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Les expositions musulmanes : spécialisation, rigueur et laïcité

Histoire et acteurs du DAI et de l’IMA

2 Le temps des expositions : l’invention de l’art islamique

2.2 Les expositions musulmanes : spécialisation, rigueur et laïcité

2.2.1 L’Exposition de 1893

L’année 1893 est une date à retenir dans l’histoire de l’art islamique. C’est en effet à ce moment que Georges Marye, futur conservateur en chef du Musée des Beaux-Arts d’Alger, organise à Paris ce qu’il appelle l’Exposition d’Art musulman (Marye 1893a). La manifestation se tient sur les Champs- Élysées, au premier étage du Palais de l’Industrie. Le lieu est bien choisi car, dans le catalogue, Marye appelle à « diriger le mouvement en faveur de l’Art musul-man […] dans un sens favorable aux industries de la métropole et des pays musulmans qui nous sont soumis » (Marye 1893 : 15). Par Art musulman, il entend la production artistique de tous les pays soumis à la loi islamique (Marye 1893a : 9) ; l’acception est donc davantage géopolitique que reli-gieuse. À côté de l’intérêt purement historique et artistique témoigné par les collectionneurs de la seconde moitié du XIXe siècle, Marye explique qu’il y a là « un intérêt politique » pour ces objets (Marye 1893a : 10). C’est ce que

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montre aussi la présence de Jules Ferry47 en tant que président-fondateur de l’Exposition, dont il a assuré le patronage jusqu’avant sa mort, un peu avant l’inauguration. Il s’agit donc, comme avec les Expositions, de promouvoir le pouvoir colonial de la France : « [C]e n’est plus qu’affaire de patriotisme bien entendu ; la puissance musulmane qu’est la France se doit aux populations qui ont accepté sa domination ou son protectorat » (Marye 1893a : 15).

Aucune trace photographique de l’Exposition d’Art musulman de 1893 n’a été conservée. Il n’est donc pas possible d’en reconstituer avec préci-sion la scénographie. Toutefois, les commentaires de l’époque, rassemblés par les historiens, fournissent de précieux renseignements. À travers ces sources, nous apprenons par exemple que plusieurs spectateurs ont été déçus par l’exposition. L’ambition des organisateurs, qui voulaient dépasser l’orientalisme contemporain, n’aurait pas été réalisée jusqu’au bout selon certains. Ces témoignages permettent donc d’imaginer une exposition où la mise en scène est encore très proche de « l’esthétique de bazar », cumulative et exotique, typique des cabinets des collectionneurs-amateurs du XIXe siècle (Roxburgh 2000 : 16).

Sans s’attarder sur la mise en scène, le catalogue raisonné de l’exposition fournit tout de même des données sur le contenu. Il présente la liste détail-lée des objets, rangés par nature, matériau et origine, en fonction des col-lections auxquelles ils appartiennent (p. ex. n°64, vase, cuivre, Afghanistan, collection de M. Édouard Blanc, p. 19).

À partir de ces listes, on remarque trois éléments. Premièrement, la majorité des objets ne présente pas de datation. Ensuite, les pièces exposées sont d’une grande hétérogénéité (tapisserie, vaissellerie, céramique, etc.), et le seul critère qui les rassemble est l’identité de leur propriétaire ; et, enfin, les artefacts proviennent majoritairement d’Égypte, de Syrie, de Perse et de Turquie48, comme c’était déjà le cas dans les collections privées. L’effort historique est donc encore peu développé, tandis que l’on retrouve l’impor-tance du goût des collectionneurs, qui se porte encore très majoritairement sur certaines aires géographiques, en particulier le Proche et le Moyen-Orient, en écartant le Maghreb.

Outre les critiques au sujet de sa mise en scène, l’Exposition suscite également une polémique en raison de son intitulé. En effet, malgré son acception politique, le terme musulman provoque des résistances : « [L]es collectionneurs ont protesté contre une appellation qui bouleversait les

47 Homme politique français (1832-1893), il est considéré comme le « père de l’école laïque » (Ozouf 2014).

48 C’est le mot « Turquie » – et non « Empire ottoman » – qui figure dans le catalogue, pro-bablement parce que l’Empire ottoman est alors déjà dans sa phase de déclin final.

