Conclusion (1.1) : prendre en compte la nature, entre valeurs et représentations, des pratiques en perpétuel renouvellement
1.2.1. La figure de l’ingénieur, de l’exception à la diversité
Si les premiers ingénieurs reconnus exercent sur les domaines militaire et naval, la diversification de cette formation est étroitement liée aux besoins de l’aménagement urbain. C’est donc le parcours de la troisième typologie de la grande Encyclopédie de 1765 qui nous intéresse, celle des « ingénieurs civils pour les ponts et chaussées. ». Un parcours pluriel qui a construit ces métiers en fonction des besoins sociétaux et de l’état des connaissances scientifiques144. Il convient de rappeler la construction et les mutations progressives de ce métier, ainsi que la particularité de la France145. Cette culture permet de mieux comprendre le positionnement d’une partie des acteurs que nous avons rencontré. Ensuite un focus sur les disciplines liées à la nature ébauche une image de ce que nous entendons par ingénierie et savoir scientifiques sur la nature.
143 En référence au colloque international Valenciennes-La Louvière (France-Belgique) | 23-24-25 septembre 2015 « Nature des villes,
nature des champs : Synergies et controverses. »
144 Michaud Y., (2010), exposé pour l’Université de tous les savoirs « L’ingénieur et la société », le 19 janvier 2010.
145 Chatzi K., (2009), « Les ingénieurs français au XIXe siècle (1789-1914) – émergence et construction d’une spécificités nationale »,
Ce n’est que près d’un siècle après le service des fortifications d’Henri IV que les professionnels commencent à s’organiser en corps (1691). Cette tendance sera suivie par les ponts et chaussées 50 ans plus tard (1713). Deux écoles ouvriront ensuite en 1747 et 1748 : l’école royale des ponts et chaussées, ainsi que l’école royale du génie de la Mézières. Puis, en 1783, l’école royale des Mines. La révolution française de 1789 modifie le paysage de cette organisation.
Ce tableau propose une synthèse historique de la mise en place des écoles d’ingénieurs avec les porteurs des projets et quelques détails sur leur organisation.
Tableau 8 : histoire des écoles d'ingénieurs
Date – Nom Initiateur(s) Objet et organisation Sous Henri IV –
Techniciens au service du roi
Le roi Techniciens du service des fortifications recrutés selon leurs compétences individuelles
1691 – corps d’Etat Les techniciens du service des fortifications
Ils s’organisent puis se militarisent 1713/1716 – corps
civils d’ingénieurs
Ingénieurs des ponts et chaussées
1747 – école des Ponts et Chaussées
Charles Daniel
Trudaine (1703-1769), Intendant des finances, dirige le service des ponts et chaussées (1743)
(Besoin de géomètres, de dessinateurs et d’ingénieurs)
Pas de professeurs, peu d’élèves, « sous la conduite de Jean-Rodolphe Perronet, une cinquantaine d’élèves s’entrainent mutuellement aux mathématiques, à la mécanique et à l’hydraulique » (Colomb B., 2009) 1780 – école professionnelle des enfants de la patrie qui deviendra école des arts et métiers
François de la
Rochefoucauld-Liancourt ; inspiré par le progrès
Formation des contremaitres et chefs d’ateliers puis des ingénieurs (1907). D’abord adressée aux enfants des militaires pauvres.
1783 - école des Mines
Conseil d’Etat « Enseigner les sciences relatives aux Mines et l’art de les exploiter »146
1789 Révolution Française : suppression de l’école des Mines, critique de l’influence des ingénieurs des ponts et chaussées par les porteurs de la Révolution. 1793 – école de
Mars
Robespierre – pour créer une concurrence aux corps des ponts et chaussées C’est un échec 1794 – école centrale des travaux publics La convention (après la chute de Robespierre) – « une arme contre les
Doit remplacer toutes les écoles du XVIIIe siècle. Sur une durée de 3 ans, la formation est plus généraliste ; elle enseigne une base scientifique et
146 Cité par Colomb B. (2009), « Les grandes écoles d’ingénieurs et l’excellence scientifique », communication de l’académie des Sciences
1795 – école polytechnique
corps d’ingénieurs existants »147
des méthodes qui doivent servir à la pluralité des contextes que rencontreront les élèves.
