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Les « années-patrimoine » : du national au transnational, de l’universel au particulier

Histoire et acteurs du DAI et de l’IMA

3 L’institutionnalisation de l’art islamique

3.4 Les « années-patrimoine » : du national au transnational, de l’universel au particulier

Les années 1990 s’ouvrent, à l’échelle internationale, avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS (1989). Ces évènements ont des consé-quences importantes, notamment en termes de réflexion sur l’identité, la mémoire, et le patrimoine, qui sont les trois leitmotivs de cette phase. En France, cette période est marquée par la création d’un nombre important de

« lieux de mémoire » (Nora 1984, 1986 et 1992), parmi lesquels des musées, et en particulier ce que l’on appelle les musées de société, autrement dit : des musées des arts et traditions populaires, des musées d’ethnographie, d’his-toire, etc. (Hartog 2003). C’est l’essor de la notion de patrimoine national, qui se développe parallèlement à des revendications plus locales, comme par exemple l’idée d’un patrimoine régional.

La réflexion sur soi amène aussi à s’interroger sur l’autre. Après l’affaire du voile, la Marche des Beurs et les lois sur le regroupement familial, qui seront suivis par la victoire, lors de la Coupe du monde de football de 1998, de l’équipe de France, menée par son capitaine Zinedine Zidane, la présence des minorités devient une thématique incontournable. C’est ce qu’illustre, ici aussi, le contexte muséal, où plusieurs collections non occidentales sont créées, rénovées, ou élargies. Le fait que l’Institut du monde arabe figure parmi les Grands Projets culturels74 du président Mitterrand témoigne de

73 Entretien n°10 avec un ancien employé du service culturel de l’IMA. Marseille, 29.05.2015.

74 Appelés aussi « Grandes opérations d’architecture et d’urbanisme », il s’agit d’une série de travaux – de construction ou de rénovation – initiés par François Mitterrand pendant sa pré-sidence (1981-1995). Parmi ces derniers nous pouvons citer le Musée d’Orsay, l’Opéra Bastille, la Grande Arche de la Défense, le Grand Louvre (avec la Pyramide de Ieoh Ming Pei) et le Parc de

cette double attention : vers soi et vers l’autre, typique des années 1980-1990. De même, si « le triomphe total du musée et du patrimoine » natio-naux date de l’inauguration du Grand Louvre par François Mitterrand, et coïncide avec le « départ du ministère des Finances » de l’enceinte du musée en 1993 (Hartog 2003 : 166), cela correspond aussi à l’expansion des collec-tions d’art islamique. Les 1000 m2 du Louvre qui étaient auparavant occupés par le ministère des Finances sont effectivement ceux où va se déployer, à partir de 1993, la collection d’art islamique du musée. Après le monde arabe, c’est donc l’art islamique qui est mis en valeur.

L’année 1993 est aussi celle du Traité de Maastricht, qui fonde l’Union européenne. Parallèlement à des réalités locales, régionales ou nationales, se développent ainsi des entités supranationales, voire transnationales.

Cette tension se retrouve dans la programmation de l’IMA, où l’on constate à la fois une grande attention envers chacun des vingt-deux pays parte-naires de la France, leurs particularités linguistiques (kurde, turkmène, etc.), religieuses (chrétiens d’Orient, juifs, zoroastriens, etc.) et culturelles (ber-bères, nomades, etc.), et, en même temps, un intérêt pour ce qui semble les unir : l’islam.

Les activités de l’Institut se répartissent entre un volet culturel et un volet scientifique, que l’on peut subdiviser à leur tour en un grand nombre de sous-activités : notamment le musée et les expositions, d’une part, les conférences et les débats, de l’autre. En ce qui concerne le volet culturel, les expositions temporaires, les animations et les spectacles concernent princi-palement les différents pays de la Ligue arabe.

Entre 1990 et 2000, comme l’explique Éric Delpont, directeur du musée de l’IMA, « les politiques culturelles françaises reposaient auparavant sur des saisons ou des années (année du Maroc, année de l’Égypte, etc.) lancées par les gouvernements en place »75. Chaque année une exposition d’art est consacrée à l’un des vingt-deux pays partenaires, en offrant une perspective nationale du monde arabe.

En revanche, à cette époque, la collection permanente se concentre essentiellement sur ce que ces pays ont en commun : l’art islamique, l’islam étant compris ici comme une entité politico-religieuse à l’origine d’un ensemble d’objets. Le parcours commence en effet par un aperçu de l’Arabie antéislamique, se poursuit avec les conquêtes des différentes dynasties

la Villette. Le président Mitterrand inaugure une « habitude présidentielle » que tous ses succes-seurs ont depuis repris : celle d’associer à leur mandat la construction d’une grande institution culturelle.

75 Entretien avec Éric Delpont. IMA, Paris, 19.09.2014.

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musulmanes jusqu’au XIXe siècle,moment de la chute de l’Empire ottoman et du début de la colonisation, et se clôt avec la production contemporaine, chaque étape étant illustrée par un ensemble d’artefacts.