vieilles habitudes, et si l’on avait eu recours à un vote pour trancher la ques-tion, il est probable que le terme consacré, mais trop restreint, d’art arabe eût prévalu », explique Georges Marye lui-même (Marye 1893b). Ce n’est donc pas le référent religieux qui fait problème mais bien plutôt une ques-tion d’usage et d’attachement, ou, mieux, de rivalité professionnelle, dans un domaine dans lequel le cercle des collectionneurs tient à garder le lea-dership. L’issue de cette polémique montre aussi que, nonobstant le rôle encore important joué par les collectionneurs, les conservateurs assument progressivement la position de décideurs dans le processus de gestion des collections. Cet extrait confirme d’ailleurs qu’avant 1893 on parlait d’art arabe, mais qu’à partir de cette exposition l’étiquette d’art musulman prend la relève. Rémi Labrusse précise pourtant qu’il s’agit d’un « vocable inter-médiaire » (Labrusse 2014 :43). En effet, en analysant de plus près le cata-logue de l’exposition, on repère, dans la préface de Marye, la présence de la formule « Art islamique », utilisée comme synonyme d’Art musulman, qui apparaît dans le titre de la manifestation (Marye 1893a : 13).

2.2.2 L’Exposition de 1903

Parallèlement à la progressive importance prise par le métier de conserva-teur et aux évolutions de vocabulaire, ce sont les musées qui commencent à investir dans le secteur de l’art islamique. Comme je l’ai signalé plus haut, 1893 est aussi l’année d’ouverture du premier espace d’exposition perma-nent qui lui est consacré : la « section des arts musulmans » du Louvre, point zéro du futur département des Arts de l’Islam. Hormis le Louvre, cet art est relativement « dédaigné » par les musées de l’époque (Marye 1983a : 9). Seul le Musée des Arts Décoratifs, qui commence à collectionner des pièces dès les années 1860 (Labrusse et al. 2007), fait exception. Et c’est d’ailleurs dans ce musée qu’est organisée, quelques années seulement après, en 1903, une seconde et tout aussi importante Exposition des Arts Musulmans. Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au Louvre, en est le responsable. L’em-placement de la manifestation est encore une fois symptomatique des enjeux de l’exposition, car Migeon précise qu’elle « ne s’adresse pas seule-ment aux amateurs et aux curieux, mais aussi, et pour le moins égaleseule-ment, aux artistes et aux ouvriers d’art », avec l’idée sous-jacente d’un art modèle, paradigme pour la création européenne, explique Rieffel, qui ajoute :

C’est une étape décisive dans la reconnaissance d’un art qui s’éloigne peu à peu de la simple réception pittoresque pour entrer dans l’histoire. Cette façon de présenter les œuvres de manière scientifique, au même titre que n’importe quelle autre forme d’art déjà plus connue et mieux identifiée, montre un réel effort pour quitter l’orientalisme. (Rieffel 2011 : 50)

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En effet, le conservateur exprime la volonté de se distinguer des exposi-tions précédentes, et notamment de celles à connotaexposi-tions orientalistes, pour proposer une mise en scène scientifique. La posture de Migeon vient d’ailleurs renforcer l’hypothèse formulée plus haut, selon laquelle l’Expo-sition d’art musulman de 1893 présentait encore une mise en scène pitto-resque des objets.

Migeon est le premier à reconnaître « le statut d’art à des objets jusqu’alors considérés comme de l’artisanat » (Boyer 2006 : 1092). Pour cela, il entame un travail d’unification du corpus basé sur des critères esthétiques communs, dont l’exposition de 1903 se charge de montrer les résultats. De manière tout à fait inédite, il a recours à des experts : à des historiens et à des archéologues, mais aussi, et c’est l’une des nouveautés de l’exposition, à des épigraphistes. D’autres chercheurs, avec une expertise particulière sur une région (Iran, Syrie, Égypte, Proche-Orient, etc.), une période historique (les débuts de l’islam, le Moyen Âge, le XVIIIe siècle ottoman, etc.) ou une dynastie (Omeyyades, Abbassides, Fatimides, etc.), sont aussi recrutés.

Cette équipe lui permet de déchiffrer les inscriptions sur les objets et, à partir de là, de dégager des datations cohérentes, dans le but de mettre en place des séries. Ainsi, même si, comme pour l’exposition de 1893, aucune trace photographique n’est conservée de la manifestation de 1903, ces élé-ments autorisent à imaginer une mise en scène plus éloignée du style des salons orientaux de la seconde moitié du XIXe siècle.

Ici aussi, le catalogue fait office de témoignage sur le contenu de l’expo-sition. Sur la base de ce dernier, on constate en effet l’absence de présenta-tion de pièces contemporaines et d’objets à caractère ethnographique issus des colonies françaises. Les objets datant d’avant 1800 et les artefacts anthropologiques en provenance du Maghreb sont donc exclus du canon, comme c’était déjà le cas chez les collectionneurs du cercle parisien.

