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II L’Institut du monde arabe 1 L’IMA : une fondation sui generis

2 Les acteurs de l’IMA

2.3 Crise de foi : les employés de l’IMA

L’IMA compte actuellement 152 salariés répartis au sein de ses différents services ; 62,5 % sont des femmes et 31,2 % des hommes, et leur âge moyen est de 48,5 ans. L’Institut se distingue par un taux de turn-over du person-nel très bas, s’élevant à 5,59 % en 2013140. Les équipes changent donc très peu. En effet, une grande partie du personnel est employée à l’IMA depuis sa création, il y a trente ans. Une personne se définit elle-même comme « la mémoire vivante de la maison »141. Badr Eddine Arodaky m’explique qu’il est « marié à cet Institut » où il a occupé presque tous les rôles, en travail-lant à la librairie, à la boutique du musée, au service de la location de salles, etc.142 L’ancienneté est donc l’un des deux éléments qui permet d’expliquer le grand attachement que manifestent les employés envers l’Institut.

L’autre étant la mission de l’IMA, et le sentiment des équipes d’y participer.

« Nous avions le sentiment de nous battre pour quelque chose : faire com-prendre au public français, francilien, parisien, ce qu’est le monde arabe.

Les gens qui travaillaient dans cette maison avaient l’impression de se battre pour faire connaître ce qu’il y a de grand dans la culture et la civili-sation arabes. La connaissance apporte la paix »143, me dit un ancien employé du service de la communication, où il a travaillé pendant plus de dix ans, en parlant au passé.

Dans le rapport d’information publié par le Sénat en 2008, le rapporteur, Adrien Gouteyron, constate « un désenchantement évident des personnels de l’Institut » (Gouteyron 2008) que le président de l’époque, Dominique

139 Entretien n°10 avec un ancien employé de l’IMA. Marseille, 29.05.2015.

140 Ces chiffres datent de 2013 et sont extraits de Herpin 2013.

141 Entretien n°3 avec un ancien employé de l’IMA. Paris, IMA, bureaux, 16.04.2015.

142 Entretien avec Badr Eddine Arodaky. Paris, IMA, 16.09.2012.

143 Entretien n°2 avec un ancien employé de la communication de l’IMA. Paris, 16.10.2015.

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Baudis, attribue à une crainte des employés de perdre leurs postes en période de crise financière. Est-ce suffisant pour comprendre ce qui est décrit dans ce même rapport comme un « malaise» ? Pour Gouteyron, « le mal est plus profond » :

Les déficits ont conduit au fil du temps à diminuer l’étendue des ambitions culturelles, et, depuis les années 1980, à réduire d’année en année tel ou tel festival, telle ou telle programmation artistique, telle ou telle politique d’ac-quisition d’œuvres d’art. Il s’en est suivi le sentiment peu enthousiasmant d’un établissement culturel entré dans une spirale du déclin, et celui d’un décalage progressif entre les ambitions initiales des plus hautes autorités politiques des pays arabes et de la France, et la réalité. Or pour les personnels, leur Institut est tout autant un cadre de travail qu’une « cause » au sens noble du terme.

(Gouteyron 2008)

La précarité ne justifierait donc pas à elle seule le désengagement des équipes. La crainte de perdre leurs postes s’accompagnerait chez les employés d’une crise des valeurs liée à l’impression d’une perte de vitesse de l’Institut, et d’un éloignement progressif de sa mission originelle.

