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5. Fonction réflexive métacinématographique

5.1 Réflexivité cinématographique

5.1.1 Afficher le dispositif

La manière la plus concrète dont dispose le film pour se désigner en tant que cinéma, en se servant du miroir, consiste à exhiber la caméra Ŕ ou tout élément relié au tournage : perche, technicien, etc. Ŕ en captant son reflet dans une glace filmée frontalement. En nous appuyant sur les propos de Christian Metz dans L’énonciation impersonnelle (1991), nous pouvons affirmer que la surface réfléchissante du miroir Ŕ et de ses nombreux substituts Ŕ se présente comme la seule option pour quiconque souhaite montrer « LE dispositif » qui a servi à produire

le film-même et non « UN dispositif » quelconque ayant permis de filmer un autre film (par exemple un film en abyme), ou encore « UN dispositif » évoqué par des éléments d’appareillage cinématographique utilisés comme simples accessoires (1991 : 85-86)47. Bien

sûr, cette affirmation n’est juste que pour la caméra, puisque la perche, les lumières, les rails, et les autres éléments techniques peuvent apparaître dans le cadre de l’écran sans la présence du miroir. Dans le texte de Châteauvert et Gaudreault, auquel nous avons fait référence un peu plus tôt, les deux chercheurs nous mettent en garde vis-à-vis du danger que le miroir représente pour les réalisateurs, puisque contrairement à la littérature qui peut faire allusion au miroir sans se compromettre, « le cinéma le met en scène dans un émouvant mélange de fascination et de crainte » (1996 : 93). Les auteurs expliquent que le recours au miroir constitue un danger réel puisque celui-ci « risque de faire découvrir au spectateur, de façon toute documentaire, une présence inquiétante "en face de la fiction" : celle du dispositif de prise de vue » (id.). Si la réflexion de la caméra dans la glace est généralement captée par inadvertance Ŕ ce qui est considéré au visionnement comme une erreur de prise de vue Ŕ il arrive à de plus rares occasions que le reflet du dispositif soit consciemment intégré au film par le réalisateur.

L’exemple le plus marquant à ce jour demeure le plan de L’homme à la caméra (Vertov, 1929) pendant lequel l’opérateur filme son reflet et celui de la caméra en dirigeant l’objectif vers un miroir (fig. 1). Dans L’effet cinéma (1978), Jean-Louis Baudry évoque le trouble généré par l’apparition de la caméra à l’écran dans le film de Vertov : « C’est à la fois la tranquillité spéculaire et l’assurance en sa propre identité qui avec le dévoilement du mécanisme, c’est-à- dire l’inscription du travail, s’effondre » (1978 : 8). La révélation du dispositif crée une certaine agitation dans l’esprit du spectateur puisque la caméra demeure habituellement cachée. Pour reprendre les termes de Jacques Aumont, il est assez rare qu’un film souligne la « co-présence du filmeur et du filmé » (1989 : 31). Selon Robert Stam, les nombreuses stratégies réflexives mises en œuvre dans ce film, notamment la mise à l’avant-plan de la caméra Ŕ dont l’image de cette réflexion dans le miroir est emblématique Ŕ permettent à Vertov de critiquer les films qui

47 Jean-Marc Limoges s’appuiera sur cette opposition pour distinguer l’« autoréflexivité » (le dispositif

montré est le dispositif même du film) et la réflexivité (le dispositif montré n’est pas celui qui a servi à la production du film) (2008 : 111-112). Cette précision permet de différencier deux termes souvent employés indistinctement pour traiter du phénomène de la réflexivité au cinéma. Si certains auteurs parlent de réflexivité, d’autres chercheurs, comme Kiyoshi Takeda, emploient plutôt le terme « autoréflexivité ». Questionné à propos du recours systématique au terme « autoréflexivité » dans sa thèse intitulée « Archéologie du discours sur l’autoréflexivité au cinéma », Takeda explique qu’il n’y avait pas à l’époque de « distinction explicite entre les deux termes, avec ou sans le préfixe "auto-" ». L’auteur se souvient « qu'au séminaire de Metz, on disait soit "réflexivité", soit "autoréflexivité", pour désigner communément cet effet de remise en cause du dispositif cinématographique » (Kiyoshi Takeda, cité par Limoges, ibid. : 111).

utilisent le langage cinématographique comme le véhicule d’idées réactionnaires, en exposant dans son propre film les mode de production et d’assemblage fort complexes qui permettent de mettre en forme des images (1985 : 80-82). Jacques Aumont qualifie, pour sa part, ce plan de « gag énonciatif célèbre » (2001 : 7). Jean-Marc Limoges considère ce plan de L’homme à la caméra comme « l’image la plus éloquente » de ce type de procédé réflexif (2008 : 106-107).

