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Les deux prochains chapitres forment le dernier volet empirique de ce travail. Ils sont consacrés à la description et à l’analyse du contenu du département des Arts de l’Islam du Louvre et du musée de l’Institut du monde arabe. Dans les deux cas, il s’agit en particulier d’observer quel est le traitement muséographique réservé à l’islam, pour en savoir plus sur la politique de ces musées à l’égard du religieux. Ces chapitres sont aussi un moyen de vérifier s’il y a des correspondances entre la mise en scène muséale et les éléments précédemment dégagés dans cette recherche au sujet de l’histoire des institutions et des acteurs impliqués dans leur fonc-tionnement, de manière à produire une analyse plus complète des cas étu-diés. Cela explique donc que certains épisodes, discours, ou détails précités soient approfondis ici. Enfin, cette étude est complétée par les travaux scientifiques sur l’islam au musée, et par le chapitre sur l’histoire de la notion d’art islamique, qui s’ajoutent à la littérature sur les musées pour dégager les grandes tendances du DAI et de l’IMA en tant qu’institutions culturelles françaises qui exposent l’islam.

Comme toute description ethnographique, la description muséale pose d’emblée deux problèmes majeurs. Le premier est relatif à la difficulté de rendre compte par des mots d’une expérience visuelle relative à des objets et à des images, d’autant plus que certaines visites de musées mobilisent aussi d’autres sens, comme l’ouïe ou le toucher (et plus rarement le goût et l’odorat). Crispin Paine, dans un ouvrage consacré à l’étude du traitement des objets religieux dans les musées, explique en effet :

Ce livre a été écrit avec des mots, ce qui représente un sérieux désavantage lorsqu’il s’agit d’analyser, d’un côté la pensée humaine, et de l’autre des objets.

L’un des aspects les plus étranges de l’attention portée sur le matériel et le visuel par les dernières générations de chercheurs académiques réside effec-tivement dans le fait qu’elle s’est exprimée presque entièrement par des mots.

(Paine 2013 : 115, ma traduction)

Cette idée se retrouve aussi chez l’ethnologue François Laplantine, qui s’in-terroge sur le fait que :

Dans une société comme la nôtre, qui est pourtant devenue une société de l’image, on juge davantage les gens à ce qu’ils disent et surtout à ce qu’ils écrivent qu’à ce qu’ils voient (la voyance) et à ce qu’ils montrent (des photos, des films). L’ordre du discours écrit (la thèse de doctorat par exemple) con-tinue à bénéficier d’un prestige beaucoup plus grand que l’image et la pho-tographie. (Laplantine 2015 [1996] : 80)

Comment, par conséquent, résoudre cette problématique de la « traduc-tion » de l’image en mots ?

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La première tentation a été de recourir à des supports alternatifs (la vidéo, par exemple) pour décrire le contenu des musées. Mais j’ai finalement décidé de mener ce travail de manière « classique », par la rédaction écrite, en illustrant toutefois le texte par une grande quantité de données icono-graphiques. Pour que le lecteur puisse visualiser le contenu des salles plus facilement, les photos prises sur le terrain, récoltées dans les archives, ou obtenues par le biais des entretiens, ainsi que mes reconstitutions des plans du DAI et de l’IMA, ne sont pas insérées en annexes mais figurent directe-ment dans le corps du texte.

En plus de cela, afin de remédier aux limites de l’écriture et tenter de rendre compte de l’expérience muséale, j’ai choisi d’adopter une approche inhabituelle pour décrire les collections du Louvre et de l’Institut du monde arabe : faire le récit d’une visite de musée. Dans ces deux chapitres, nous suivons le parcours d’un visiteur à l’intérieur des salles, en le suivant pas à pas, de l’entrée jusqu’à la sortie. Tout son cheminement est com-menté, y compris son ressenti face à la scénographie et aux effets de la mise en scène. De la même manière, telle une guide, je fournis régulière-ment des indications et des approfondisserégulière-ments sur le musée et son contenu. Ce récit de visite guidée est donc un prétexte pour décrire et analyser de près les muséographies du DAI et de l’IMA et leurs enjeux. Il s’agit d’une fiction, certes, mais il en va de même pour ce qu’elle se propose de décrire. En effet, comme l’explique Sophie Makariou, ancienne direc-trice du département des Arts de l’Islam, le « musée tente de dire une vision des choses. Il ne dit pas une vérité. Il y a mille scénarios possibles.

Peut-être pas mille, j’exagère, mais il y a un bon nombre de scénarios avec une collection [d’art islamique] comme celle du Louvre enrichie magnifi-quement du dépôt des Arts Décoratifs, donc il faut faire des choix » (Copans 2012). Le vocabulaire muséographique adopte d’ailleurs le lan-gage théâtral pour parler d’une exposition. Les termes employés sont ceux de « scénario », de « récit muséal », de « trame narrative », de « mise en scène », de « séquences » et de « script », etc. (Sunier 1997 ; Desvallées et Mairesse 2010), et reflètent ainsi le caractère imaginé, fictif, du contenu d’un musée. À la suite de Ruth Butler et Erica Lehrer (2016), qui suggèrent d’adopter des approches alternatives pour rendre compte par écrit des expositions de musées, en imaginant notamment des expositions idéales, j’ai donc choisi de produire moi-même une fiction qui me permette de rendre compte des fictions muséales.