Le rapport du Sénat et les employés interviewés mentionne trois fac-teurs structurels. Premièrement, il y aurait les problèmes de budget, c’est-à-dire les impayés des pays arabes et les déséquilibres de gouvernance qui s’en suivent (ou les soucis de gestion qui, à l’inverse, causent les retards de paiement) et que nous avons déjà évoqués. Ces dysfonctionnements du partenariat qui fait toute la particularité de l’Institut participent à la désaf-filiation des équipes, qui perçoivent le poids de la France sur les pays arabes comme une trahison de la mission originelle de l’IMA. Le second facteur concerne le manque de transparence entre les différents services de l’Institut, qui sont décrits comme des « forteresses », travaillant chacun à huis clos (Gouteyron 2008). L’absence de communication génère non seu-lement une suspicion entre les différents secteurs de l’IMA, mais surtout ne permet pas toujours de réaliser les projets communs (p. ex. expositions, grandes manifestations culturelles, etc.) dans de bonnes conditions et en produisant des résultats de qualité, ce qui frustre les équipes. Enfin, s’ajoute à cela le turn-over très élevé des présidents de l’IMA (12 en 30 ans d’acti-vité), qui ne permet pas une réelle continuité dans la programmation et déstabilise les équipes (Herpin 2013), en contribuant à les éloigner de leur

« vocation ».

En plus de ces facteurs structurels, la crise des valeurs des employés relève aussi de causes humaines. Plusieurs employés identifient les diri-geants, en particulier certains présidents, comme les responsables du déclin économique et culturel de l’IMA. « Les pedigrees des présidents de

l’IMA sont une honte ! »144, s’exclame un salarié de l’Institut, en mention-nant notamment la présidence d’Yves Guéna (2004-2007), qui précède tout juste la rédaction du rapport du Sénat sur la crise de l’Institut. « Guéna, c’est le début de la fin ! », s’emporte un autre ancien employé145. Ce dernier ajoute d’ailleurs que le fait d’avoir placé un juriste de plus de 80 ans, sans aucune connaissance de l’Orient, à la tête d’une institution culturelle de promotion du monde arabe, pour la seule raison qu’il avait assuré l’immu-nité présidentielle accordée à Jacques Chirac, est symptomatique de l’état de dégradation dans lequel se trouvait l’Institut dès cette période. Il continue en m’expliquant : « [A]ujourd’hui, plus personne n’est compétent.

Les anciens vivaient leur travail comme un sacerdoce »146. Enfin, les direc-teurs généraux ne sont pas directement mentionnés, mais la domination de la France sur la partie arabe est très critiquée dans les entretiens que j’ai menés.

Alors que certains présidents, comme Yves Guéna, Bruno Levallois ou Renaud Muselier, incarnent la détérioration de l’IMA, d’autres représentent, aux yeux des employés, son « âge d’or » ou sa « voie de salut ». Les vieilles générations citent la présidence d’Edgard Pisani (1988-1995) comme un exemple de réussite avant la crise. Jack Lang, actuel patron de l’Institut du monde arabe, est en revanche critiqué par ces anciens de la maison. En revanche, sa présidence semble très appréciée par d’autres, en particulier par les nouveaux salariés. Sa nomination symboliserait pour ces derniers la possibilité de rédemption de l’Institut, ou du moins l’espoir de sortir de la crise. Ainsi, malgré le « désenchantement » (Gouteyron 2008), les employés de l’IMA manifestent toujours un « attachement vertical » envers l’institu-tion et sa mission, en même temps qu’un « attachement longitudinal » (Caillé et Grésy 2014 : 127) pour certains présidents, comme Pisani et Lang.

Il convient donc à présent de s’intéresser de près à ces deux « figures de l’espoir ». En effet, les deux périodes les plus significatives, en termes de fréquentation, de couverture médiatique, mais aussi d’initiatives cultu-relles, scientifiques et politiques à l’Institut du monde arabe sont celles d’avant 1995, sous la présidence d’Edgard Pisani, et à partir de 2013, début du mandat de Jack Lang.

144 Entretien n°3 avec un ancien employé de l’IMA. Paris, IMA, bureaux, 16.04.2015.

145 Entretien n°2 avec un ancien employé de la communication de l’IMA. Paris, 16.10.2015.

146 Entretien n°2 avec un ancien employé de la communication de l’IMA. Paris, 16.10.2015.

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3 Edgard Pisani et Jack Lang : deux manières