1794 –
conservatoire des arts et métiers
1795-1820 Les écoles d’applications s’opposent à polytechnique qui devient uniquement formatrice des ingénieurs d’Etat mais intègre finement les autres écoles, héritières de l’ancien régime.
Période de contradiction et décalage de niveau scolaire entre l’école polytechnique dont le niveau atteint l’excellence et les écoles d’application. 1820- 1900 –
multiples écoles en fonction des besoins
L’empire ou initiatives privées reprises par l’Empire
1829 : école centrale des arts et manufactures (reprise en 1857)
1816 puis 1890 : l’école des Mines forme des Maîtres ouvriers puis des ingénieurs.
1878 : école nationale supérieure de télégraphie 1882 : école supérieure de physique chimie de Paris 1894 : école supérieure d’électricité (par la société internationale des électriciens)
Etc. 1820
Début XIXe 1848 1960
Traduction en France du terme anglais « civil engineers » en ingénieurs civils, pour se distinguer du corps militaire.
La bipolarisation s’accentue entre ingénieurs d’Etat et ingénieurs civils
Création de la société des ingénieurs civils sur le modèle anglais (institution of civil engineers) et face au monopole des ingénieurs d’Etat
La société des ingénieurs civils est reconnue d’utilité publique Début XIXe –
« scientification » des savoirs de lart et de l’ingénieur Quelques polytechniciens (Poisson, Cauchy, Poncelet etc.) – réconcilier savoirs et techniques
« Entré des sciences dans le domaine de l’art de l’ingénieur »
Développement de la mécanique et de ses applications
Début XIXe – la progression
industrielle Fin XIXe
Les besoins sont exponentiels, le nombre d ‘ingénieurs ne suffit pas, certains se forment « sur le tas » et les ingénieurs d’Etat se dirige vers le secteur privé, alors plus rémunérateur.
Réduction de la vocation scientifique des écoles d’ingénieurs
1880-1918 Fragmentation du système – 42 nouveaux établissements dans des disciplines variées.
4 initiateurs : institutions sur le modèle universitaire, municipalité, fondations privées et acteurs religieux.
Ce tableau montre la longévité d’un processus de construction et de reconnaissance d’une qualification, après les ingénieurs des lumières, les techniques et leurs inventeurs portés par les intérêts d’un Etat centralisé, les corps s’organisent pour se défendre et diffuser les savoir-faire. Nous notons aussi la pluralité des porteurs de ces mouvements ainsi qu’une forme de bipolarité s’installe
147 Chatzi K., (2009), « Les ingénieurs français au XIXe siècle (1789-1914) – émergence et construction d’une spécificités nationale », Bulletin de la Sabix n°44, pages 53-63c
entre ingénieurs d’Etats et de la société civile qui sera tempéré par les besoins d’adaptation à la fin du XIXe siècle148. La particularité française réside également dans la fragmentation du système d’enseignement, en comparaison à l’Allemagne, par exemple, qui augmente les effectifs dans les écoles, stabilisant le nombre d’établissement et favorisant le système universitaire (laboratoires, départements etc.)149. En matière d’aménagement, si les architectes ont pu avoir quelques inquiétudes vis-à-vis d’une forme de puissance de ces corps de métiers, « ce débat quelque peu fabriqué, qui, important historiquement, s'est résolu de lui-même par « l'insertion des techniques dans la vie des arts » et aujourd'hui par une collaboration effective entre architecte et ingénieur. »150
Aujourd’hui 210 écoles délivrent le diplôme d’ingénieurs151 dont 155 ont un statut public et 52 un statut privé. Une pluralité d’enseignements touche à l’aménagement de la ville. (cf. Annexe 2 : liste des écoles proposant des diplômes liés à l’environnement/la nature). Malgré ce nombre important d’écoles, l’organisation contemporaine reflète d’un côté la volonté de coordination de l’Etat qui en est responsable et de l’autre, un retour à des initiatives privés liées à de nouveaux besoins sociétaux152.