La deuxième grande problématique de la description ethnographique tient au fait que :

Il ne saurait y avoir de description pure. Toute description est description par (un auteur) et description pour (un lecteur). Toute description est située par rapport à une histoire, une mémoire et un patrimoine et est construite à travers un imaginaire. Bref, la description est une activité d’interprétation (ou si l’on préfère de traduction) de significations médiatisées par un chercheur (qu’il convient alors d’appeler un auteur) et destinées à un lecteur (qui n’est pas moins acteur ou du moins agent que ceux dont cherche à rendre compte le texte ethnographique). Elle est une description menée d’un certain point de vue et adressée à un destinataire (le lecteur qui devient à son tour interprète du texte qu’il tient entre les mains). (Laplantine 2015 [1996] : 108)

Pour limiter ce manque d’objectivité, je me suis servie des résultats de deux enquêtes sur les publics menées par le Louvre avant l’ouverture du DAI, en 2007, et après l’inauguration des salles d’art islamique, en 2014 (Louvre 2007 et 2014).

Le parcours du visiteur dont je reproduis ici les visites du DAI et de l’IMA s’inspire de celui de type « traversant » dégagé par l’une des études du Louvre175. Il s’agit en effet de l’itinéraire d’un spectateur ordinaire, ni trop rapide, ni trop spécialisé, et donc idéal pour rendre compte de manière large et détachée du contenu des musées, bien que, je le rappelle, cette visite guidée soit empreinte de subjectivité.

Au moment de la récolte des données, comme expliqué ci-dessus, je m’étais servie de l’étude du Louvre de 2014 pour faire le tri au sein des plus de 3000 pièces d’art islamique mises en scène au DAI et des quelque 560 objets présentés à l’IMA, et dégager ainsi un répertoire d’unités à analyser.

En effet, cette recherche identifie les artefacts et le « matériel expogra-phique accessoire (les outils de présentation, comme les vitrines ou les cloisons de séparation de l’espace), les outils d’information (les textes, les films ou les multimédias), ainsi que la signalisation utilitaire » (Desvallées et Mairesse 2010 : 37) qui attirent le plus l’attention des visiteurs. Elle montre que le public s’arrête généralement devant deux sortes de musealia (i. e. objets, ensemble d’objets, ou accessoires de musée) : ceux de grande taille, et ceux dont la nature ou la thématique sont clairement identifiables

175 Pour rappel, l’enquête du Louvre avait dégagé trois « dynamiques » de visite : le chemi-nement « elliptique », sorte de visite-promenade durant laquelle le visiteur marche à son gré, le parcours de type « traversant », au cours duquel le spectateur est attentif aux indications de la muséographie et s’arrête devant un certain nombre d’objets mis en valeur, et, enfin, le déplace-ment en « zig-zag » que font généraledéplace-ment les spécialistes ou les grands passionnés, ne négli-geant aucune pièce exposée. Louvre 2014, pp. 2-3.

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(Louvre 2014 : 3). Une quinzaine de musealia correspondent à ces critères dans chacun des deux musées à l’étude. C’est donc ce type de pièces et d’accessoires que j’ai retenus au moment de la collecte des données, et qui figurent dans les descriptions du DAI et de l’IMA contenues dans les cha-pitres qui suivent. C’est sur ces musealia que le visiteur va s’arrêter pen-dant les récits de visite.

À ces deux variables s’ajoute celle, tirée de l’enquête sur les publics de 2007, relative à l’ambiance des musées. Cette deuxième étude insiste en effet sur l’importance donnée au fait que les visiteurs s’attendent à vivre « une ambiance particulière » au département des Arts de l’Islam, « qui n’est pas nécessairement celle qui serait attendue d’un autre département (images, sons, voire ‹ parfums ›) » (Louvre 2007 : 5). C’est pourquoi les récits présen-tés dans les deux prochains chapitres de cet ouvrage tiennent également compte de tout ce qui contribue à créer des atmosphères particulières, autrement dit le décor, les lumières, les sons, etc. D’autant plus que, comme la visite de musée, la « description ethnographique est loin de se limiter à une perception exclusivement visuelle. Elle mobilise la totalité de l’intelli-gence et de la sensibilité du chercheur, mieux de sa sensualité, et le conduit à travers la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût à s’attarder sur les différentes sensations rencontrées, à les détailler minutieusement » (Laplan-tine 2015 [1996] : 19-20).

Le département des Arts de l’Islam du Louvre et l’Institut du monde arabe font l’objet de deux chapitres séparés. À la fin de ceux-ci, un tableau synthétique indique les principales caractéristiques muséographiques de chacun. L’objectif de ce tableau est de dégager les similitudes et les dissem-blances entre le DAI et l’IMA, en particulier en ce qui concerne le traite-ment de l’islam. Ces deux récits de visite permettent de constater que le DAI et l’IMA emploient la même grammaire muséographique (i. e. une architecture moderne, un usage abondant du matériel audiovisuel, des vitrines transparentes, des jeux de lumière, etc.) qui produit finalement deux discours différents sur l’islam, deux manières de le définir, de l’essen-tialiser. Au DAI, l’islam comme religion est mis à l’écart pour privilégier une lecture civilisationnelle (géopolitique et culturelle) de l’art islamique.

