• Aucun résultat trouvé

93 pour comprendre la position occupée par ces écoles dans l'espace de l'enseignement

Dans le document Des cheminements sur la voie royale (Page 93-96)

supérieur français. Et E. Méchoulan et P.-F. Mourrier de conclure : « le débat sur la

fonction pédagogique des ENS est aussi vieux que l'EGcole normale elle-même »

(Méchoulan et Mourier, 1994, p.19).

Depuis la création de la première EGcole normale supérieure, il y a maintenant

plus de deux siècles, les ENS ne cessent ainsi d’être interpellées sur leur fonction sociale.

Doivent-elles se cantonner à la seule formation des professeurs ou sont-elles destinées à

produire une élite sociale, en décernant des brevets de haute-culture donnant accès aux

hautes sphères culturelles, académiques ou politiques ? Cette tension structure

généralement les débats qui éclatent régulièrement entre élèves, anciens élèves,

administration, ministères de tutelle et commentateurs extérieurs. L’histoire de la

reconnaissance inachevée des EGcoles normales supérieures primaires de Saint-Cloud

(pour les « jeunes gens ») et Fontenay-aux-Roses (pour les « jeunes filles ») depuis leur

création en 1880 jusqu’au déménagement lyonnais progressif à la fin du XXème siècle,

illustre à ce titre cette caractéristique tensionnelle importante de la formation des

normalien·ne·s. Dans cette histoire désormais centenaire des deux institutions, on peut

distinguer deux périodes. Les deux écoles ont compté pendant la première moitié du

XXème siècle parmi les plus démocratiques des grandes écoles françaises. Dès les années

1920 se manifestent avec une certaine virulence des interrogations quant au rôle social

de ces établissements de formation supérieur, initialement dévolus à la formation des

cadres de l'enseignement primaire. C'est autour de la vocation « pédagogique » de la

formation délivrée dans ces écoles que se cristallisent les débats. De sérieuses réserves

sont régulièrement émises par l'administration, les pouvoirs en place mais aussi certains

ancien·ne·s élèves quant à la légitimité des cloutiers et fontenaisiennes d'espérer

légitimement s'évader hors des professions de l’enseignement primaire. Cette restriction

des espoirs professionnels des normalien·ne·s primaires est d'autant plus efficace

qu'elle s'appuie alors sur une distinction nette au niveau scolaire puis professionnel

selon la double opposition primaire/secondaire et enseignement féminin/enseignement

masculin. Les deux écoles ont par la suite vu leur statut peu à peu évoluer jusqu'à se

rapprocher au cours de la deuxième moitié du XXème siècle de celui de leurs « grandes

sœurs » d'Ulm et Sèvres, faisant subir à leur recrutement scolaire et social des

changements profonds et irréversibles que nous allons détailler ici, dans un mouvement

94

qui s’apparente à une « longue marche » de ces deux insitutions de formation du

primaire vers le supérieur pour reprendre l’expression de C. Musselin (Musselin, 2001).

L'objectif de cette partie sera d'esquisser le cadre historique et problématique

dans lequel s'inscrivent les trajectoires scolaires et professionnelles des normalien·ne·s

des promotion de 1981 à 1987 auxquelles nous nous sommes plus particulièrement

intéressés dans nos enquêtes par entretien et questionnaire. Elle a comme double

ambition de donner les clés essentielles à la compréhension de l'histoire de ces deux

ENS et d'esquisser les lignes qui vont nous permettre de problématiser à un premier

niveau les trajectoires des ancienn·ne·s des promotions de 1981-87. Il convient à ce titre

de préciser que même si cette ébauche de cadre historique s'appuie sur des types de

données plus familiers aux historiens qu'aux sociologues (les archives des Bulletins

publiés par les associations d’ancien·ne·s élèves de ces écoles), nous ne prétendons bien

sûr aucunement posséder le métier d'historien. Plus que de reconstituer à proprement

parler une histoire des deux établissements, le travail effectué ici a davantage consisté

en une mise en regard des éléments contenus dans ce corpus inédit des archives des

Bulletins des Amicales des ancien·ne·s élèves des deux écoles sur la période 1980-2001

avec les travaux d'historiens ou de sociologues qui se sont intéressés plus

spécifiquement à l'histoire des ENS. Nous nous sommes en particulier appuyés sur les

précieuses synthèses historiques produites sur chacun des deux établissements de

Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses à l'occasion de leur centenaire au début des

années 1980 (Barbé et Luc, 1982; Oulhiou, 1981).

