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Nous avons établi au chapitre précédent que la réflexivité du miroir se déclinait de trois manières : concrète, métaphorique, métacinématographique. La première fonction dont il sera question dans cette typologie repose sur les propriétés réflexives du miroir au sens concret, c'est-à-dire au sens physique. Il s’agit de la fonction narrative. Différents cas de figure sont reliés à cette fonction et ils nous amènent à nous questionner sur le rôle que peut jouer le miroir en ce qui concerne la progression du récit et le point de vue emprunté par la caméra.

On remarque tout d’abord que le miroir est souvent utilisé au cinéma pour dévoiler de l’information et faire progresser le récit, de telle sorte qu’une nouvelle action sera entreprise par les personnages. Nous pensons par exemple à une scène tirée du film Mr. Nobody, (2009) de Jaco Van Dormael, dans laquelle le miroir permet au personnage principal de lire une mention écrite inversée. Dans la séquence en question, Nemo Nobody15 (Jared Leto) tente de s’orienter dans une ville étrange à l’intérieur de laquelle différents indices lui sont acheminés pour lui permettre de poursuivre sa route. Parmi ces indices se retrouve un message numérique défilant au haut d’un immeuble. D’abord incapable de lire ce qui est écrit sur le panneau lumineux parce que les lettres défilent à l’envers (fig. 1), Nemo réussit à déchiffrer le message en

15 Le choix du nom et du prénom du personnage n’est pas anodin puisque « nemo », en latin, signifie

« personne », entendu au sens de l’expression anglaise « nobody ». Cette précision linguistique nous permet de constater que le nom et le prénom du personnage se reflètent en miroir.

observant le texte indirectement grâce à un miroir transporté par deux hommes dans la rue (fig. 2). L’inversion spéculaire ayant rétabli l’ordre et la forme des lettres, Nemo parvient à saisir la signification du message déroulant qui lui dicte de lire le journal (« Nemo, read the Newport News16 ») (fig. 3). Nemo se servira de la même astuce pour lire le message d’un

biscuit chinois inscrit à l’envers (fig. 4-6). En retournant l’image sur elle-même, la surface réfléchissante permet au personnage, ainsi qu’au spectateur, d’accéder à un savoir supplémentaire qui relancera le récit en déclenchant de nouveaux événements qui feront avancer l’intrigue.

Fig. 1 Fig. 2 Fig. 3

Fig. 4 Fig. 5 Fig. 6

L’un des principaux avantages de l’utilisation du miroir au cinéma tient au fait que celui- ci offre la possibilité d’ouvrir l’espace filmique sur le hors-champ. L’objet spéculaire s’acquitte alors, selon Christian Metz, de la fonction que nous lui attribuons dans la vie de tous les jours : celle d’élargir le champ sur un espace autre, « à la fois proche et séparé » (1991 : 80). Certains films misent sur ce pouvoir d’ouverture du miroir sur le hors-champ afin d’attirer l’attention sur une action ou un geste qui aura un impact majeur dans le déroulement de l’histoire. C’est ce qui ce produit dans The Ice Storm du réalisateur Ang Lee (1997) lorsqu’Elena Hood (Joan Allen), une mère de famille qui semble ne rien avoir à se reprocher, se fait prendre en train de voler un article au dépanneur. C’est par le biais d’un miroir circulaire convexe que le propriétaire du commerce s’aperçoit du méfait (fig. 7). On remarque tout d’abord que l’utilisation du miroir est motivée par la diégèse : sans la présence du miroir dans cette scène, le propriétaire qui se trouvait derrière le comptoir-caisse n’aurait pas été en mesure d’apercevoir le délit d’Elena.

16 Le personnage et le journal portent des noms dont les initiales sont chaque fois « N. N. ». Il semblerait que

Puisque le miroir se présente comme un élément perturbateur qui modifie le cours de l’intrigue, nous pouvons lui attribuer une fonction diégétique. Cette première fonction relève, comme nous l’avons mentionné plus haut, de la réflexivité concrète du miroir : un personnage se reflète physiquement dans une glace, ce qui entraîne un développement narratif.

