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CONSENTEMENT ET SUBJECTIVITE : UNE LIAISON DELICATE

131. Pour pouvoir espérer comprendre ce qui se cache derrière le vocable de consentement, la seule appréhension juridique du concept ne saurait suffire. Le droit n’opère pas dans un espace clos, distinct du champ social, de telle façon que les concepts qu’il utilise seraient autosuffisants. Du fait que le droit mobilise dans chacune de ses manifestations du langage, dans une forme qui lui est plus ou moins spécifique, il reste redevable de la manière dont les mots résonnent en dehors de leur domaine de définition. Or, de ce point de vue, le consentement en tant que mot dispose d’une histoire, d’un point d’origine à partir duquel il est possible de tirer le fil de ses évolutions.

132. Cela ne vise pas à dire que le sens d’un terme est fixé une fois pour toute, au moment où il se manifeste pour la première fois, exception faite de quelques altérations que l’histoire aura imprimées au cours de son déroulement. Au contraire, des modifications conséquentes sont susceptibles de survenir. Toutefois, celles-ci ne sont perceptibles dans leur profondeur qu’à la condition, selon nous, que l’on se perçoive également l’environnement au sein duquel elles se produisent. D’une certaine façon, tout concept reste tributaire d’un ensemble signifiant dans lequel il prend place, et auquel il s’accorde de façon plus ou moins heureuse.

133. Certes, pour que le concept fonctionne au sein du droit, il devra faire l’objet d’une opération de traduction, au cours de laquelle il acquerra ses contours définitifs. Pour autant, cela signifie-t-il que le droit a toute latitude en ce domaine ? Pour le professeur Bioy, « […] le droit se construit, dans une certaine mesure, selon un mode propre, de façon autonome par rapport à la « réalité » physique et sociale qui en constitue l’origine et la finalité »124. Plus loin il ajoute : « avant tout, il ne faut pas perdre de vue que le système juridique crée son objet, ses actions et surtout ses sujets »125.

134. Cette affirmation nous paraît problématique à plus d’un titre. S’il est rigoureusement exact que, en raison des objectifs qu’il poursuit, le droit peut transformer des notions

124 X. Bioy, Le concept de personne…, Thèse précitée, § n°87, p. 47. 125 X. Bioy, ibid.

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ordinaires pour leur faire exercer un rôle tout à fait particulier, il subsiste néanmoins des limites. Ainsi, le principe de cohérence impose que l’ensemble ainsi constitué soit intelligible, et ne présente pas de contradictions trop considérables, qui remettraient en cause l’édifice juridique dans sa totalité. Toutefois, en lien avec la summa divisio universitaire, qui partage l’existant entre droit privé et droit public, et le développement de savoirs experts nécessairement circonscrits, la cohérence évoquée se réduit. Plus précisément, elle restreint son champ pour ne plus concerner qu’un domaine plus étroit : le droit des obligations possède sa logique propre, le droit administratif lui aussi, le droit médical également, et ainsi de suite126. Cela est tout à fait intéressant d’un point de vue pratique, participant ainsi de l’efficacité du dispositif global. Mais, pour le justiciable qui fait face à cette construction, que reste-t-il alors ?

135. La réponse à cette question n’est guère évidente. Cela tient, selon nous, au fait que de cause du système juridique, comme le dit si bien la formule du Digeste127, le sujet de droit est devenu l’acteur nécessaire, la portion congrue. Par là on entend que, dans cette perspective, le droit n’est plus pensé tant par rapport au sujet, à la manière dont celui-ci peut ou non réceptionner la norme et l’intégrer au titre du sens, que comme système auto-entretenu. Ce faisant, on voit ici se manifester une des tendances les plus fortes de la pensée économique contemporaine, et qui irrigue de proche en proche, les savoirs qui la jouxtent. Selon celle-ci, et en schématisant la présentation, ce n’est pas à l’économie de s’adapter au matériau humain, mais à l’être humain de s’adapter aux prescriptions de modèles mathématiques finement ouvragés.

136. Ce qui se joue derrière cette confrontation, c’est bien la question du consentement, de la manière dont un individu peut faire accueil dans son être aux normes qui structurent son existence. L’oubli de cette dimension fondamentale condamne le droit à n’être plus qu’une affaire de savants, alors qu’il n’existe qu’en tant que construction humaine, ordonnée, poétique dans le sens le plus noble du terme128. Sauf à vouloir n’en faire qu’un pur objet de

126 Le professeur Bioy évoque lui-même la question de l’autonomisation des différentes branches du droit entre elles. Sur ce point, cf. X. Bioy, Le concept de personne…, Thèse précitée, p. 47, n.b.p n°3.

127 Digeste, 1, 5, 2 : Hominum causa omne jus constitutum.

128 On pense ici à la formule d’Hölderlin, selon laquelle « L’essentiel, sans doute, c’est d’essayer d’habiter poétiquement le monde, la maison du monde ». Sur ce point, cf. P. Amselek, « Zôon poiêtikon ou le myosotis de l’univers », Texte d’une communication faite au 3ème Symposium Poétique organisé à Lisbonne par l’Institut

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contemplation, à le réduire à son esthétique logique, il faut bien réintégrer le droit dans le champ des connaissances, au carrefour de ses influences diverses.