Limoges signale également trois extraits de films au cours desquels la caméra est projetée sur la surface d’un miroir. L’un de ces exemples est tiré de Body Double de Brian De Palma (1984) et survient au moment où Jake Scully (Craig Wasson) prend part au tournage d’un film pour adultes mettant en vedette l’actrice Holly Double (Melanie Griffith). Alors que Scully entre dans une pièce pour rejoindre Holly, la porte-miroir qui se referme derrière lui renvoie pendant un bref instant le reflet de la caméra et de l’équipe technique (fig. 2)48. Comme

l’explique Limoges, bien qu’il s’agisse effectivement de la caméra qui a permis de tourner la scène, la présence de l’appareil est cependant justifiée par la logique du récit puisque « [l]'homme que l'on voit derrière la caméra […] n'est pas de Palma [sic], mais le réalisateur [du] film porno que tourne Jake Scully » (ibid., 338-339). Le chercheur donne comme autre exemple un extrait de Stardom de Denys Arcand (2000) pendant lequel Bruce Taylor (joué par Robert Lepage) filme Tina Menzhal (Jessica Paré) alors que celle-ci se trouve devant un miroir qui réfléchit l’image de la caméra (fig. 3) (id.). Encore une fois, il s’agit d’une caméra dont la présence est justifiée par la diégèse. Nous pourrions également citer en exemple la scène de La face cachée de la lune (2001) durant laquelle Philippe filme sa réflexion dans le miroir de la salle de bain (fig. 4). Toutefois, même si la caméra qui apparaît dans la glace est celle qui a été utilisée pour tourner la séquence, cette caméra est diégétisée elle aussi (la scène précédente nous a montré Philippe manipulant la caméra et les images qu’il filme sont distinguées des autres par l’utilisation du noir et blanc). Pour cette raison, nous serions tentée de dire, suivant Limoges, que dans ces cas précis, la caméra réfléchie par le miroir ne brise pas vraiment l’illusion référentielle. Rappelons néanmoins que la réflexion de la caméra et de Robert Lepage dans La face cachée de la lune soulève tout de même un certain trouble puisqu’elle symbolise l’omniprésence du réalisateur dans l’œuvre.

48 Julien Achemchame relève également cet exemple dans son texte « Essence du cinéma en miroir » : « Brian

De Palma ose l’impensable, dévoiler l’invisible du cinéma. Utilisant la fonction réflexive du miroir, le cinéaste nous montre l’envers de la création cinématographique, cette face absente de nous-même lorsque nous sommes dans une salle de cinéma, cet œil invisible à travers lequel nous pénétrons dans la fiction : la caméra » (2010 : 36 ; nous soul.).

Fig. 1 Fig. 2

Le reflet de l’opérateur apparait à la surface d’un miroir dans L’homme à la caméra (fig. 1). Un réalisateur diégétique se réfléchit dans une glace dans Body Double (fig. 2).

Fig. 3 Fig. 4

Tina Menzhal (Jessica Paré, à droite) est filmée devant un miroir dans Stardom (fig. 3). Philippe (Robert Lepage) filme le reflet de la caméra dans La face cachée de la lune (fig. 4).

