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P ARTIE 1 Q UAND LA CATASTROPHE FABRIQUE DU SOCIAL ET VICE VERSA

1) Expliquer l’événement extraordinaire dans son contexte

Un paradigme est une notion désignant une vision du monde, un faisceau de conceptions, d’appréhensions et de valeurs qui alimentent une sensibilité diffuse et cependant culturellement prégnante (GENESTIER & WITTNER, 2004). Cette définition attribue un caractère flou à la notion de paradigme, flou parce que plusieurs paradigmes peuvent coexister au sein d’une même société à un moment donné, mais un seul constitue l’interprétation et le discours dominants et confère du pouvoir à ceux qui le diffusent. Nous privilégions donc ici la dimension collective de l’interprétation de la catastrophe par rapport à une forme plus individuelle développée par les psychologues à travers les concepts de biais culturels,

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d’amplification, de perception, de déni du risque30 (PIDGEON, KASPERSON, & SLOVIC, 2003) et (DOUGLAS & WILDAVSKY, 1983). Les phénomènes naturels se produisent à des périodes historiques marquées par une forme de pensée sociale particulière. La pensée sociale est, à la différence de la pensée scientifique, déterminée par le contexte social des individus : si elle est dépourvue de validité au sens scientifique du terme, elle est en revanche socialement valide et en ce sens, elle a une valeur pratique (GUIMELLI, 1999). L’interprétation de l’événement catastrophique va donc de pair avec son actualisation chez les contemporains de l’époque notamment à travers les modes de gouvernance et les gestions de catastrophe. Ainsi l’inondation est un événement révélateur des modes de relation (DESCOLA, 2005) entre les humains et l’« eau-non-humaine ».

a) La culture des catastrophes

Nous allons nous intéresser dans ce paragraphe aux fondements culturels des catastrophes puis à la diffusion collective de l’idée de catastrophe ainsi qu’aux entités porteuses du pouvoir de la « dire » et d’interpréter un événement comme tel. Ce faisant, nous ferons usage d’une histoire des idées historicisées ou d’une sociologie de la connaissance, c’est-à-dire d’une analyse de l’idée de catastrophe envisagée dans son contexte d'émergence socio-historique en posant l’hypothèse relationniste31 que les idées varient en fonction des cultures et des contextes (MANNHEIM, 1929). Nous dresserons enfin une périodisation en trois temps des différentes conceptions des inondations dans la région du bas Rhône selon leur contexte socio-historique.

Les fondements et la diffusion de l’idée de catastrophe

Le concept de catastrophe, comme toutes les idées, a une histoire (GUILHAUMOU, 2000). Le fondement de cette idée se trouve probablement dans les récits religieux sur l’origine du monde et sur la menace de sa destruction,

30 La psychologie propose essentiellement trois courants théoriques de perception et de construction d’une

attitude envers le risque : l’approche psychométrique (Paul Slovic) selon le modèle stimulus-personnalité- réponse ; l’approche culturelle (Mary Douglas) selon laquelle la perception est une construction sociale liée au groupe d’appartenance ; et enfin l’approche constructiviste (Roger E. Kasperson) qui propose une synthèse des deux précédentes et selon laquelle la perception du risque est une opinion émise par l’individu (Paul Slovic) qui sait qu’en faisant cela il se positionne socialement vis-à-vis des autres groupes (Mary Douglas).

