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Toutefois, une telle explication, pour satisfaisante qu’elle soit sur le plan des concepts, ne résout en rien le problème spécifique posé par ce régime En effet, l’artificialisme qu

préside ici aboutit bien en pratique à ce que certains individus se voient déniés l’accès à des droits. En ce sens, on observe le caractère ambivalent rattaché à la capacité juridique, qui peut servir à octroyer une protection plus grande, mais aussi dans les cas extrêmes, à amoindrir cette dernière85.

91. Or, ce qui se joue derrière cet artifice, ce n’est pas simplement un problème logique, mais plus fondamentalement, une existence concrète. Derrière le sujet juridique, il y a d’abord une personne humaine qui entend inscrire son action dans l’empire du droit. Or, cette perspective est majoritairement absente du discours doctrinal, soit que les auteurs s’intéressent avant tout à la seule technique juridique, à la manière dont les normes s’agencent et agissent entre elles, soit que la question soit simplement évacuée comme étant un fait constitutif, habituel, du droit. Il est à cet égard étonnant de constater que, dans l’ouvrage étudié, les auteurs qui s’attardent le plus sur cette inscription de la corporéité dans la thématique de la subjectivité, sont fortement influencés par la théologie. Comme si, d’une certaine façon, ils trouvaient dans cette dernière un ensemble de questionnements propres à donner une vie, au moins spirituelle, à cette figure abstraite. En somme, comme si l’échappatoire à cette solution se trouvait nécessairement hors du droit86, dans ce qui l’enrichit d’un aspect supplémentaire dans la compréhension de l’agir humain.

84 Sur ce point, cf. infra. Partie II, Titre I, Chapitre 1, Section 1.

85 J. Carbonnier, « Sur les traces… », précité, p. 204 : « Le statut de non-sujet de droit a le sens tantôt d’une sanction, tantôt d’un bienfait : il est tantôt stigmate, tantôt privilège ».

86 Comme l’écrit le Doyen Carbonnier, dans son plaidoyer en faveur du concept de personne, apte à juguler le droit : « Si une faiblesse peut lui être reprochée, c’est la faiblesse même de la personne. La personnalité est définie par le droit : ce qui dépend du droit peut-il constituer une résistance au droit ? », in J. Carbonnier, Sur les traces…, précité, p. 206.

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2 / Les risques engendrés par l’appréhension purement abstraite du sujet de droit 92. Sur ce registre, l’importance jouée par Kelsen dans la pensée juridique contribue sans nul doute à cette appréciation purement abstraite du sujet de droit87. En effet, pour reprendre les termes de M. Dijon, dans la pensée de Kelsen, « le sujet y figure seulement comme une étiquette commode pour décrire le destinataire de la dernière norme sans aucune consistance qui relèverait de la personne […] »88. À ce titre, l’article de M. Rommel, magistrat belge, est tout à fait exemplaire de cette façon de penser. Dès le début de celui-ci, l’auteur se déclare favorable à la vision kelsénienne, et considère que « le sujet de droit est un sujet du droit, une fiction opérationnelle et non une personne libre et responsable ». Dans cette perspective, le sujet est posé comme réalité antéjuridique, condition de possibilité du droit. Mais, ce qui est le plus marquant est bien la définition qui est proposée. Selon cet auteur, il « advient, par un découpage opéré exclusivement selon des déterminations juridiques, dans la biographie d’une personne humaine devenant par là un sujet de droit qualifié par le droit ; celui-ci déclare ce découpage comme existant juridiquement grâce à la textualité narrative de cette procédure juridique »89. Plus loin il ajoute, affirmant son propos : « Un homme n’est pas un sujet de droit ; seul un découpage d’éléments biographiques dans la vie d’un homme donne lieu à une déclaration juridique comme étant la vérité du concept de sujet de droit. […] L’avènement du sujet de droit et de son fonctionnement dans l’effectuation du droit atteste que le droit n’a pas de Sitz im Leben »90, autrement dit, que le droit ne trouve pas son assise ni son origine dans la vie socialisée.

87 Sur ce point, cf. par exemple D. Tsarapatsanis, « Le sujet de droit dans la théorie pure du droit de Hans Kelsen : éclaircissements conceptuels », disponible à l’adresse suivante :

http://www.academia.edu/2190790/Le_sujet_de_droit_dans_la_theorie_pure_du_droit_de_Hans_Kelsen ; Cette conception explique aussi l’hostilité de Kelsen à l’égard des droits subjectifs. Cf. C.-M. Herrera, La philosophie

du droit de Hans-Kelsen : une introduction, Press. Univ. Laval, 2004, 100 pages, p. 34-36 ; On retrouve

également cette idée dans le postulat kelsénien de l’absolue objectivité de l’interprétation : P. Amselek, « Le rôle de la volonté dans l’édiction des normes selon Hans Kelsen », Revue Juridique Thémis, 1993, n°33, p. 189-223, p. 220 ; P. Amselek, « L’interprétation dans la Théorie pure du droit de Hans Kelsen », in Interpretatio non

cessat. Mélanges en l'honneur de Pierre-André Côté, Éditions Yvon Blais, Cowansville (Québec), 2011, pp. 39-

56, version électronique, p. 4.

88 X. Dijon, « Le sujet de Ricoeur : côté droit », in F.-X. Druet, E. Ganty (dir.), Rendre justice au droit…, précité, p. 51-57, p. 52. Dans le même sens, Cf. G. Rommel, « La nature du sujet en droit », in D.-X. Druet (dir.), Rendre

justice au droit…, précité, p. 59-74, p. 62-63.

89 G. Rommel, « La nature du sujet … », précité, p. 65. Plus loin il ajoute que « le droit ne trouve pas un sujet de droit, mais opère un découpage biographique qu’il tient pour la réalisation de son concept de sujet de droit ». 90 G. Rommel, « La nature du sujet… », précité, p. 66.

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93. Cet artificialisme poussé à l’extrême peut certes paraître satisfaisant sur le plan