Fin connaisseur des arts orientaux, lui-même collectionneur, Gaston Migeon est également un grand donateur. Le Louvre lui doit plusieurs pièces importantes. Il est aussi le rédacteur, avec Henri Saladin, du premier Manuel d’art musulman (1907), dans lequel il systématise les connaissances sur l’art islamique, ce qui explique que la paternité de la discipline lui soit attribuée (Privat-Savagny 2016). Précédé par le Catalogue officiel de l’expo-sition d’Art musulman de 1893, rédigé par Georges Marye, et suivi par l’ou-vrage sur L’Art de l’Islam, c’est sur ces trois textes clés que la discipline prend forme. Le passage du catalogue de 1893 au manuel de 1907 montre qu’en une vingtaine d’années le champ s’est professionnalisé, que de la simple accumulation d’objets on est passé à une réflexion académique plus approfondie. Cette évolution s’accompagne d’un changement au niveau du vocabulaire : l’art musulman devient en effet islamique.

D’après Oleg Grabar, « à cette époque-là, on travaillait sur les arts natio-naux : il y avait un art arabe, un art turc, art persan, un art mauresque … C’était divisé par ethnies, c’était même presque raciste comme définition. Et pour éviter cela, on a dit : ce qu’ils ont en commun, c’est l’Islam. Et ce groupe a été opéré à la fin du XIXe siècle. Le premier, je crois a été Saladin, l’archi-tecte » (Bonnet 2010). Rémi Labrusse décrit cette étape faisant suite à la période orientaliste de la fin du XIXe siècle comme le moment « islamophile » (Labrusse et al. 2007). En effet, d’après l’historien, « les milieux gravitant autour de l’Union centrale des Arts Décoratifs et de son musée, étaient sou-vent marqués par des inclinations laïques, républicaines, sur la foi desquelles ils ont promu une lecture profane de l’ornement islamique » (Labrusse et al.

2007 : 3). Désireux de « dépasser les particularismes culturels, à fondements historiques ou, a fortiori, ethno-raciaux, au profit d’un universalisme dont la première incidence était l’occultation des interprétations religieuses » ces

« islamophiles » auraient d’ailleurs par la suite substitué la formule art isla-mique à celle d’art musulman, trop connotée religieusement (Labrusse et al.

2007 : 3). Ce dernier transfert montre donc que ce ne sont pas simplement les mots qui changent, mais que c’est le sens qu’on leur attribue qui évolue, et que cette mutation s’accompagne d’un changement de traitement. Ainsi, au début du XXe siècle, le terme islamique se réfère plus à des caractéristiques esthétiques qu’à des particularités religieuses et politico-culturelles. C’est pourquoi on va progressivement abandonner la mise en scène orientaliste de l’art islamique pour privilégier un traitement plus neutre et plus proche de celui réservé aux autres genres artistiques à la même période.

Ce premier volet historique montre donc que les expositions parisiennes sont « la matrice de la conception canonique des arts de l’Islam » (Leturcq 2011). La couverture du numéro de janvier 2012 de la revue Qantara, maga-zine officiel de l’Institut du monde arabe, est assez éclairante à ce sujet. En effet, à l’arrière-plan du titre : « L’invention de l’art islamique », le rédacteur en chef, François Zabbal, place une photographie du Palais de l’Algérie, construit sur la place du Trocadéro pour l’exposition universelle de 1900, afin d’éclairer le lien entre les Expositions, la ville de Paris, et la mise en place du genre49.

D’après la directrice du DAI, Yannick Lintz, « c’est là que se formalise à la fois, je dirais d’un point de vue académique auprès des historiens de l’art cette question de l’art islamique et c’est là aussi où s’enrichissent les collec-tions particulières et les colleccollec-tions du Musée du Louvre » (Bencheikh 2016). Cependant, malgré les efforts des deux expositions musulmanes des

49 Voir le site officiel de l’IMA, au volet boutique : https://www.imarabe.org/fr/boutique/

produit/qantara-ndeg-82-l-invention-de-l-art-islamique (31.01.2021).

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débuts du XXe siècle, le projet de scientificité des conservateurs parisiens ne se concrétise véritablement qu’en 1910, à Munich, par le travail d’une équipe allemande.

2.3 Le tournant de Munich : entre chefs-d’œuvre et