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La création artistique Fiedler

1.3 FIEDLER DANS NISHIDA

Auparavant déjà, nous avons insisté sur le fait que Nishida est un penseur dialogique, certes, mais à sens unique : son écriture procède par l’intégration de la pensée d’autres philosophes dans son propre 5

texte. Mais cette discussion est muette, souvent lacunaire ou elliptique. Nishida joue à la fois le rôle des intervenants et du critique, et la lisière entre la référence à autrui et la réflexion propre est fréquemment embrouillée.

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Un des desseins de cette étude est de mettre en relief les inspirations que Nishida a reçues de la théorie de la création de Conrad Fiedler, et de rendre transparent le travail de reformulation et de recréation, si caractéristique des écrits de Nishida.*1

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Afin de mieux cerner le but que Nishida poursuit en s’appuyant sur Fiedler, nous avons repéré de manière systématique toutes les apparitions du nom ou des citations de Fiedler dans le texte Art et morale, mais également dans les autres écrits. Il se révèle que l’emploi que Nishida fait des citations et des renvois à Fiedler couvrent plusieurs 20

champs : la vision, le geste créateur en tant qu’acte corporel, le langage et la conception de la réalité.

Nishida fait référence à Fiedler non seulement dans le contexte de la création, mais il est en effet très proche de Fiedler dans sa propre 25

conception de la théorie de la connaissance (認ށ論 ninshikiron ; Erkenntnistheorie). En s’inspirant de William JAMES, Nishida développait, au départ, dans l’ Etude sur le bien (1911), la notion d’expérience pure (純粋経験 junsui keiken) dans le but d’expliquer la réalité, ou plutôt la connaissance que nous pouvons en avoir. La réalité 30

1 TAKANASHI Tomohiro parle d’adaptation libre au sens de :

se communique à nous au travers des sens. Ce sont donc les sens, selon Nishida, qui détiennent la clé pour expliquer ce que c’est que la réalité. Toutes les approches philosophiques voulant expliquer la réalité sont lacunaires en ce qu’elles tronquent la réalité de la dimension physico-psychique. Par la suite, ce n’est plus la notion de l’expérience 5

pure qui de base à Nishida pour expliquer notre connaissance de la réalité, mais la force qui se trouve à l’arrière-plan de nos activités, à savoir la volonté absolument libre. Quand la volonté libre est active dans le soi, dans la personne, le soi est auto-aperceptif, il est éveillé à soi, et intuition et pensée, originellement en opposition, forment une unité. La 10

personne auto-éveillée non seulement saisit la réalité, mais il la construit. La personne de l’artiste est privilégiée dans cette approche car elle saisit et construit la réalité selon une intuition particulière, l’intuition artistique. A travers la création artistique, une approche du monde autre, et plus directe que par l’intellect, est possible.

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Dans Fiedler, Nishida a dû trouver un fonds de pensée qui répondait à sa recherche pour expliquer autrement la réalité, et l’œuvre d’art. Pour connaître la nature de l’art, il faut, Fiedler le précise, accéder au monde intérieur de l’activité créatrice, il faut se laisser guider par les 20

critères qui sont à l’origine de la création artistique.

La première trace écrite de la rencontre de Nishida avec un texte de Fiedler remonte au dimanche 16 juin 1912 (l’an Meiji 45) et se trouve dans son Journal (日記 nikki, NKZ XVII,294) : «Il pleut. Je prends un 25

bain. Je lis un écrit de Fiedler. »*2

2 Il y a une deuxième entrée dans le Journal concernant Fiedler, le 24 octobre

1935 (Shôwa 10), « Fiedler [donné ?] à Kaneko.» (金子へフィートラル。)dans NKZ, XVII,524. Nishida transcrit le nom de Fiedler de différentes manières :

Fiedler (NKZ XVII,294, en 1912), フィドラー(NKZ XIV,79-80, en 1916),

フィードレル (NKZ II, en 1917, NKZ III, en 1920 et en 1923) フィートラル (NKZ, XVII,524, en 1935)

Par la suite, Nishida se réfère à Fiedler dans un cours donné à l’université impériale de Kyôto en 1916 et dont la transcription se trouve dans NKZ XIV. Fiedler est mentionné aux pages 79 et 80, ainsi que dans la bibliographie que Nishida donne à la page 82.

