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La figure de souffrance à la base de l’intervention, entre le bien et le juste

Chapitre 1 Penser l’intervention dans son ensemble

1.2 Les droits de l’enfant au cœur de l’intervention humanitaire

1.2.1 La figure de souffrance à la base de l’intervention, entre le bien et le juste

En explorant l’ancrage moral de l’intervention humanitaire, divers travaux anthropologiques ont mis à jour l’importance de la figure de souffrance à la base de l’intervention. À cet effet, Boltanski (1993) remonte avec Arendt (1967) aux modèles qui ont introduit l’argument de la pitié en politique au 18e et 19e siècles. Repassant par la parabole du Bon Samaritain qui permet de comprendre comment la pitié -agissante à distance- se transforme en miséricorde, c’est-à-dire en « disposition objective à soulager la détresse d’autrui » (1993 : 22), Boltanski nous rappelle que ce dernier ne peut agir que parce que le malheureux à qui il dirige son soutien est anonyme, ce qui l’éloigne d’un réseau relationnel régulé qui le plongerait dans des obligations potentiellement invalidantes.

L’absence de qualification joue ici un rôle actif. Elle permet en effet de poser la possibilité d’une position vis-à-vis de la souffrance affranchie des obligations conventionnelles, coutumières ou contractuelles. C’est donc l’absence de qualification du malheureux qui supporte ici le poids du dénouement paradoxal. Et ce dénouement est paradoxal –conformément à la structure de l’énoncé parabolique- au sens où la direction dans laquelle s’exerce la miséricorde n’est pas orientée par des conventions préalables.

Boltanski 1993 : 25

Dans ce sens, le lien « humanitaire », tout comme la miséricorde du Bon Samaritain envers le souffrant, surpasserait les autres types de lien, ce que souligne aussi Saillant :

L’humanitaire est l’expression du lien, qu’il soit ou non justifié, dans la mesure où le fondement même de son action est né d’un constat : on ne saurait laisser ceux qui souffrent dans la souffrance, nous sommes des témoins de la souffrance, l’indifférence et l’inaction seraient la pire des attitudes. […] L’une des figures de l’Autre dans ce circuit est d’être d’abord un sujet qui souffre avant d’être un sujet ethnique, racial, de genre, minorisé. C’est là la perspective de départ de l’humanitaire.

Saillant 2007a : 354-355

C’est donc le spectacle d’une souffrance à distance, apte à générer la compassion, qui opère à la base de l’humanitaire. Il y a en cela quelque chose d’une injonction à intervenir. « Il y va à la fois d’une appréhension affective, par laquelle le spectacle du malheur ne saurait

laisser indifférent, et d’une opération éthique, à travers laquelle les limites du mal se trouvent affirmées » (Fassin 2003 : 74). Dans ce sens, comme nous l’avons vu précédemment, les attributs prêtés aux enfants par le modèle occidental fournissent à l’humanitaire des éléments fortement mobilisateurs : d’une part, la réduction de tous les enfants à une seule entité (l’enfant) qui transcenderait les divisions sociales, historiques et politiques; d’autre part, l’innocence attribuée à cette figure essentialisée qui placerait les enfants hors de toute responsabilité vis-à-vis de la situation dans laquelle ils se trouvent; enfin, les caractères de vulnérabilité et d’incompétence qui seraient liées à leur immaturité et qui en font des victimes parfaites. C’est d’ailleurs précisément cet attribut de vulnérabilité qui a généré une ratification quasi-universelle des droits de l’enfant, renforçant ainsi la puissance morale de l’injonction d’intervenir pour protéger les enfants, en transformant cette injonction en droit. La CDE est alors devenue la référence des organisations humanitaires de protection de l’enfance, et par conséquent, l’ensemble des interventions qui étaient, avant la CDE, déployées en direction des enfants « en circonstances spécialement difficiles » au nom de leurs besoins, ont, depuis 1990, été mises en œuvre au nom de leurs droits.