Il est frappant de constater que chaque fois, il s’agit de films mettant en scène l’acte même de tournage. On pourrait voir la diégétisation du tournage comme une manière de motiver l’affichage (ordinairement scandaleux) du dispositif, mais on peut aussi voir la monstration de la caméra (extradiégétique) comme une accentuation de ce que ces scènes ont de métacinématographique (elle nous fait passer de la réflexivité à l’autoréflexivité, pour reprendre les termes de Limoges). Nous croyons que c’est ce qui se produit dans Body Double. Malgré le fait que le dispositif cinématographique entrevu dans le miroir soit légitimé par la présence de l’équipe de tournage diégétique, le dévoilement de la caméra prend une valeur autoréflexive par rapport au contexte de l’œuvre. En un seul plan, De Palma résume le propos du film : « Ce que vous voyez à l’écran, c’est du cinéma ». Jusqu’à la toute dernière minute du film (qui se poursuit pendant le début du générique), on sent une véritable volonté de la part du réalisateur de révéler au spectateur l’aspect trompeur des images. Rappelons à cet effet la prémisse fort accrocheuse présentée dans la bande annonce de Body Double : « You can’t believe everything you see. »

Alors que dans les précédents exemples, la présence de la caméra était motivée par la diégèse, il en va autrement pour le prochain extrait qui nous est également fourni par Jean-Marc Limoges. Le chercheur nous renvoie au film Tango de Carlos Saura (1998), au sujet duquel il écrit : « le film affiche […], du début à la fin, son dispositif énonciatif Ŕ le dispositif énonciatif même Ŕ dans les diverses glaces qui tapissent les salles de danse » (fig. 5) (2008 : 451). Le film de Saura met en scène un danseur en convalescence suite à un accident (Mario Suarès, joué par Miguel Ángel Solá) qui entreprend de faire un film sur le tango. Or, à plusieurs reprises, la caméra qui a servi à filmer Tango se reflète dans les miroirs de la salle de danse. Même si le dispositif auquel nous sommes ici confrontés évoque l’élaboration du film dans le film, sa présence n’est pas totalement justifiée par la diégèse puisqu’il s’agit de la caméra de Saura et non de celle de Suarès Ŕ l’inversion des lettres signalent encore une fois que la frontière entre l’univers diégétique et le monde extra-diégétique est bien mince. Par ailleurs, la récurrence de ce phénomène réflexif nous permet de reconnaître son caractère intentionnel.

D’autres occurrences de ce procédé ne nous permettent pas d’avoir la même certitude. C’est le cas par exemple de ce reflet furtif du réalisateur Ŕ Nicholas Ray lui-même Ŕ qui apparaît sur la surface du miroir lorsqu’Ed Avery (James Mason) referme la porte de l’armoire à pharmacie dans Bigger Than Life (Derrière le miroir) (1956) (fig. 6)49. Jacques Aumont

rapporte lui aussi cet exemple dans « Spéculations » et il évoque également un plan de La chienne de Jean Renoir (1931) durant lequel le cinéaste se reflète sur la vitre d’une voiture (2001 : 7). Jean-Marc Limoges signale, pour sa part, un plan similaire dans Sisters de Brian De Palma (1973), où, contrairement à l’exemple de Body Double, rien ne semble indiquer que la réflexion de la caméra sur la paroi vitrée de la cabine téléphonique ait été filmée de manière délibérée (fig. 8).

49 On peut observer une « erreur » semblable dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999), quand Alice

(Nicole Kidman) prend un sachet de cannabis dans l’armoire de la salle de bain. En ouvrant et refermant la porte-miroir de la pharmacie, Alice fait pivoter la surface réfléchissante vers la caméra qui s’y réflète (fig. 7). Puisque le mouvement est très rapide, le reflet de la caméra est quasi imperceptible. En visionnant la scène à vitesse réduite, on peut néanmoins identifier clairement la lentille de la caméra alors que le reste de l’appareil est camouflé sous une housse blanche.