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Fiedler fait une nouvelle apparition dans les écrits de Nishida à l’époque de L’intuition et la réflexion au sein de l’auto-aperception*3. Nishida annonce dans la préface (NKZ II,7):

« Dans les chapitres 19 et 20, j’ai développé, sur la base des 10

idées de Fiedler, que l’expérience de la perception à son état pur est aussi une activité formatrice, et que ce qui est continu est la véritable réalité. »

C’est dans cet horizon que s’inscrit la première rencontre avec 15

Fiedler que propose Nishida à ses lecteurs. Elle est accompagnée de deux assertions philosophiques fondamentales : que la perception n’est pas une réception passive d’informations, mais une activité qui donne forme au monde; et que la réalité est continuité.*4

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Pour le Nishida de cette époque entre 1911 et 1917, il y a, à la base de toute la réalité, la volonté absolue et libre*5 dont l’illustration

3 自ђにおける直観と反省Jikaku ni okeru chokkan to hansei, 1913-17, NKZ II, 3-

350.

4 La réalité est continue, mais également discontinue, comme Nishida affirmera

plus tard, e.a. dans son essai 世界の自己同一と連続 Sekai no jikodôitsu to renzoku (L'auto-identité et la continuité du monde, 1935, dans NKZ VIII), fidèle à son héritage bouddhique, tributaire notamment de Nâgârjuna, docte du Bouddhisme indien originel, actif vers l'an 125.

5 En effet, à cette époque de la pensée de Nishida, la cohérence de toute la

réalité peut être ramenée à une seule force, à une seule instance originelle: la volonté absolue. La volonté est la force unificatrice fondamentale pour Nishida. Dans l'acte, l'esprit et la matière (distinctions arbitraires et rejetées par Nishida) sont réunis comme deux forces, et la tension entre les deux n'est pas antagonique, mais dynamique.- La volonté absolue est à la fois personnelle et universelle, selon la dialectique du particulier et de l'universel. Cf. l'essai de Nishida intitulé Auto-identité et continuité du monde (世界の自己同一と連続 Sekai no jiko-dôitsu to renzoku, 1935, dans NKZ VIII).

même est le moi auto-aperceptif *6. Afin d’étayer ce point de vue inspiré par Johann Gottlieb FICHTE (1762-1814), Nishida se tourne vers Fiedler et le cite pour la première fois :

« Fiedler, qui fait de l’œuvre de l’artiste un développement de la 5

perception visuelle et qui considère l’œuvre d’art comme l’expression de ce développement, dit que lorsque nous sommes concentrés dans la vision nous sentons aussitôt la possibilité du développement de la représentation visuelle, et nous passons naturellement à l’acte de la représentation (Conrad Fiedler, Ursprung der künstlerischen 10

Tätigkeit*7). » (NKZ II,122-123, chap. 19)

Cette citation semble rappeler le passage suivant que nous avons repéré dans l’édition de Fiedler qui se trouve dans la partie de la bibliothèque personnelle de Nishida abritée à Kyôto. Elle comporte des 15

traces de lecture au crayon, supposées de la main de Nishida :

« Es muss uns wie eine Erlösung erscheinen, wenn wir die Möglichkeit in uns entdecken, auf dem Gebiete des Gesichtssinnes etwas zu thun, was uns auf anderen Sinnesgebieten versagt ist*8: das, 20

was das Auge dem Bewusstsein liefert, für das Auge zu realisieren. Wir betreten damit ein Gebiet äusserer Thätigkeit, welches nunmehr nicht jenen inneren Vorgängen, in denen sich das Leben des Gesichtssinnes abspielt, gegenübertritt, sondern sich unmittelbar an diese Vorgänge anschliesst, sich als eine auf das Gebiet äusseren Thuns verlegte 25

Fortsetzung derselben darstellt. Indem wir durch irgend etwas, was der unmittelbaren Wahrnehmung des Auges oder dem vorstellenden Bewusstsein erscheint, auch nur zu einer Gebärde veranlasst werden, welche ein zu Sehendes andeuten soll, so ist es einzig und allein der