95

Chapitre 3 L'ascension contestée des primaires

d'élite (1880-1941)

Après la débâcle militaire de 1870 face à la Prusse, des polémiques éclatent dans

la Troisième République naissante autour de la question de l'organisation de la

formation. C'est l'instruction des élites, jugée trop enserrée dans les « prérogatives

croulants » et la « tradition » (Charle, 1991) qui est tout d'abord pointée par les

critiques44. Mais l'instruction populaire est elle aussi analysée comme l'une des raisons

possibles de cette traumatisante défaite. Si les conservateurs prônent un développement

de l’enseignement religieux, pour les républicains, il faut multiplier le nombre d’EGcoles

normales d’instituteurs (79 pour 86 départements) mais surtout d’institutrices (à peine

19 à l’époque) et corrélativement assurer une assise populaire plus profonde et durable

à la République. Former l’intelligence autonome propre à la condition de citoyen et

privilégier la « diffusion des Lumières » contre « les forces supposées hostiles à la

République » (Raynaud et Thibaud, 1990, p.55-56) a compté parmi les premières

missions assignées à l’école primaire par les réformateurs républicains de l'époque alors

au pouvoir. Décidé à la fois à faire disparaı̂tre « la plus redoutable des inégalités qui

viennent à la naissance » (Oulhiou, 1981, p.2), et à faire, contre l’EGglise, le professeur

« maı̂tre chez lui », le ministre de l’Instruction Publique Jules Ferry opère dans ce but

une refonte du système d’enseignement. Même si le projet d’obliger chaque département

à ouvrir une EGcole normale pour former les effectifs nécessaires à cette réforme est déjà

évoqué en 1871 par Jules Simon (lui même ancien normalien, alors ministre de

l’instruction publique), il ne sera définitivement adopté que sous le ministère Ferry, en

187945.

Ces nouvelles écoles, au début encadrées par de simples instituteurs, appellent la

formation de nouveaux personnels destinés à en assurer l'encadrement pédagogique et

administratif. Sont ainsi votés le 5 juin 1880 deux décrets établissant un certificat

d’aptitude à la direction des EGcoles normales et à l’Inspection primaire, et un certificat

d’aptitude à l’enseignement dans les EGcoles normales (CAEN), désormais exigé pour

44

Cette première critique aboutira à la création de « l'école libre de science politique » (Charle, 1991), destinée à

« recréer une élite sur les décombres de l'ancienne classe dirigeante » (p.189), rompant ainsi partiellement avec

le primat des Humanités classiques qui avait jusqu'alors cours dans les formations élitaires françaises.

96

l'ensemble des professeur·e·s et des cadres de la filière primaire, qui s'en trouve ainsi

consolidée. Si ces certificats garantissent un niveau intellectuel, le « métier » et la

pédagogie ne sont pas évalués. C’est ce versant de la formation que vont donc assurer

deux nouveaux établissements spécialisés : l’ENS primaire de jeunes filles ouverte le 13

juillet 1880 à Fontenay et l’ENS primaire de jeunes gens, à Saint-Cloud, mise en place à

partir du 30 décembre 188246.

La création de ces deux nouvelles écoles apparaı̂t rétrospectivement en partie mû

par des idéaux démocratiques, tant par leur recrutement que par leur objectif de

formation. Mais l’analyse des propos rapportés dans les pages des Bulletins montrent

également que si la vocation « pédagogique » de ces écoles a pu constituer un élément

d’identification relativement fort pour les normalien·ne·s primaires, elle a par ailleurs

servi de levier pour doucher les ambitions des primaires d’élite durant toute la première

moitié du XXème siècle, comme nous allons à présent le voir.

3.1 Le « couronnement » de « l’Ordre primaire »

Dans le document Des cheminements sur la voie royale (Page 93-96)