Fig. 5 Fig. 6

Fig. 7 Fig. 8

Si la présence de la caméra à la surface d’une glace, filmée frontalement, a pour effet d’attirer notre attention sur le dispositif cinématographique, qu’en est-il de ces plans de miroirs, filmés de face, où la caméra est mystérieusement absente ? Que cette disparition du dispositif soit tributaire de la magie opérée en postproduction ou encore de trucages réalisés pendant le tournage, ce type de plans attire inévitablement, mais indirectement, l’attention sur l’artificialité du cinéma, au sens où celui-ci se sert du miroir pour faire « semblant de découvrir le lieu interdit d’où l’on filme, le territoire d’en face où sont installés les machines et les hommes de la technique » (SÉGUIN, 1999 : 105-106). C’est le cas par exemple d’une scène de La haine de Mathieu Kassovitz (1995) durant laquelle Vinz (Vincent Cassel) confronte son reflet dans le miroir (fig. 9), en reprenant la célèbre réplique énoncée par Travis (Robert De Niro) dans Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) : « C’est à moi que tu parles ? ». Grâce à un artifice de mise en scène, ainsi qu’au recours à une doublure, Mathieu Kassovitz parvient à contourner habilement le piège du miroir. Le plan débute au moment où la caméra filme Vinz (incarné par un double de Cassel) de dos devant le miroir de la salle de bain. Grâce à un travelling avant, la caméra s’approche de la nuque du personnage, puis continue sa trajectoire vers le miroir au moment où Vinz se penche. Évidemment, s’il s’agissait d’un véritable miroir, la caméra aurait été démasquée par son propre reflet à ce moment de la séquence. Or, le seul reflet qui apparaît à la surface de la glace est celui de Vinz qui s’adresse directement à la caméra, allant même jusqu’à

mimer des doigts un fusil qu’il pointe en direction du spectateur. Nous comprenons alors que l’objectif de la caméra n’est pas pointé sur un miroir comme on voulait nous le faire croire, mais plutôt sur une ouverture aménagée dans un mur derrière lequel se trouve le véritable Vincent Cassel qui reproduit de manière synchrone les mouvements effectués par sa doublure.

On retrouve une scène similaire dans Enter the Void de Gaspar Noé (2009). Entièrement tourné en plans subjectifs, le film nous plonge dans la peau d’un revendeur de drogues ayant établi son commerce dans les ruelles et boîtes de nuit de Tokyo. Lors d’une séquence où Oscar (Nathaniel Brown), le narrateur, se rend dans la salle de bain, après avoir consommé de la drogue, la caméra filme son reflet dans le miroir, de manière frontale (fig. 10). Pour réaliser cette scène, Gaspar Noé a eu recours au même procédé que celui utilisé dans La haine, mais cette fois la caméra ne se trouve pas derrière le personnage, ni devant lui : elle s’ancre directement dans le regard du narrateur. Nous nous retrouvons, encore une fois, face à une ouverture pratiquée dans un mur et non vis-à-vis d’un miroir réel. Devant nous, l’acteur qui joue le rôle d’Oscar reproduit les gestes de son personnage, dont nous n’apercevons que les mains. Celles-ci ne sont assurément pas celle du caméraman, occupé à manier la caméra, mais plutôt celles d’un figurant qui effectue une chorégraphie dans le but de nous convaincre que l’image que nous avons devant les yeux nous renvoie le véritable reflet d’Oscar. L’effet est saisissant : au moment où Oscar se passe les mains dans la figure et s’éponge le visage à l’aide d’une serviette, la concordance des gestes est frappante50. Cette scène est particulièrement

déroutante parce qu’il s’agit d’une des rares séquences du film durant lesquelles on aperçoit le visage du narrateur, mais aussi parce que le personnage, censé regarder son « reflet » dans le miroir, pointe directement son regard sur l’objectif de la caméra, à la manière d’une adresse aux spectateurs.

50 Toutefois, en observant la séquence plus attentivement, on remarque qu’au moment où le personnage fait

couler de l’eau dans le lavabo, pour ensuite se rafraîchir le visage, la doublure d’Oscar porte une bague à la main droite, tandis que son « reflet » dans le miroir ne porte aucune alliance. Il s’agit d’une simple erreur et non d’un symbole, puisque le personnage n’est pas marié.

Fig. 9 Fig. 10

À notre avis, ces deux exemples de face à face avec le reflet d’un personnage provoquent chez le spectateur le même effet qu’un regard ou une adresse à la caméra. François Jost explique, à ce propos, « [qu’aujourd’hui], le regard à la caméra est souvent proscrit, précisément parce qu'il attire l'attention sur l'opération même de l'enregistrement, au risque de faire sortir le spectateur de la fiction » (1998 : 35). Aussi croyons-nous que la dissimulation du dispositif, alors que celui-ci devrait se réfléchir dans le miroir en vertu des lois de la physique, procède sur un mode tout aussi réflexif que celui de son dévoilement. Il faut cependant préciser que l’effet métacinématographique est fonction de la connaissance ou non du spectateur de la difficulté du plan.