6 自ђ的 jikaku-teki, pour cette notion, cf. chapitre 1.5 de la présente thèse. 7 Le titre exact est "Über den Ursprung der künstlerischen Thätigkeit" (Sur l'origine

Gesichtssinn, der sich hier wirksam erweist, der, wie er zunächst die Empfindungen und Wahrnehmungen eines Sichtbaren liefert, nun auch den äusseren Mechanismus des menschlichen Körpers in Bewegung setzt, um das, wozu ihm bis dahin nur innere Vorgänge zu Gebote standen, dadurch zu einer neuen und weiteren Entwicklung zu bringen, 5

dass er nun auch die Ausdrucksfähigkeit der menschlichen Natur zu seinen Zwecken dienstbar macht. Es ist ein und derselbe Vorgang, der, mit Empfindungen und Wahrnehmungen beginnend, sich schliesslich in Ausdrucksbewegungen entfaltet, und man muss sich durchaus von der Auffassung losmachen, als ob zwei verschiedene Vorgänge 10

stattfänden, der eine, der mit der Entwicklung von Gesichtsvorstellungen schlösse, der andere, der mit dem Versuch, die innerlich vorhandenen Vorstellungen äusserlich nachzubilden, anfinge. » (Fiedler 1887, dans Marbach 1896, 273-74, souligné par Nishida qui écrit dans la marge « Körper in Beweg. Gesetzt » *9)

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Le sens visuel évolue dans un acte corporel qui a pour but de créer pour l’œil : c’est ainsi que Fiedler décrit la particularité du sens visuel. Le sens visuel continue son activité sans rupture. Il ne s’agit pas de copier un original. Le geste de l’artiste est constitué par un même 20

processus continu voir-percevoir-créer, et spécifiquement voir-percevoir -créer pour le voir, pour l’œil. Fiedler insiste sur le fait que l’œil qui voit est relayé par la main dans le but de créer une œuvre pour l’œil. Rappelons que Fiedler cantonne sa réflexion dans le champ des arts visuels. L’activité intérieure de la perception visuelle débouche, sans 25

rupture, dans une activité extérieure. Reste à préciser que selon Fiedler, le simple regard passif ne permet pas cette transition vers le geste créateur ; il faut une vision active et claire.

8 Pour une critique de cette opinion, voir le chapitre "Nishida - Fiedler, une

comparaison" dans la présente thèse.

9 Toutes les citations de Fiedler sont tirées de l'édition allemande d’origine qui se

« Lernen wir so die bildnerische Thätigkeit des Künstlers auffassen als eine Fortsetzung des Sehprozesses, als eine Entwicklung dessen was in der Wahrnehmung des Auges seinen Anfang nimmt, zu bestimmten Gestaltungen, haben wir eingesehen, dass das Auge aus eigener Kraft das von ihm begonnene Werk nicht vollenden kann, 5

sondern den ganzen Menschen in eine bestimmte Art der Thätigkeit versetzen muss, damit das von ihm gelieferte Sinnenmaterial sich zu geistigen Werten*10 formen könne;[…] » (Fiedler 1887, dans Marbach 1896,294)

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« Als gesund und echt wird sich nun die künstlerische Thätigkeit nur dann erweisen, wenn sich alle Handlungen, die der Künstler vornimmt, zurückführen lassen auf den einen Ursprung, die Wahrnehmung durch den Gesichtssinn, wenn der gesamte künstlerische Vorgang nicht anderes ist, als ein nicht mehr bloss durch 15

die Augen, sondern durch den ganzen handelnden Menschen vollzogenes Sehen. »*11 (Fiedler 1887, dans Marbach 1896,324 ; soulignements au crayon)

Après la mention de Fiedler, Nishida cite les exemples de 20

Matisse qui regardait un objet pendant des semaines afin que ce dernier commence à se créer en lui ; de Durer, des philosophes et des scientifiques qui tous débutent leur activité créatrice par la vision, par une intuition créatrice. Nishida en tire la conclusion :

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« Je crois que toutes les expériences sont établies en obéissant

10 Il est nécessaire de noter que par le choix de son lexique, Fiedler semble

parfois contredire les idées qu'il avance; où est-ce que notamment les "valeurs spirituelles" trouvent leur place dans sa théorie qui refuse de séparer corps et esprit? Et où est-ce que les « valeurs spirituelles » se déposent dans l’œuvre du moment que l’œuvre ne signifie rien d’autre qu’elle-même ?