Fig. 7

Ce miroir pourra également être analysé d’un point de vue symbolique puisqu’il renvoie une vision déformée d’Elena. Cette interprétation prend appui sur la narration en voix-off du jeune Mikey Carver (Elijah Wood) qui nous parle des héros de la bande dessinée Les Quatre Fantastiques : « Quand on se retrouve dans la zone négative, comme c’est souvent le cas des Quatre Fantastiques, toutes les données de la vie de tous les jours sont inversées. La femme invisible, elle-même devient visible et perd ainsi la dernière apparence de son pouvoir. J’ai l’impression que tout le monde existe en partie à un niveau de type zone négative. Certaines personnes plus que d’autres. Dans la vie, on n’arrête pas d’y plonger et d’en sortir. » Ainsi, le miroir convexe, qui renvoie un double inversé et déformé d’Helena, se trouve à réfléchir la partie négative qui sommeille en chacun de nous.

Il arrive également que le miroir détienne la clé de l’énigme autour de laquelle le récit est construit. C’est ce qui se produit, notamment, dans The Blue Gardenia de Fritz Lang. Dans ce film réalisé en 1953, l’héroïne principale, Norah Larkin (Anne Baxter), est accusée d’avoir tué un homme, mais elle ne peut prouver son innocence parce qu’elle souffre d’amnésie au lendemain de l’incident. La veille, la jeune femme s’était rendue dans un restaurant en compagnie d’Harry Prebble (Raymond Burr), un homme qu’elle rencontrait pour la première fois. Durant la soirée en question, Norah et Harry assistent à une prestation de Nat King Cole qui joue au piano en chantant The Blue Gardenia. Pendant cette séquence, le musicien se reflète sur un miroir accroché au-dessus de lui (fig. 8-9). On peut supposer, dans un premier temps, que le miroir a pour fonction de réfléchir les mains du virtuose afin que les spectateurs assis

dans la salle puissent apprécier ses prouesses techniques17. Toutefois, lorsqu’on analyse cette scène par rapport à l’ensemble du récit, on réalise que ce miroir a une importance capitale en ce qui a trait au dénouement de l’intrigue. Fritz Lang recourt au miroir pour rappeler au spectateur qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Pendant les deux premier tiers du film, tout porte à croire que la meurtrière de Prebble est bel et bien Norah. À la sortie du restaurant, la jeune femme accompagne Prebble jusque chez lui. Ce dernier lui offre à boire, alors qu’elle a visiblement déjà consommé plus d’alcool qu’elle ne peut le supporter. Par la suite, Prebble fait jouer la chanson The Blue Gardenia, et invite Norah à danser. Lorsque la jeune femme fait part à Prebble de ses intentions de rentrer chez elle, ce dernier tente de l’en empêcher. Pour se défendre, Norah agrippe le tisonnier sur le bord du foyer et assène un coup à son agresseur, fracassant en même temps le miroir qui se trouve derrière elle. À deux reprises, cette image reviendra hanter Norah. Tout d’abord lorsqu’elle se rend dans la salle de bain, le lendemain matin, et que le montage raccorde son reflet dans la glace (fig. 10) avec une image du miroir brisé dans l’appartement de Prebble (fig. 11). Par la suite, lorsque Norah retourne au travail, une collègue fait tomber son miroir par terre et celui-ci éclate en morceaux (fig. 12). La vue de ces éclats de verre rappelle à Norah le miroir morcelé dans l’appartement de Prebble (fig. 13). Malgré le fait que le miroir brisé est un élément de preuve qui incrimine Norah, l’insistance de la caméra sur la surface spéculaire attire notre attention sur un détail important qui renferme la clé de l’énigme. En effet, même si la fleur de gardenia bleu que Norah a laissé tomber sur les lieux du crime semble relier cette dernière au meurtre de Prebble, « the blue gardenia », celui de la chanson cette fois, permettra au détective d’innocenter la jeune femme. Aussi peut-on supposer que le miroir employé pendant la performance de Nat King Cole a pour principale fonction de révéler, avant terme, la clé de l’énigme en insistant sur la chanson titre du film.