31 Le relationnisme est pour Mannheim la nécessité pour l’historien de mettre les idées en relation avec ce qui les

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l’Apocalypse, comme évoqué dans l’introduction. L’origine de l’événement décrit est alors interprétée et représentée comme une faute, ou le résultat d’une désobéissance quelconque : l’événement change de statut et devient alors le symbole d’une force supérieure punitive (BORGEAUD, 2006). Ces fondements relèvent d’une mythologie des désastres qui fonde à son tour une culture des désastres permettant à ses détenteurs de connaître les menaces présentes sur un territoire (JEUDY, Le désir de catastrophe, 1990). Cette connaissance basée sur l’imaginaire, toujours pour cet auteur, prend trois formes. La première est celle de l’existence préalable de la catastrophe dans l’imaginaire collectif sous la forme de « prémonition ». L’idée de catastrophe est perpétuellement présente dans l’esprit des individus habitant sur des zones vulnérables, attitude rendant l’événement extrême concret bien que non encore réalisé. Les principales manifestations de la forme prémonitoire de la catastrophe sont la conjuration et la maîtrise technologique. La seconde forme de connaissance des catastrophes par l’imaginaire est la forme « métaplasmique ». Lorsque l’événement surgit, la destruction provoquée entre en résonnance avec les capacités des individus à imaginer le pire : la fascination et la médusation prédominent et la sensation de vivre l’apocalypse apparaît. L’effroi face à la vision d’un espace dévasté est atténué par les procédés de comparaison et d’analogie, qui intègrent la catastrophe en train de se produire à une série d’événements similaires, même si la situation en soi est unique. Enfin la dernière forme de connaissance mythique de la catastrophe est « métamorphique » et signifie que la catastrophe a tracé une frontière entre un avant et un après au sein d’un même paysage.

L’idée que l’on se fait de la catastrophe avant, pendant ou après sa réalisation est portée par l’imaginaire collectif, les éléments composant cette forme de connaissance mythique des événements extrêmes étant sensés être des caractéristiques a-historique de la perception des catastrophes. Or justement, il subsiste des caractéristiques quant à la manière de penser la catastrophe propre à chaque époque historique. L’exemple le plus significatif, qui reprend par la même occasion le fait que les idées pour exister doivent être diffusées au sein d’un espace public, est celui des détenteurs du pouvoir de dire les catastrophes c’est-à-dire de l’autorité de la norme ou des institutions qui la

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porte (RAMOGNINO, 2007) : l’évolution la plus notable reste la progressive laïcisation des causes et des porteurs du discours officiel sur l’événement, l’Etat et les médias remplaçant plus nettement aujourd’hui les autorités religieuses dans leur devoir d’information et de rationalisation de la catastrophe envers les populations.

Providence divine, Progrès rationnel, Incertitude écologique

Illustrons à présent l’évolution de l’interprétation culturelle des catastrophes dans le temps en prenant comme exemple les inondations dans la région du bas Rhône. Le changement des mentalités face à la menace naturelle liée aux cours d’eau sur ce territoire est notable, notamment dans la manière dont les sociétés se représentent et vivent avec le risque et envisagent les catastrophes (ALLARD & LABEUR, Du fléau à la catastrophe : l’exemple des inondations dans la région du bas Rhône de 1755 à nos jours, 2008). Dans la figure ci-dessous, nous avons choisi de découper la période allant de 1755 à nos jours en trois sous-périodes que nous qualifions d’Ancien Régime, de Moderne et de Postmoderne.

L’Ancien Régime fait référence à la période qui s’étend du Moyen Age à la Révolution Française. La période Moderne est comme son nom l’indique une période historique marquée par la modernité. « La modernité n'est ni un concept sociologique, ni un concept politique, ni proprement un concept historique. C'est un mode de civilisation caractéristique, qui s'oppose au mode de la tradition, c'est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles : face à la diversité géographique et symbolique de celles-ci, la modernité s'impose comme une, homogène, irradiant mondialement à partir de l'Occident. Pourtant elle demeure une notion confuse, qui connote globalement toute une évolution historique et un changement de mentalité. » (BAUDRILLARD, BRUNN, & LAGEIRA, 2008). Enfin, la période Postmoderne, marquée par le Postmodernisme ou la Postmodernité, se caractérise par la recherche d'un dépassement des idéaux progressistes qui se sont développés à partir de l'esprit des Lumières, et par une remise en question du rationalisme et du scientisme qui en a découlé. La vérité, le progrès, la révolution ont été les grandes valeurs du modernisme qui devaient permettre d'atteindre la liberté et le bonheur mais après les horreurs du XXe siècle (les guerres et les régimes totalitaires), il ne faut plus attendre de la science et des grandes idéologies politiques, des lendemains qui chantent (LYOTARD, 1979).

