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Il était une fois le Machault

Lancée en 1757, la frégate le Machault voit le jour au cœur de la guerre de Sept Ans qui oppose plusieurs grandes puissances européennes. Les hostilités franco-britanniques dans le Nouveau Monde ne sont pas récentes puisqu’elles sévissent depuis le début du XVIIe siècle. Le

conflit est attisé par le désir de croissance des colonies anglaises, leur territoire étant adjacent à l’espace contrôlé par les Français (Proulx 1999 : 6). La guerre en Amérique débute en avril 1756 avec l’arrivée du marquis de Montcalm et de troupes fraîchement débarquées de France. Les premières années du conflit sont difficiles pour l’Angleterre et les campagnes lancées entre 1755 et 1757 sont désastreuses. Les forces britanniques sont mal coordonnées entre elles, contrairement à la colonie française fortement unifiée (Proulx 1999 : 6). Cependant, même si le système de ravitaillement français est efficace, il demande la sortie de nombreux vaisseaux pour fournir à la Nouvelle-France ce dont elle a besoin pour faire face aux Britanniques. Ces opérations outremer coûtent cher et fragilisent l’économie française sollicitée par la guerre en Europe, ce qui entraîne des décisions douloureuses prises sur le sort de la colonie nord- américaine.

L’arrivée en 1758 de nouveaux dirigeants militaires britanniques plus efficaces dont Jeffrey Amherst, commandant des forces britanniques en Amérique du Nord, et James Wolfe,

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commandant des forces de terre pour l’expédition contre la ville de Québec en 1759 (Stacey 2014a,b), et la mise en place du blocus naval des côtes de France font tourner le vent en faveur des Britanniques (Proulx 1999 : 7). Les forces françaises subissent une suite de défaites qui réduisent leurs effectifs militaires et le nombre de vaisseaux disponibles. Après la prise de Louisbourg en juillet 1758, les Britanniques convoitent la ville de Québec. À la suite d’un siège de deux mois à l’automne 1759, Québec capitule. Les autorités de la Nouvelle-France, repliées à Montréal, demandent alors du secours à la France. Cette aide doit arriver le plus tôt possible, car « le succès de cette entreprise dépendra de l’activité de l’armement qui doit être fini dans le cours de février, afin de prévenir l’enemy dans la fleuve [Saint-Laurent]» (Beattie et Pothier 1978 : 9). On ajoute que si les demandes n’étaient pas rencontrées, « il est inutile d’y envoyer, et la colonie sera certainement perdue » (Beattie et Pothier 1978 : 10).

2.1.1 D’importantes demandes à la métropole

Joseph Cadet, munitionnaire de la Nouvelle-France, réclame d’énormes quantités de farines, légumes, salaisons, beurre et boissons pour nourrir la population, soit environ 10 840 tonneaux de vivres. La moyenne du tonnage d’un navire expédié en Nouvelle-France étant de 220 tonneaux, il faudrait 50 bâtiments pour remplir la demande (Proulx 1981 : 50). En plus des approvisionnements destinés à la population, le chevalier François Gaston de Lévis, commandant des armées en Nouvelle-France et le gouverneur de Vaudreuil demandent à la France de leur envoyer une flotte de cinq à six navires de guerre, 4000 hommes et la nourriture nécessaire pour ravitailler ces soldats et ceux déjà sur le territoire. Les autorités réclament aussi 24 canons afin d’établir des batteries à différents endroits stratégiques afin de reprendre Québec (Beattie et Pothier 1978 : 10).

Les demandes sont énormes considérant la situation économique et militaire de la France ce qui ne lui permet pas d’y donner entière satisfaction. L’envoi est réduit à 400 militaires et 2000 tonneaux de nourriture, soit cinq fois moins de marchandises et dix fois moins d’hommes (Proulx 1981 : 52). Trois navires appartenant à la flotte du munitionnaire général du Canada, Joseph Cadet feront le voyage. Il s’agit du Machault, du Bienfaisant et du Marquis de Malauze, auxquels s’ajoutent le Fidélité, le Soleil et l’Aurore, totalisant environ 2424 tonneaux. Il s’avère difficile de trouver des armateurs pour affréter les navires, ce qui retarde le moment du départ.

