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PARTIE II : L’EXPÉRIENCE ÉTHIQUE DE L’HOMME

5. A SYMÉTRIE ET INCERTITUDE ÉTHIQUES DANS LE L IVRE DE J OB

5.4. Asymétrie, foi et jugement

5.4.1. La foi de Job fondée en raisons

Au niveau humain, il semble alors plus juste de s’opposer à Dieu avec des raisons que défendre Dieu sans raisons113 : la foi doit être ainsi fondée en raisons et à partir de la liberté humaine. Cela rejoint ainsi la pensée de Leibniz condamnant la « raison paresseuse », qui, comme un sophisme attribue immédiatement à Dieu toute la détermination des états des faits sans avoir fait les efforts rationnels de reconstruire des possibles ensembles de possibles qui conduisent à ces faits sans en avoir éprouvé ses limites114.

De plus, la liberté est bien nécessaire pour pouvoir juger de la valeur éthique des jugements éthiques des hommes - dans notre cas de Job - comme le soutient Leibniz :

« (…) La liberté est jugée nécessaire pour que l’homme puisse être jugé coupable punissable »,

Théodicée, §1, p.103.

Chez Kierkegaard, nous retrouvons aussi cette condamnation du sophisme où il montre que Job dénonce par sa propre argumentation les sophismes défendus par ses amis et décide non plus de continuer à s’adresser à ses amis mais à Dieu directement115 :

« Toute explication humaine n’est à ses yeux qu’une erreur, et toute ma misère n’est pour lui vis-à-vis de Dieu qu’un sophisme qu’il ne peut lui-même résoudre, mais dont il se console en pensant que Dieu le peut. » La répétition, p.74-75,

De plus, l’auteur fait bien remarquer que même dans son opposition à Dieu, Job continue toutefois de le craindre :

111 Job 1,20-22

112 En Job, 3,1-4, Job condamne le jour où il est né, autrement dit il aurait aimé ne pas naitre, il refuse ainsi la vie que lui a

offerte et en cela pêche contre lui.

113 Job, 10,1

114 Théodicée, préface, p.30-32 115 Par exemple voir Job 13,23

Brian JABARIAN - Master 2 - UFR 10 Philosophie - Année universitaire 2015/2016

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« Ta parole recèle la force et ton cœur la crainte de Dieu, même quand tu gémis, quand tu protèges ton désespoir contre tes amis (…) » La répétition, p.65

Par ailleurs Kierkegaard fait aussi à remarquer que les défenses de Dieu de ses amis ne sont véritablement que peu informées car au lieu d’éprouver par empathie les souffrances de Job, de chercher à expérimenter des degrés supplémentaires de la réalité en termes de Leibniz, ils se contentent de répéter des défenses déjà connues dans l’Ancien Testament sans prendre en compte véritablement la position de Job :

« Ta parole recèle la force et ton cœur la crainte de Dieu, même quand tu gémis, quand tu

protèges ton désespoir contre tes amis prêts à t’assaillir de leurs discours comme des brigands, même quand, excédé de leurs propos, tu réduis leur sagesse à néant et méprises leur défense de l’Éternel, semblable aux misérables arguties d’un vieux laquais ou d’un habile ministre », La

répétition, p.65.

Comme évoqué dans notre partie I, où Dieu étant la substance suprême, il contient la totalité des degrés de la réalité, c’est-à-dire qu’il possède en lui-même l’ensemble des points de vue de tout le monde, i.e., » d’autrui », tandis que l’homme, du fait de sa limitation, possède une aussi limite dans sa capacité à éprouver la position d’autrui, en l’occurrence les amis de Job n’éprouvent pas dans leur chair, par empathie, les souffrances de Job. Il ne s’agit évidemment pas d’avoir soi-même la lèpre pour éprouver de l’empathie mais de faire un effort pour éprouver, par une distance, la situation, la réalité d’autrui afin d’améliorer la qualité informationnelle de ses jugements éthiques. Dès lors, les amis de Job adoptent des positions, des thèses conventionnelles au niveau de l’Ancien Testament de la conception de la justice de Dieu sauf pour le plus jeune d’entre eux, Elihu qui semble, le plus, avoir conscience à l’esprit sa propre limitation originelle116 .

Ainsi, en adoptant ces postures, ses amis se protègent certes de l’expérience de la douleur par empathie mais n’expérimentent pas la liberté consciente telle que l’éprouve Job, dans sa recherche de l’absolu qui va au-delà des conventions et de ce qu’il se dit à propos de la conception de la justice de Dieu tout en sachant que Dieu est tout-puissant et qu’il est impossible d’avoir raison face à lui117. Ainsi,

en affirmant son individualité au lieu de se résigner au silence118 en cherchant à accomplir par sa propre raison le chemin théorétique et existentiel qui le conduit à chercher ce qu’est la justice de Dieu sachant les quatre épreuves qu’il a connu, Job affirme sa liberté qui signale sa tendance ontologique d’aller au-delà de ses propres limites, comme s’il voulait avoir accès à une position extérieure au monde pour en comprendre son sens119. D’ailleurs, Kierkegaard soutient que :

« Sa grandeur réside en ce que, chez lui, la passion de la liberté ne se laisse pas paralyser ou calmer par un sophisme. Dans des circonstances analogues, cette passion est souvent étouffée chez l’homme à qui la pusillanimité et une conscience de scrupuleux angoissé font croire qu’il souffre à cause de ses péchés quand ce n’est en rien le cas. Un tel homme manque de la constance nécessaire pour aller jusqu’au bout d’une idée quand le monde s’acharne à le contredire », La répétition, p.74-75.

116 Job, 32,1-37,24 117 Job, 9,2-13 118 Job, 9,10-12

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Dès lors, il semble qu’un jugement éthique fondé en raison s’apparente in fine, à une conviction la plus informée possible et fondée sur les exigences de liberté et véracité qui, dans le cas de l’incertitude requiert de la part de l’agent humain d’accepter soi-même de porter la responsabilité de cette incertitude et donc d’être plausiblement amené à éprouver l’angoisse issue de cette incertitude. C’est- à-dire, accepter d’être dans une situation inconfortable, d’être sur la limite entre la croyance en l’effectivité du principe de raison suffisante et la non-croyance de ce principe, i.e., entre la croyance que la vie possède un sens et la croyance en l’absurdité de la vie120.