17 Nous devons toutefois abandonner cette hypothèse puisque plusieurs amateurs de musique affirment que

cette séquence contient une erreur de synchronisation audio/vidéo : il semblerait que l’arrangement musical joué par Nat King Cole (dont les mains sont rendues visibles grâce à la surface spéculaire) ne concorde pas tout à fait avec celui que l’on entend sur la piste audio. Puisque la mise en évidence de cette discordance n’était évidemment pas un effet recherché, nous pensons que la présence du miroir dans cette séquence cache autre chose.

Fig. 8 Fig. 9

Fig. 10 Fig. 11

Fig. 12 Fig. 13

L’emploi du miroir permet aussi d’assurer la compréhension du récit lorsqu’un film nous présente des images tournées en caméra subjective. Dans un article consacré aux différents procédés de tournage permettant d’éviter de montrer le reflet de la caméra à l’écran, Jean Châteauvert et André Gaudreault donnent l’exemple du célèbre film Lady in the Lake de Robert

Montgomery (1946). Rappelons que ce long métrage a été entièrement filmé en plans subjectifs, à l’exception de quatre scènes. Comme l’affirment Jean Châteauvert et André Gaudreault, « [p]areil parti impliquait nécessairement le recours à des miroirs, pour autant que l’on voulût permettre au spectateur de visualiser ce grand absent qu’incarne une caméra en "ocularisation interne primaire" (Jost 1987 : 23-24) » (1996 : 98).18 Dans cet article intitulé « Le corps, le regard et le miroir », Gaudreault et Jost précisent que ces séquences comportant des miroirs sont rendues possibles dans la mesure où la caméra subjective « révèle un corps "excentré" dans le reflet du miroir ». En effet, « le reflet véritable dans un miroir d’une caméra "subjective" ne [peut] être, logiquement, qu’une caméra » (1996 : 99-100). Nous reviendrons sur ces miroirs qui affichent le dispositif cinématographique lorsqu’il sera question de la fonction réflexive métacinématographique. En somme, le recours à différents miroirs dans ce film a pour but de matérialiser le corps du personnage principal en lui attribuant une identité visuelle à partir de laquelle le spectateur pourra s’identifier.

Un autre film tourné en caméra subjective attire notre attention parce qu’il entretient une relation privilégiée avec le miroir. Il s’agit de Requiem pour un beau sans-cœur de Robert Morin (1992). Contrairement au film de Robert Montgomery qui n’offrait qu’un seul point de vue sur les événements racontés, Requiem pour un beau sans-cœur propose de multiples « ocularisations internes primaires », la caméra se positionnant tour à tour dans l’œil des différents personnages du film. Ces nombreux changements de points de vue sont marqués par l’insertion de fondus au blanc ainsi que par la réflexion des personnages dans des miroirs de toutes sortes. Les nombreux miroirs que l’on retrouve dans le film de Robert Morin occupent une fonction narrative, ou peut-être devrions-nous dire plutôt « monstrative », puisqu’ils dévoilent le visage des personnages auxquels se rattachent les différents points de vue de la caméra et maintiennent, par la même occasion, l’intelligibilité du récit. En désignant les différents foyers perceptifs de l’histoire, le miroir nous rappelle également que tout n’est que point de vue au cinéma et que le trajet de la vision est rarement objectif. Ce faisant, le miroir devient « réfléchissant » au sens métacinématographique que nous aborderons plus loin.

18 Le concept d’ocularisation, théorisé par François Jost, se distingue de la notion de focalisation proposée par

Genette en ce qu’il désigne seulement l’aspect visuel du récit. L’ocularisation se définit par le degré de correspondance que l’on peut observer entre ce que la caméra nous montre à l’écran et ce que le personnage est en mesure de voir. Lorsque l’objectif de la caméra se positionne sur l’œil d’un personnage et que cette vision n’est pas motivée par l’utilisation du champ-contrechamp, Jost dit qu’il s’agit d’une « focalisation interne primaire » (GAUDREAULT et JOST, 1990 : 128-134).