11 Tout ce passage est marqué par un trait vertical dans la marge, et les deux

à cette façon [de voir], et que la réalité est un tel système créatif.*12 Les

choses que nous croyons être la réalité sont toutes un système organisé selon quelque chose d’apriorique (先験的). » (NKZ II,123)

La « vision », ou « le voir » (das Sehen) de Fiedler, est élargie 5

chez Nishida vers la Anschauung en général, vers l’intuition. Le mot français « intuition » , dérivé du latin intuitio *13, rend également compte du champ sémantique de la vision auquel la notion d’intuition est rattachée.*14

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De même que l’artiste, selon Fiedler, s’affranchit des plans conceptuel et linguistique et se place dans la pure vision, de même toute expérience, selon Nishida, s’inscrit dans le domaine de l’intuition, la Anschauung. En ce point, nous ne devons pas perdre de vue que Nishida, autant que Fiedler, met l’accent sur l’activité : aussi bien le 15

regard que l’intuition sont des activités. L’art est un processus dynamique aussi bien pour Fiedler que pour Nishida.

La vision est une activité interne, selon Fiedler, qui se transforme tout naturellement, sans effort, dans une activité externe, corporelle. En 20

effet, la main prend la relève à l’endroit où l’œil arrive au terme de son activité :

« […] tut die Hand nicht etwas, was das Auge schon getan hätte; es entsteht vielmehr etwas Neues, und die Hand nimmt die 25

12 TAKANASHI Tomohiro cite le même passage dans NKZ II, mais s’arrête à cette

phrase.

13 Intuitio est un emprunt au latin scholastique attesté en 1542, intuitio signifie en

bas latin "image réfléchie sur un miroir", formé sur intuitum, supin du latin classique

intueri "regarder attentivement", et au figuré "se représenter par la pensée". Bloch &

Von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, 1932, Paris PUF 1986(7), page 345.

14 Rappelons à cet endroit que la tradition sino-japonaise qui considère que voir

ou connaître, c'est agir, et vice versa, remonte à penseur chinois Wang Yang Ming, 1472-1529, connu sous le nom OYÔMEI au Japon. Son école de pensée est fondée par NAKAE Tôju, 1608-1648).

Weiterentwicklung dessen, was das Auge tut, gerade an dem Punkte auf und führt sie fort, wo das Auge selbst am Ende seines Tuns angelangt ist. » (Fiedler 1887, dans Marbach 1896, 275)

Nishida ne cite pas cette phrase dans L’intuition et la réflexion 5

dans l’auto-aperception (1913-17), mais il en cite une partie dans Art et morale (NKZ III,272, chap.1.4, voir ci-après).

Afin d’approfondir les arguments et les inspirations que Nishida a pu puiser dans Fiedler, en qui il trouvait une pensée similaire à la 10

sienne, nous entendons nous conformer à la chronologie des publications de Nishida, et ainsi rechercher les autres apparitions de Fiedler dans les textes de Nishida. De cette manière nous pouvons guider le lecteur vers la compréhension du rôle que Fiedler joue dans Art et morale et même au-delà de ce texte.

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Tel que nous l’avons signalé, Fiedler est mentionné pour la toute première fois dans un écrit de Nishida, dans le volume II de NKZ*15, à

savoir dans la préface à L’intuition et la réflexion dans l’auto-aperception (NKZ II,7), puis dans les chapitres 19 et 20 (NKZ II,122-132). Par la 20

suite, il réapparaît nominativement à huit autres endroits :

« Konrad Fiedler aussi dit que devant l’artiste et la personne qui comprend les arts, l’infini du monde visuel s’étale, qui n’a pas de rapport avec l’infini du monde de la pensée ; et d’après lui, le monde 25

d’un tel infini s’ouvre par le fait que nous sommes unifiés dans la vision. »(NKZ II,137,chapitre 21)

Quand Nishida écrit « nous sommes unifiés », ceci a le sens de

15 En guise de rappel : NKZ est l'abréviation pour Nishida Kitarô Zenshû

(西田幾多ຄ全集、Oeuvres complètes de Nishida Kitarô) et renvoie à l'édition japonaise en 19 volumes. Dans les citations, le chiffre romain = volume, le chiffre arabe = page, par exemple NKZ III,345.