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Mais le passage de la période Moderne à la période Postmoderne s’avère polémique. Deux grandes pistes de réflexion, au moins, ont été ouvertes. Le sociologue Allemand, Ulrich Beck32, suggère que nous sommes bien dans un passage de la modernité vers la modernité, mais que celui-ci est lent, donnant lieu à une mixité des référentiels ou « seconde modernité ». Le sociologue anglais, Anthony Giddens33, pour sa part suggère qu’au lieu d’un passage vers la postmodernité, notre société contemporaine connaîtrait une période de radicalisation de la modernité. Ces auteurs ont donc en commun, et l’expérience Rhodanienne conforte cette idée nous le verrons dans le paragraphe suivant sur l’évolution des modes de gestion des inondations, que le changement social plutôt que d’être linéaire est fait de soubresauts, d’aller-retour, d’oppositions, de cohabitations et de mixité (ALLARD, CLAEYS, & LABEUR, Les représentations des inondations dans la région du bas Rhône de 1755 à 2003, 2007).

Chacune de ces trois périodes possède sa propre représentation du risque et de la catastrophe, respectivement en termes de fatalité, de probabilité et d’incertitude. Car bien qu’il n’y ait jamais de concordance, ni temporelle, ni spatiale, ni en intensité, entre le risque et la catastrophe (DAUPHINE, Risques et catastrophes, 2001), force est de constater qu’un événement se déroule toujours dans un contexte historique précis, possédant sa propre manière de gérer et de se représenter le danger. Rappelons que ces interprétations majoritaires à une période donnée n’excluent toutefois pas d’autres formes de pensée. La catastrophe, qui ne fait en quelque sorte que concrétiser le risque et sa définition, au-delà des dégâts matériels et humains provoqués, reste ainsi liée à la notion d’endommagement qui est une affaire de perception (D'ERCOLE, GAILLARD, & PIGEON, 2000). La perspective diachronique fait apparaître les facteurs qui, selon l’époque considérée, permettent de qualifier une inondation comme habituelle ou catastrophique et toujours suivant cette perceptive, nous pourrons alors définir la catastrophe comme fléau, catastrophe naturelle d’origine anthropique ou catastrophe naturelle inévitable.

32 BECK, U. (2001). La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Aubier, Paris, (première édition en

allemand, 1986, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main).

33 GIDDENS, A. (1994). Les conséquences de la modernité. Paris: L’Harmattan, (première édition en anglais,

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1755 1840 1841 1843 1846 1856 1935 1951

Ancien Régime : Fatalité Époque Moderne : Probabilité Époque Postmoderne : Incertitude

Interprétation de l’inondation Aléa Dommages Représentations Dégâts, victimes Réparations

Fléau Catastrophe naturelle anthropique

Mois Fréquence Durée Maitrise

Inondation d’hiver Peu d’inondations au XVII et nombreuses inondations au XVIII Connaissances empiriques : maîtrise

partielle

Inondations d’automne (1840, 41, 43 et 46), inondation de printemps (1856)

Fréquence élevée Scientisme : nature maîtrisable

Inondations d’hivers

Nature partiellement maîtrisable

Récoltes, bâtiments, équipements hydrauliques Aides de l’État, secours financiers, aide à la

reconstruction (bâtiments, digues…)

Infrastructures urbaines Loi « CatNat » de 1982 Pouvoirs publics locaux État Population Médias Acceptation,

Médiatisation internationale pour les catastrophes hors normes (Mont Granier en

1248 et Lisbonne en 1755)

Mise en cause du système de protection et de l’État Presse écrite nationale, information quotidienne à partir de 1850, illustrations spectaculaires à partir de

1850 radio à partir de 1920

Contestation puis victimisation Télévision spectacle, poids des

témoignages télévisés

Gestion

1993/94 2003

Plans de gestion de crise, partage de responsabilité entre maire et préfet

Multiplication des voyages compassionnels, aides financières, reconstruction,

Loi sécurité civile 2004

Culture du risque, gestion locale du temps de la catastrophe

Administration lointaine, quelques interventions des intendants (17ème, 18ème

siècles)

Culture du risque, gestion locale

Voyage compassionnel, intervention préfectorale

Récoltes, bâtiments Aides variables, exemption d’impôts Conséquences Essai d’unification du système de

digues (Ordre de Malte)

En 1848 : Syndicat des chaussées de la grande Camargue (par décret). En 1869 : nouvelles

digues. En 1883 : nouveau règlement.

SYMADREM : nouvelles digues

Contexte

Inondations

Vulnérabilité Adaptée aux inondations saisonnièresRésilience élevée

Forte. Construction « derrière les digues ». Résilience faible

Forte vulnérabilité héritée mais volonté d’adaptation. Résilience toujours faible.