L’Islam, avec un « i » majuscule, est ainsi inséré dans un récit plus vaste, celui de l’histoire de l’art occidental, incarné par le Musée du Louvre, lui-même symbole de la France. Ce modèle « universaliste-assimilationniste », pour reprendre la terminologie de Benoît de L’Estoile (2010), contraste avec celui de l’Institut du monde arabe. En effet, à l’IMA, l’islam est non ment visible, mais la religion est tout particulièrement valorisée, non seule-ment comme éléseule-ment propre au monde arabe, mais aussi comme trait com-mun à toutes les civilisations, y compris contemporaines. L’Institut du

monde arabe serait donc le porteur du modèle « universaliste-différentia-liste » de la catégorisation de Benoît de L’Estoile (2010). Toutefois, dans les deux cas, il ne s’agit pas d’un traitement neutre du religieux. Que l’islam soit mis à l’écart ou, au contraire, mis en valeur, ces deux institutions publiques françaises mettent au défi le régime de laïcité dans lequel elles s’inscrivent, chacune à sa manière. Une double question que traitent en détail les prochains chapitres de cet ouvrage.

D’un point de vue synchronique, le Louvre et l’Institut du monde arabe, construits l’un après l’autre, dans des contextes, par des acteurs et pour répondre à des enjeux différents, incarnent deux modes distincts de gestion de l’altérité qui s’expliquent, et se justifient même, par leurs propres his-toires.

Créées au début du XXe siècle, alors que l’État-nation était fort et impo-sait son gouvernement de manière verticale, les anciennes salles du DAI, à travers leur silence sur l’islam, s’adaptaient bien au modèle séparatiste de régulation du religieux qui domine jusqu’à la Ve République (Portier 2016).

Il en va de même pour l’IMA, dont la structure partenariale et la mission pluraliste étaient plus appropriées au contexte libéral des années 1970-1980 dans lequel il a été pensé, ce qui permet d’ailleurs de comprendre la crise de gouvernance engendrée par la « mentalité républicaine » de certains acteurs de sa genèse.

Si l’on considère, en revanche, ces musées de manière diachronique, il apparaît que, depuis les années 1990, le Louvre comme l’IMA, qui partagent désormais la scène culturelle parisienne, sont confrontés aux mêmes types de changements paradigmatiques. En effet, dans les dernières décennies du XXe siècle, le contexte dans lequel ces deux institutions s’inscrivent devient global et pluriel, en ayant à son tour des conséquences sur l’ethos collectif et, par extension, sur le pouvoir politique (Portier 2008 : 174). À cette époque, « l’ethos différencialiste a fait souche », alimentant à son tour une

« logique recognitive » (Portier 2016 : 241) ; une reconnaissance vis-à-vis de la diversité que l’État célèbre désormais (Schnapper 2010 : 28). Ainsi, « le gouvernement n’ambitionne plus d’arracher les êtres à leurs particularités pour les faire accéder à l’universel » (Portier 2016 : 18), mais, au contraire, de les protéger. Le paradigme de la différence remplace celui de l’unité. Ces mutations génèrent à leur tour des tensions à l’intérieur des deux institu-tions étudiées ici, qui se montrent plus ou moins prêtes et désireuses de s’y adapter.

D’une part, on constate que le type que l’on pourrait appeler « libéral- interculturel », incarné par l’Institut du monde arabe, semble plus adapté à

« épouser » cette tendance différentialiste, en voulant même, depuis peu, l’accélérer. De l’autre, en revanche, le type que je vais appeler « républicain-

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universaliste », porté par le Louvre, lui résiste, en dépit des engagements de la nouvelle directrice, montrant par extension qu’il s’agit d’une logique résistible. On ne change pas la nature des institutions si facilement. Ces deux chapitres posent les bases de cette réflexion sur la complexité de la gestion culturelle de l’islam en France, que la dernière partie de cet ouvrage se charge d’approfondir, en précisant les catégories et les choix de vocabu-laire. L’objectif étant de délimiter les contours de cette politique culturelle et de déterminer la place de l’État dans la régulation contemporaine du religieux. Et ce, d’autant plus que le paradigme de la reconnaissance s’ins-crit dans ce qu’on appelle le « tournant néolibéral », marqué au niveau de l’action publique par le passage d’un État vertical à un État régulateur (Hassenteufel 2011), que certains accusent même de disparaître dans le domaine de la culture (Saez 1993). En croisant les données historiques, ins-titutionnelles et sociologiques dégagées jusqu’ici avec les éléments muséo-graphiques dont il est question dans les pages qui suivent, le présent travail montre que l’État, loin de disparaître, s’adapte, en choisissant d’ailleurs, parmi les outils à sa disposition, de mobiliser en priorité la culture.

Chapitre 3