En prétendant remplacer la logique charitable par une logique légaliste, la consécration de l’injonction d’intervenir par les droits de l’enfant a donc autorisé le régime humanitaire à se réclamer du « juste » plutôt que du « bien ». Pourtant, comme nous l’avons vu plus haut, même si la puissance morale de la figure de vulnérable a amené la quasi-totalité des pays du monde à ratifier la CDE, les normes qui y sont énoncées ne se réfèrent pas à des valeurs universellement partagées qui détermineraient communément le « juste ». Par conséquent, selon Pupavac, en posant les droits de l’enfant comme transcendant les divisions politiques et sociales, la CDE instaure un système international inéquitable. Dans plusieurs articles (1998, 2001, 2011) considérant les droits de l’enfant en tant que régime, elle développe en effet l’idée que l’utilisation des droits de l’enfant pour imposer un ordre social différent relève d’une forme de gouvernementalité coloniale qui incrimine les adultes des pays du Sud par sa prétention morale. Elle souligne, à ce titre, que si le caractère universaliste de ce régime opère de manière hégémonique en imposant un modèle occidental d’enfance, cet idéal d’enfance met en porte-à-faux les pays qui n’ont pas connu le développement économique des pays occidentaux dans lequel il s’inscrit. Pupavac constate donc que si,

avant la CDE, le bien-être des enfants était considéré par les agences de protection comme lié à l’expérience de la société à laquelle ils appartenaient, aujourd’hui, les droits de l’enfant, en élevant les intérêts des enfants au-dessus de ceux du reste de la population, condamnent les adultes des sociétés concernées en tant qu’abuseurs, quelles que soient les circonstances auxquelles ils font face.

In past decades the welfare of children was considered to be bound up with that experienced by the rest of society and its level of economic development. UNICEF argued, ‘it would be philosophically unsound to regard the child as an isolated individual rather than as an integral part of his family and community’ (UNICEF, 1964: 14)15. In

contrast today’s children’s rights approach, premised on the treatment of norms as distinct from the level of economic development, precisely concerns a separation of children’s interests from the rest of the population. The discourse of children’s rights re- conceptualises the plight of children as the fault of the adult population. The existence of child soldiers or child labourers is condemned by proponents of children’s rights in terms of the moral and legal culpability of the societies concerned. Adults in the South are cast as child abusers because their children’s experiences violate the image of childhood held in the West.

Pupavac 2001: 102

La critique de Pupavac nous ramène aux réticences et dénonciations des chercheurs des

childhood studies quant à la prétention hégémonique des droits de l’enfant et rejoint les

critiques énoncées par les anthropologues de l’humanitaire vis-à-vis du politique (Fassin 2003; Brauman 1996 Pandolfi 2000; Ticktin 2006; Verna 2007), qui constatent que la neutralité de l’intervention humanitaire est loin d’être établie. Il apparait en effet, que la tentative de transcender toute autre injonction que celle dictée par l’humanisme échoue à l’épreuve du terrain d’intervention : « Il y a un enfer de l’humanitaire qui est pavé de très méritoires, lorsqu’elles sont considérés hors contexte, bonnes intentions » (Jewsiewicki 2007 : 240). Ainsi, non seulement le politique s’approprierait les valeurs de l’humanitaire, mais du fait de cette collusion, les valeurs de l’humanitaire seraient bafouées par le politique. « C’est à un affaiblissement conjoint de l’humanitaire et de la politique que conduit cette confusion entre deux ordres d’action de nature différente » (Brauman 1996 : 10). Une de ces conséquences est que l’humanitarisation des enjeux politiques aurait chassé dans le passé révolu « les antagonismes sociaux, la mise en cause de la logique du profit maximum, abaissés au rang de préjugés hors d’âge. La pauvreté [ne serait] plus le

15 UNICEF (1964) Children of the Developing Countries. William Clowes, London. Cité par Pupavac 2011 :102

produit de l’ordre social dominant, mais l’équivalent d’une catastrophe imprévisible, quelque chose comme un désordre climatique ». (Brauman 1996 : 11)

Se déclinant non pas en direction des États, mais en direction des individus, un des effets les plus remarquables à ce titre —et qui s’applique, on le verra, aux enfants soldats— est l’opération par laquelle, dans son mouvement salvateur, le régime humanitaire réduit les personnes à qui il s’adresse à leur condition de « vulnérables », à une « vie nue »16 (Agamben 1998), afin d’effacer le contexte qui pourrait poser obstacle à l’intervention -par exemple, dans le cas de conflits armés, il suspend l’histoire, et s’abstient de prendre parti pour sauver des vies. Or, cette opération, on le comprend, même si elle permet à l’équivalent contemporain du Bon Samaritain d’agir sans contrainte afin de préserver la vie au sens biologique, bafoue la prétention humaniste de l’intervention, en extrayant les personnes de leurs appartenances sociale, historique, culturelle, religieuse et politique, et leur ôtant potentiellement toute forme de dignité. Ainsi, la souffrance qui est à la base de l’intervention s’imposerait et s’inscrirait dans les corps, excluant toute autre dimension, agissant de manière totalitaire.