Catastrophe naturelle inévitable

Figure 4 : Eléments pour une grille de lecture des catastrophes : l’exemple des inondations dans la région du bas Rhône de 1755 à nos jours.

Sous l’Ancien Régime, période qui s’étend du Moyen Age à la Révolution française, le risque est principalement vu comme une fatalité, même si de nombreux travaux récents nuancent cette approche (WALTER, 2008) : Dieu punit les hommes qui acceptent cette volonté divine. L’inondation rhodanienne catastrophique de 1755 est majoritairement interprétée comme un fléau impossible à éviter, et ce, malgré les digues construites le long du Rhône et en Camargue depuis le XIIe siècle. Les connaissances empiriques sont partielles et le risque est accepté. La vulnérabilité est adaptée aux inondations saisonnières et la résilience est élevée (ALLARD & LABEUR, Du fléau à la catastrophe : l’exemple des inondations dans la région du bas

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Rhône de 1755 à nos jours, 2008). La période Moderne est marquée par de nombreuses inondations, comme celles de 1840, 1856, 1935, 1951 ou encore 1993/94. Durant cette période, l’explication rationnelle se substitue progressivement à l’explication religieuse et la modernité triomphante relègue le risque d’inondation au domaine du hasard et du maîtrisable. Le progrès technique et la puissance étatique véhiculent la représentation d’un risque calculable pouvant être géré, voire éradiqué. Le risque est de moins en moins accepté : il doit être « maîtrisé » (ALLARD, Contribution à l’histoire de la notion de risque, 1997) et la catastrophe résulte donc d’une erreur humaine. Enfin la période Postmoderne est marquée essentiellement par les inondations de 2002 et 2003. Durant cette période, l’incertitude prend le pas sur la représentation d’un risque maîtrisable (PERETTI-WATEL, Sociologie du risque, 2003) et la catastrophe est vue comme un événement naturel inévitable, d’autant plus que les hommes, par leurs pratiques, sont susceptibles d’amplifier le danger.

b) La gouvernance des catastrophes

Les idées et les connaissances autour d’un objet sont véhiculées dans la culture propre à chaque période historique, nous venons de le voir. Mais ces idées ont aussi une réalité sociale qui se manifeste dans les dispositifs techniques, politiques, sociaux et économiques. Ici la gouvernance des catastrophes est donc définie comme la dimension opérationnelle des modes de représentations du risque et des catastrophes et donc comme la gestion technique, politique, sociale et économique de la vulnérabilité humaine face à la nature. Cette gouvernance se compose de deux volets, préventif et événementiel, basés sur la temporalité inversée de la catastrophe, qui appelle à prévenir un possible futur non réalisé mais que sa non-réalisation justement maintient dans le domaine de l’impossible, ce qui provoque des critiques et une remise en cause des mécanismes de précautions entrepris. D’où la réponse du philosophe Jean-Pierre Dupuy qui consiste à prôner un « catastrophisme éclairé », c’est-à-dire la diffusion de l’image d’un futur suffisamment sombre pour justifier des actions de prévention présentes (DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible devient certain, 2002). Et lorsque le possible se réalise, la gouvernance d’un latent se transforme en la gestion d’un ponctuel urgent et très volatile.

50 Gestion préventive

La nature menaçante n’a jamais empêché l’homme de s’installer dans des zones jugées à risques : à l’adaptation aux contraintes naturelles par un système de représentations adéquat s’ajoutent des normes socio-techniques, lesquelles ont mis en évidence les capacités sociales à s’organiser face à un danger (LABEUR, ALLARD, & PICON, Réflexions épistémologiques et méthodologiques autour de la création d’une base de données interdisciplinaire sur les inondations dans la région du bas Rhône, 2010). Cette organisation est dans un premier temps préventive et consiste en la connaissance de l’aléa et de la vulnérabilité ; la surveillance, l’information et l’éducation ; et enfin la prise en compte du risque dans l’aménagement et la mitigation de l’existant. La description qui suit sur l’évolution des modes de gestion des inondations dans le bas Rhône entre 1755 et aujourd’hui est extraite des articles suivants : (ALLARD & LABEUR, L’évolution de la vulnérabilité des riverains du bas Rhône (France) du XVIIIe siècle à nos jours, 2009) et (ALLARD, CLAEYS, & LABEUR, Les représentations des inondations dans la région du bas Rhône de 1755 à 2003, 2007).