Par exemple dans les domaines de l’agronomie et de l’horticulture, il est possible de retracer le parcours des établissements et d’observer les influences diverses entre aménagement, forêt, agriculture ou encore étude des sols. Agro Campus et Agro ParisTech sont le fruit de regroupements récents de plusieurs écoles d’ingénieurs qui ont chacune des spécialités qui se croisent dans l’étude du vivant.
Les diagrammes suivants retracent les parcours des écoles sur les entités qui ont précédées :
Schéma 3 : historique d'AgroParisTech Ecole royale forestière
(1824) Nancy
Ecole Nationale du Génie Rural (1919)
Ecole Nationale des Industries Agricoles
(1919) Douai Ecole Nationale Supérieure
des Industries Agricoles et Alimentaires (1960) Douai Ecole Nationale du Génie
Rural, des Eaux et des Forêts (ENGREF)
(1965) Nancy
Institution Royale Agronomique de Grignon
(1826)
Institut National Agronomique (1848) Versailles
Institut National Agronomique Paris- Grignon (INA P-G)
(1971)
AgroParisTech : Institut des sciences et industries du vivant et de
l’environnement
148 Picon A. (1992), L’Invention de l’ingénieur moderne : l’École des Ponts et chaussées, 1747-1851, 1992, Paris, Presses de l'École nationale des Ponts et chaussées, 768p.
149 Chatzi K., (2009), « Les ingénieurs français au XIXe siècle (1789-1914) – émergence et construction d’une spécificités nationale », Bulletin de la Sabix n°44, pages 53-63c
150 Lemoine B. (1978), « Architectures d'ingénieurs XIXè-XXè siècles ». CCI-Centre Georges Pompidou, pp.60,. <halshs-00366440> 151 Arrêté du 26 janvier 2017 fixant la liste des écoles accréditées à délivrer un titre d'ingénieur diplômé [archive].
152Conférence des directeurs des écoles française d’ingénierie,
Schéma 4 : historique d’AgroCampus Ouest Ecole d’agriculture
(1830) Grandjouan (1896) Rennes
Institut national de recherche agronomique (INRA)
(1946)
Institut national supérieur de formation agro-alimentaire (INSFA)
(1990) École nationale supérieure féminine d'agronomie (ENSFA)
(1964) École nationale supérieure
agronomique (ENSA) (1962)
Ecole Nationale Supérieure d’Horticulture (ENSH)
(1874) Versailles
Ecole Nationale des Ingénieurs des Travaux de l’Horticulture
et du Paysage (ENITHP) (1971) Angers
Institut National d’Horticulture (INH) (1997)
- Ecole Nationale d’Ingénieurs de l’Horticulture et du Paysage
-Ecole Nationale Supérieure d’Horticulture et d’Aménagement du Paysage
AgroCampus Rennes (2004)
AgroCampus Ouest : Institut national supérieur des sciences agronomiques, agroalimentaires, horticoles et du paysage
(2008)
Sylviculture, agriculture, horticulture, agronomie, hydrologie, en étudiant les espaces à caractères urbains, une pluralité de compétences et de savoirs sont appliqués à la construction urbaine. Ainsi, comprendre comment la nature est prise en compte dans un aménagement c’est aussi comprendre comment les acteurs utilisent leurs connaissances, leurs expériences, pour faire évoluer (ou non) leurs pratiques. Il s’agit de voir dans quelles mesures les savoirs sont utilisés pour adapter les ambitions portées par le concept de développement durable et donc du changement de paradigme posé par la charte d’Aalborg.