cadres de la filière primaire, qui s'en trouve ainsi
consolidée. Si ces certificats garantissent un niveau intellectuel, le « métier » et la
pédagogie ne sont pas évalués. C’est ce versant de la formation que vont donc assurer
deux nouveaux établissements spécialisés : l’ENS primaire de jeunes filles ouverte le 13
juillet 1880 à Fontenay et l’ENS primaire de jeunes gens, à Saint-Cloud, mise en place à
partir du 30 décembre 188246.
La création de ces deux nouvelles écoles apparaı̂t rétrospectivement en partie mû
par des idéaux démocratiques, tant par leur recrutement que par leur objectif de
formation. Mais l’analyse des propos rapportés dans les pages des Bulletins montrent
également que si la vocation « pédagogique » de ces écoles a pu constituer un élément
d’identification relativement fort pour les normalien·ne·s primaires, elle a par ailleurs
servi de levier pour doucher les ambitions des primaires d’élite durant toute la première
moitié du XXème siècle, comme nous allons à présent le voir.
3.1 Le « couronnement » de « l’Ordre primaire »
Dans le document
Des cheminements sur la voie royale
(Page 93-96)