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1 « Prochain arrêt : Palais-Royal – Musée du Louvre »

3 Le premier niveau du DAI : le « rez-de-jardin »

3.3 Les chefs-d’œuvre de l’islam

La vitrine en question contient trois œuvres : un paon aquamanile, une aiguière et une pyxide. Ces trois objets datent tous des IXe-Xe siècles et ont été produits pour les cours de deux grandes dynasties musulmanes de l’époque : les Fatimides d’Égypte et les Omeyyades d’Espagne. La transpa-rence de la vitrine et son emplacement en plein milieu de la salle permettent au visiteur de circuler autour des œuvres (fig. 26).

Figure 25. Une vitrine de la salle des « arts musulmans » au Louvre en 1905. Source : minis-tère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Diff. RMN-GP.

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Sophie Makariou précise à ce propos que l’absence de vitrines murales au DAI a été pensée pour que le public puisse avoir le meilleur accès visuel possible aux objets. D’autant plus qu’il s’agit d’« objets précieux », comme le précise le plan originel du DAI. Ces trois pièces comptent en effet parmi les « chefs-d’œuvre de l’islam », c’est pourquoi Renaud Pierrard, le scéno-graphe, les met tout particulièrement en valeur. Contrairement aux objets de la séquence sur Suse, entassés les uns sur les autres, dans cette vitrine les œuvres sont distanciées et la hauteur de chaque piédestal diffère, de sorte que le visiteur puisse admirer chacun de ces chefs-d’œuvre indépen-damment. La scénographie rappelle ici celle de l’exposition de 1910 à Munich. En effet, les conservateurs de l’époque souhaitaient présenter l’art islamique de manière scientifique, en se débarrassant de l’orienta-lisme qui présidait jusqu’alors à sa mise en scène. Pour cela, l’« esthétique de bazar » de la fin du XIXe siècle avait été remplacée par une exposition épurée et des objets placés dans un cadre minimaliste. Toutefois, comme à Munich, la volonté de se défaire de la représentation orientalisante de l’art islamique ne coïncide pas avec la fin du paternalisme occidental sur ce genre artistique. C’est effectivement en 1910 que l’on a commencé à parler de « chefs-d’œuvre » pour se référer aux objets islamiques, dans le but d’élever ce genre artistique à l’égal de tous les autres. Ce faisant, l’art isla-mique a été réduit à sa valeur esthétique, alors que la majorité des objets n’ont pas été imaginés pour être exposés, mais pour être utilisés dans un

Figure 26.

La vitrine des « objets précieux » de la séquence « De l’Espagne à l’Égypte ».

Source : photo de l’auteure (courtoisie du Louvre).

contexte domestique ou palatial. Il en va de même ici, où il est moins ques-tion de la foncques-tion de ces objets que de leur esthétique et de la symbolique qu’on leur associe.

3.3.1 Les pièces du DAI comme reflet des liens entre musulmans et chrétiens

Le paon aquamanile, la pièce à l’avant de la vitrine (fig. 26), porte une ins-cription en arabe qui indique qu’il s’agit d’une « œuvre d’Abd al-Malik le Chrétien ». Au-dessus, on trouve une seconde inscription, en latin cette fois, qui précise : « Cette œuvre était de [ou à] Salomon », ou « Œuvre de Salomon année 1010 [de l’ère d’Espagne] », soit 972 de notre ère d’après le cartel d’œuvre. Grâce à la première inscription, le visiteur apprend ainsi qu’il y avait des liens commerciaux entre les artistes chrétiens et les cours des califes musulmans. La seconde citation, à travers la figure de Salomon, pousse plus loin ce constat. Le fait que l’artiste utilise une réfé-rence biblique, symbole de richesse et de préciosité, pour un objet destiné à la cour omeyyade, laisse imaginer que les membres de la cour musul-mane connaissaient la littérature vétérotestamentaire, suggérant donc leur ouverture d’esprit. Le paon aquamanile incarne donc l’importance esthé-tique et morale des contacts entretenus par les communautés chrétiennes et musulmanes sous le califat de Cordoue, en visant une fois de plus à faire de cette période historique un exemple. L’approche est celle du « para-digme de Cordoue » décrit par Elena Arigita (2013), et que j’ai précédem-ment exposé.

3.3.2 La « Joconde de l’islam »

La deuxième œuvre de l’ensemble appartient aussi à la période d’Al-Anda-lus, une origine qui explique l’attention qui lui est réservée. Connue sous le nom de Pyxide d’al-Mughira (fig. 26 à l’arrière, côté droit), il s’agit d’une boîte sculptée en ivoire réalisée en 968, et destinée au dernier fils du calife Abd al-Raman III de Cordoue (891-961). C’est une pièce de grande valeur, car elle est sculptée dans un seul bloc d’ivoire, provenant d’une défense d’éléphant. Cette œuvre représente aussi des scènes de guerre et de chasse sur tout le pourtour, ce qui en fait un exemple particulièrement représenta-tif d’art figuré. Pour toutes ces raisons, la pyxide possède un nom, ce qui est rare pour une œuvre d’art islamique de cette période.

Dans cette même perspective, pour signaler qu’il s’agit d’une des œuvres les plus importantes de la collection, Sophie Makariou et Yannick Lintz l’ont baptisée la Joconde de l’islam. La référence au tableau de Léonard de Vinci, chef-d’œuvre mondialement connu de l’art occidental, a pour but de fami-liariser le public cible du musée – français et international – avec l’art

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mique. D’autant plus que la Mona Lisa est conservée au Louvre, dont elle est l’une des œuvres les plus visitées, et figure, avec la pyramide de Pei, parmi les symboles du musée. Toutefois, le fait d’intégrer la pyxide au répertoire occidental la prive par extension de sa spécificité islamique, de son authenticité. Le rapprochement entre le patrimoine français et le corpus islamique concerne aussi la dernière œuvre exposée dans cette vitrine, l’ai-guière (fig. 26 à l’arrière, côté gauche).

3.3.3 Les objets islamiques : des trésors français

Datée de 1000-1015 et provenant d’Égypte, à cette époque sous domination de la dynastie fatimide, ce vase à eau est aussi dit « aiguière aux oiseaux », en raison du décor animalier figurant sur sa panse. Le cartel d’œuvre placé au-dessous insiste sur deux éléments. Premièrement, il évoque la « prouesse technique » de la pièce, « réalisée en un seul bloc de cristal ». Ensuite, il renseigne le visiteur sur le fait que l’aiguière appartenait au trésor de l’ab-baye de Saint-Denis. L’abbé Suger, à la tête de l’abl’ab-baye depuis 1122, avait en effet un goût prononcé pour les objets d’art islamique. Outre le trésor de Saint-Denis, ce sont les collections royales françaises qui ont alimenté le département en pièces prestigieuses, ainsi que les dons des collectionneurs privés du milieu et de la fin du XIXe siècle. Cette triple origine locale, que la signalisation utilitaire (textes, panneaux, cartels, etc.) n’a de cesse de rappe-ler tout au long du parcours, montre ainsi que le DAI est le résultat du goût des Français, et contribue à faire de la collection d’art islamique une collec-tion nacollec-tionale française.