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L’investissement financier est non seulement important, mais le risque de tout perdre l’est tout autant (Proulx 1999 : 16). Le tableau suivant, présenté dans la thèse de Charles Dagneau sur la culture matérielle des épaves françaises de la façade atlantique du XVIIIe siècle, fait état des six

navires de l’expédition, de leurs armateurs, leurs propriétaires et tonnages respectifs (tableau 1).

Navire Tx Canons Capitaine Armateurs Propriétaires

Aurore 450tx [10] François Demortier Latuilière et Co. Lamalétie, Latuilière et Co. Lamalétie, Bienfaisant 320tx 22 [12] Jean Gramon Latuilière et Co. Lamalétie, Joseph Cadet

Fidélité 450tx [12] Louis Kanon [Fils] Desclaux, Bethmann et Imbert Machault [550tx] 500tx 28 [20] François Chenard La Giraudais Cassan [Desclaux] Ravesies et Louis Joseph Cadet Marquis de Malauze 354 18 [8] Antoine Lartigue Latuilière et Co. Lamalétie, [Joseph Cadet]

Soleil 350 12 [12] Paul Clémenceau Desclaux, Bethmann et Imbert

Tableau 1 ‒ Les six navires participant à l'expédition de 1760 (d'après L’Italien s.d.: 12). Les notes en crochets sont les ajouts de C. Dagneau d’après les Commission en guerre et marchandises des navires à leur départ de Bordeaux (Archives départementales de la Gironde 6B11, fil. 86 à 91) (Dagneau 2008 : 176).

2.1.2 Le dernier voyage

Les navires quittent la France le 10 avril 1760, près de deux mois plus tard que prévu. En plus de la difficulté à trouver des armateurs, les marins menacent de saisir la frégate s’ils ne sont pas payés pour la précédente campagne de 1759 et on éprouve de la difficulté à se procurer suffisamment de farine. À peine la flotte est-elle partie en mer que le Soleil et l’Aurore sont arraisonnés le 12 et le 17 avril, puis conduits à Bristol et Plymouth en Angleterre (Proulx 1982a : 2). Le 30 avril, le Fidélité fait naufrage dans les Açores; il ne reste plus que trois bâtiments qui atteignent enfin le golfe du Saint-Laurent à la mi-mai. Apprenant que les Anglais les ont devancés, François Chénard De la Giraudais, capitaine du Machault, ignore les ordres de se rendre en Louisiane en cas de blocage du fleuve par les Anglais et décide plutôt de se dissimuler dans la baie des Chaleurs. Les Français mouillent à l’embouchure de la rivière Ristigouche et rallient autour d’eux près de 1500 réfugiés acadiens et des Micmacs de la région (Proulx 1999 : 24).

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Apprenant la présence des Français dans la région, les Anglais dépêchent trois vaisseaux de ligne et deux frégates pour trouver l’escadre française et la détruire. Il s’agit du Fame (74 canons), de l’Achille (60 canons), du Dorsetshire (70 canons) et du Scarborough (20 canons) et le Repulse (32 canons), l’ancienne frégate française Bellone capturée en février 1759. Leur force représente près de 1850 hommes et 256 canons. Face à cette puissance de feu, les Français ne peuvent opposer que les 14 canons du Machault (certains ayant été déplacés sur terre), et les 20 canons du Bienfaisant et du Marquis de Malauze. Aidés par les Acadiens et les Micmacs, les effectifs français s’élèvent à un peu de moins de 800 hommes appuyés par un total de 56 canons (Proulx 1981 : 10).

Le 8 juillet au matin, les navires anglais se trouvent enfin à portée de canons du Machault. La frégate est restée au fond de l’estuaire de la Ristigouche, afin de couvrir les deux navires marchands. La bataille tourne vite à l’avantage des Britanniques, qui sont nettement plus nombreux, tant en hommes qu’en embarcations et en artillerie. La lutte dure quelques heures, mais un manque de munitions et l’accumulation d’eau dans la cale forcent le capitaine De La Giraudais à ordonner le sabordement du Machault puis du Bienfaisant environ 15 minutes plus tard. Le Marquis de Malauze est brûlé par les Anglais à la fin de la bataille. Les vainqueurs quittent la baie, laissant les Français sur place. Ces derniers vont continuer de harceler les postes de traite anglais de la région avant de se rendre lorsque la Nouvelle-France capitule en septembre 1760.