« nous formons une unité ». Dans l’acte de regarder, une unité est formée de tout notre être puisque le corps-esprit est concentré dans la seule activité de regarder.

A un autre endroit du texte, cette « unification » dans la vision ou 5

dans la perception visuelle est exprimée par une image du corps qui devient œil (cf. NKZ III,326,chap.3.4). Il s’agit de la même idée: l’œil - et partant, le corps - accède à un monde autre que le monde de l’intellect. Il n’est pas question d’un autre regard sur le même monde, mais d’un regard sur un autre monde qui est le monde de la création artistique. 10

« Même s’il y a par exemple quelque chose comme un infini, l’infini du monde conceptuel et l’infini du monde artistique de la vision pure sont, selon Fiedler, fondamentalement différents. Mais si on tente d’approfondir cette idée, on pourrait penser qu’à la base des deux 15

sortes d’infinis, il y ait une nature commune - comparable au fait que le système créatif qui reflète le soi à l’intérieur du soi est [toujours] identique à soi-même. »(NKZ II,174,chapitre 27)

En lisant le texte de Nishida, deux procédés caractéristiques qui 20

montrent la manière de Nishida d’avancer dans sa réflexion, se dévoilent : il y a d’abord un pré-texte, une idée (deux infinis de qualité différente) glanée chez un auteur (Fiedler) dont Nishida se sert. Ensuite il transforme ce pré-texte de façon à démontrer que les oppositions ne sont qu’apparentes et qu’il y a une union à la base (les deux faces d’une 25

même réalité, ou l’identité du type de l’identité de soi, où le soi qui réfléchit et le soi réfléchi sont le même).

« Quand je tends ainsi ma main, vu de l’intérieur il s’agit de la volonté, vu de l’extérieur il s’agit d’un mouvement corporel. La volonté, 30

c’est le corps du monde spirituel; le corps, c’est la volonté du monde matériel. Notre corps est, en tant qu’union de l’esprit (心 kokoro) et de

la matière (物 butsu), une œuvre d’art. Dans le même sens que Fiedler dit que le langage (ؘل gengo) est l’expression du dernier degré de développement de la pensée, et que l’art est l’expression du dernier degré de développement de la vision, [je pense que] le corps est l’expression de la volonté. » (NKZ II,239,chapitre 37)*16

5

Chronologiquement, nous sommes à une époque où le concept de la volonté (意志 ishi) occupait encore une place prépondérante dans la pensée de Nishida; en effet le volume II des œuvres complètes réunit des textes de 1913 à 1917. Néanmoins, le rôle et la place du 10

corps sont mis en relief, et nous trouvons déjà la particularité du concept « corps-esprit » qui est un « Leib » c’est-à-dire un corps pensant ou un esprit corporel.

Le corps est ainsi le trait d’union entre le monde de la matière et 15

le monde de l’esprit ; il comporte des traits de chacun des deux mondes, et participe à tous les deux. Mais le corps est plus que ce trait d’union, car il est également considéré comme une œuvre d’art, 芸術品 geijutsu-hin. Dans quel sens faut-il alors entendre l’art ? Est-ce qu’il suffit d’être traversé par la volonté, qui est comparable au flux de la 20

vie, ou encore à l’élan vital bergsonien, pour que le corps se présente comme une œuvre d’art ? Notre corps est créé, ce qui en fait une œuvre ; il est créé avec une finalité, ce qui en fait une œuvre d’art, pour Nishida. De plus, ce corps crée à son tour des œuvres et façonne le monde, ce qui en fait un corps poïètique ; mais ce terme poïèsis n’apparaît que 25

16 Nishida exprime une idée similaire dans un texte ultérieur, sans mentionner

Fiedler: "Par exemple la langue que nous utilisons n'est pas, comme on le pense habituellement, un simple symbole de la pensée. La langue est le dernier stade de développement de l'acte de penser. La langue est le corps de pensée, la pensée est l'esprit de la langue. Esprit et corps ne sont pas deux réalités distinctes, ils sont deux faces d'un même processus. La langue n'est pas le symbole de la pensée mais son