Il est intéressant de noter que l’art contemporain est appelé « arabe » et non « islamique », alors que c’est dans ces mêmes années qu’apparaît le terme d’art islamique contemporain. Monia Abdallah, qui en est la spécia-liste, explique que cette notion est construite dans le contexte artistique britannique, entre 1989 et 1997, et qu’elle suit deux schémas. D’une part, l’art islamique est inscrit « dans le cadre de productions artistiques natio-nales, comme celles du Liban, de l’Égypte ou de la Tunisie ». De l’autre, on

« l’insère dans un cadre supranational en devenir, celui de l’Islam-nation » (Abdallah 2014 : 3). Or, son usage reste encore très limité en France, où la formule d’art islamique est réservée au passé, à une chronologie antérieure à 1800, dans l’héritage du canon mis en place par Gaston Migeon au début du XXe siècle. C’est également le cas à l’IMA.

Malgré ces réticences, il est non seulement question d’islam à l’IMA, mais cette référence finit même par se substituer à celle de monde arabe, sinon officiellement et de manière implicite, à partir de ces années-là. C’est ce que montre le volet scientifique de l’IMA. Un employé de l’Institut du monde arabe m’explique en effet qu’on « commence à parler de l’islam à travers l’islamisme »76. En analysant de près les conférences et les débats de l’IMA77, j’ai effectivement remarqué que les manifestations ouvertes au public à l’IMA débutent au moment de la guerre civile en Algérie (1991-2002), avec un long cycle de rendez-vous consacré à la thématique de « l’is-lamisme et l’islam politique ». L’association entre l’Arabe (ou le Maghrébin) et l’islamiste est tracée, la religion musulmane commence à apparaître comme un danger. Ces conférences sont très suivies, dans une période de forte visibilité des minorités, particulièrement marquée par l’affaire du voile et par des discussions autour de « l’islam, l’immigration et l’intégration » (titre officiel des journées). Ainsi, l’islamiste se transforme progressivement en immigré de confession musulmane, et le monde arabe en monde isla-mique, qui n’est plus situé dans un ailleurs lointain mais ici, à Paris.

Les débats intitulés « islam et terrorisme », qui se tiennent à l’IMA au lendemain des attentats de 1995 par le GIA en France, se multiplient après 2000. Ils sont suivis par des séances de réflexion sur « l’islam et la laïcité », entre 2005 et 2010. On commence ensuite à parler de « problème

musul-76 Entretien n°3 à l’IMA avec un employé. Paris, IMA, 16.05.2015.

77 Travail mené à partir des rapports d’activité, des archives et de l’ouvrage : IMA. 2002.

L’Institut du monde arabe. Vingt ans d’activités, 1980-2000. Paris : Institut du monde arabe.

Frise chronologique N° 2. L’institutionnalisation de l’art islamique.

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man », et de la thématique de l’islam en France on passe à celle de l’islam de France (Barou 2016). Enfin, aujourd’hui, « la radicalisation et l’islamo-phobie » sont les thématiques les plus débattues ; le musulman étant désor-mais associé au djihadiste, cette association est en même temps construite et dénoncée. En effet, en contrepoint de cette approche, et de façon tou-jours synchronique, dans les années 1990 plusieurs séances de l’IMA sont consacrées à la « contribution des Arabo-musulmans au corpus du savoir universel », des soirées sont dédiées aux productions artistiques des mino-rités immigrées, d’autres aux « relectures du Coran », et de nombreux cycles s’intéressent à l’islam comme fait social, que les spécialistes s’ef-forcent de complexifier. L’IMA offre ainsi un regard plus rassurant, que ce soit sur le monde arabe, sur l’islam, ou sur les musulmans, que l’on finit par confondre malgré tout. L’objectif est d’apaiser la peur de l’Arabe et de l’im-migré, générée par les attentats islamistes qui frappent Paris à la fin du XXe siècle, et qui vont devenir phobie de l’islam et des musulmans après le 11 septembre 2001.

Ce qui ressort de ce bilan des évènements scientifiques organisés par l’IMA ces dernières années, de manière caricaturale, ce sont deux images de l’autre, que ce dernier soit arabe, immigré ou musulman : l’une condamnable (politique et religieuse), l’autre acceptable (culturelle, scientifique et artis-tique).

Depuis 1990, plus du quart de la programmation scientifique de l’IMA (ce qui correspond à peu près à 200 évènements) a été consacré à des sujets en lien avec l’islam. Ainsi, bien qu’un ancien salarié de l’IMA m’explique que « la référence à l’islam n’est pas un axe de programmation »78 de l’Ins-titut, le fait qu’il précise que « ce n’est pas une dimension comme une autre » semble plus réaliste au regard de ces chiffres. Ce phénomène va d’ailleurs augmenter à partir des années 2000. En effet, si « [d]epuis 1983, les journées du Patrimoine ont attiré de plus en plus de visiteurs » et que

« seule l’année 2001 aura fait exception, puisque les Journées ont dû être annulées au dernier moment, à la suite des attentats » (Hartog 2003 : 198), le 11 septembre a déclenché un intérêt sans précédent pour l’islam, intérêt qui s’accompagne d’un « boom de l’art islamique » (Shatanawi 2012), dont le travail de l’IMA et du DAI sont aussi le témoignage.

78 Entretien n°10 avec un ancien employé du service culturel de l’IMA. Marseille, 29.05.2015.

4 Le boom contemporain : tous fanatiques de