Sous l’Ancien Régime en Camargue, les activités humaines de chasse, de pêche, d’élevage ou de transport s’accommodaient d’inondations fréquentes. Par contre les caprices du fleuve, trop imprévisibles, s’avéraient rédhibitoires pour les activités agricoles. La protection contre les crues pluriannuelles était nécessaire. Dès le XIIe siècle, il est fait mention de l’existence de chaussées de protection et de levadiers34 pour les entretenir. Cependant tout se passait comme si les crues décennales étaient tolérées car le dépôt de limon permettait d’espérer de bonnes récoltes ultérieures dans la mesure où les inondations d’hiver n’empêchaient pas de réensemencer les terres au printemps et donc de sauver le produit de l’année. Elles étaient en outre l’annonce d’une récolte exceptionnelle l’année suivante. Les inondations les plus catastrophiques étaient celles qui survenaient au printemps car elles détruisaient les blés presque mûrs, comme la crue de mai 1856, qui fut particulièrement destructrice. Toutefois, comme elles demeuraient plus rares que les autres, la prise de risque était envisageable. Cette

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protection limitée était caractéristique du Moyen Age depuis la période où l’on peut trouver trace des premières digues construites, et elle se maintint jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les habitants se protégeaient contre les dangers connus mais sans éviter les dangers extrêmes, d’autant moins d’ailleurs que les grandes catastrophes étaient attribuées à la volonté divine et non à des causes naturelles maîtrisables par les techniques humaines. Le temps naturel imposait encore son rythme et le temps des activités humaines n’était qu’un temps partiellement maîtrisé (ALLARD, DOMENECH, & PAILHES, Temps naturel et temps social en Camargue, 2000). La constitution de grands domaines, civils ou religieux, fut une réponse à ces menaces qui pesaient sur les terres agricoles. Ces grands domaines, dont les contours se fixèrent au XVIIe siècle, permettaient de répartir les risques entre une zone cultivée irriguée et une zone plus basse, occupée par des marais ou par des sansouires, c’est-à-dire des sols soumis à des remontées salines et donc impropres à l’agriculture, mais susceptibles d’accueillir du bétail. Cette adaptation avait pour but de diminuer la vulnérabilité des exploitations soumises à des crues dont le rythme décennal permettait de garder une bonne rentabilité. Les coûts de protection et d’irrigation pouvaient atteindre au XVIIIe siècle jusqu’à 25 % des revenus (GANGNEUX, 1973). Mais ceux-ci restaient suffisants et faisaient de la Camargue une zone attrayante pour les grands propriétaires qui y trouvaient également des lieux de chasse et une valorisation sociale. Le système de digues était fréquemment franchi par le fleuve lors des grandes crues ; ainsi, aux XVIIe et XVIIIe siècles, on dénombre 36 ruptures de digues entre 1603 et 1790, soit une inondation tous les 5,2 ans (GANGNEUX, 1973). Parmi ces inondations, celle de 1755 fut la plus destructrice, à tel point que les contemporains la qualifièrent de fléau. Cette crue centennale recouvrit toute la Camargue. Malgré les efforts produits dans les années suivantes par l’Ordre de Malte pour mieux coordonner l’action des associations de défense contre le fleuve, les grands propriétaires refusèrent de s’entendre. Le système de défense en multiples associations, stabilisé depuis 1543 par un arrêt du parlement de Provence, subsista.

Au nord du territoire arlésien, à partir de Tarascon, la petite propriété était plus présente et les grands domaines plus rares. La vulnérabilité était limitée car les

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mauvaises récoltes à la suite d’une inondation étaient, comme en Camargue, partiellement compensées par le dépôt d’un limon qui assurait l’année suivante une bonne récolte. Les fermes possédaient souvent un « récati », c’est-à-dire une butte aménagée sur laquelle il était possible de mettre à l’abri le matériel et une partie du bétail. Au nord d’Avignon, une barque était attachée dans la cour de manière à éviter l’isolement lors des inondations. Cependant, l’assise financière moindre de la petite propriété rendait les exploitations plus fragiles et pour les riverains du Rhône, les