137. Pour ce faire, nous avons pris le parti d’introduire dans un travail de recherche en droit public, une dimension historique tout entière tournée vers la place et le rôle du consentement au travers des époques. Ceci relève habituellement des catégories du droit privé, encore que la tendance à l’autonomisation a également touché l’histoire du droit, qui occupe une place un peu décalée129. Cette référence est toutefois absolument nécessaire pour saisir à quels questionnements spécifiques le concept de consentement répond, et comment son sens évolue au sein même du droit (Titre 1).

138. À cette première dimension historique s’en ajoute une autre, qui s’inscrit dans la même démarche. Si à notre sens le droit ne saurait être radicalement clos sur lui-même, alors l’étude de la manière dont par exemple la philosophie a pu se saisir du même concept, pour répondre peut-être à des questions différentes ne peut qu’enrichir notre perspective.

Cette nécessité se trouve redoublée d’au moins deux façons : la première tient au fait que la doctrine ne se prive pas de faire appel à des auteurs classés comme philosophes pour expliquer certains concepts juridiques, tels par exemple la dignité130. S’ajoute à cela l’hypothèse qui constitue le fil conducteur de notre démonstration, à savoir le fait que le consentement a sa source, en tant que concept, au sein de la philosophie antique. Dès lors, il n’est pas possible de passer outre cette analyse. Au surplus, on verra à cette occasion à quel point la philosophie a déjà anticipé de nombreuses interrogations relatives à la manière dont le consentement interroge les limites de la socialité, de l’autonomie, de la liberté, c’est-à-dire autant de questionnements auxquels le droit est aujourd’hui confronté du fait de l’utilisation de ce concept (Titre 2).

Piaget les 2, 3, 4 mai 1996, version électronique, 15 pages, qui reprend cette formule, et qui évoque la subjectivité en ces termes : « Il est en contact avec le monde par l'appareil sensori-moteur dont il est doté, mais ces contacts ne lui parviennent et ne sont subjectivement vécus qu'intériorisés, après avoir franchi le sas de son intériorité. Le sujet est en quelque sorte en situation d'insularité: il n'a de rapports, de contacts avec l'extérieur qu'à l'intérieur de lui-même, médiatisés, filtrés par le prisme de sa propre intériorité. Entre lui et le monde, il y a toujours les productions, la poiêsis de son esprit qui viennent s'intercaler », p.3-4.

129 Il faudra un jour interroger la raison de cette partition : l’autonomie peut présenter des avantages pour la matière, qui n’a ainsi plus à répondre aux exigences spécifiques du droit privé, ou du droit public. Il demeure néanmoins que celle-ci n’est peut-être pas sans lien avec le relatif désintérêt que connaît la discipline, de telle façon que l’autonomie ainsi conférée est peut-être davantage l’expression d’une volonté de mise à l’écart de la part de la doctrine privatiste et publiciste.

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TITRE 1 : PERSPECTIVES HISTORIQUES SUR LE CONSENTEMENT

139. L’hypothèse que nous avons formulée, selon laquelle le consentement serait issu de la transposition d’un concept philosophique au sein de la technique juridique, doit pour pouvoir être reçue comme valide, être démontrée par une analyse précise du sens reçu par le consentement. De manière analogue, l’idée même de consentement comme sentir-avec nécessite qu’elle soit comparée avec le sens et l’usage qui est fait du consentement, de telle sorte que l’on puisse établir s’il y a correspondance entre le consentement juridique et le consentement comme sentir-avec.

140. Toutefois, une telle étude est rendue délicate par un ensemble de facteurs. Le premier et le plus simple consiste dans le fait que, puisque le droit vise à répondre aux besoins de la mécanique sociale, alors il est à prévoir que suivant ses besoins, et selon les époques, les sens octroyés aux principaux concepts vont être amenés à évoluer. Aussi, nous ne pourrons pas nous appuyer sur un seul exemple d’usage du consentement qui correspondrait à notre hypothèse pour affirmer que celle-ci est vérifiée. Ceci explique pourquoi une place conséquente sera réservée à cette perspective historique, qui seule peut nous permettre de rendre intelligible le concept de consentement.

141. La seconde difficulté, quant à elle, tient à ce que ce projet ne possède pas d’équivalent, du moins dans sa forme actuelle. Ainsi, il existe de nombreux ouvrages différents qui traitent chacun d’histoire du droit, d’histoire du droit privé, d’histoire du droit des obligations, etc. Néanmoins, il n’en existe pas un seul, à notre connaissance, qui porterait de manière exclusive et systématique sur les occurrences d’utilisation du terme dans l’histoire de la pensée juridique. Aussi, ce manque de source spécifique va nécessiter que l’on prenne le temps de détailler, dans l’ensemble des périodes historiques considérées, la manière dont le consentement s’articule avec le reste des mécanismes, s’il est ou non protégé et comment, etc. Toutefois, puisque cette thèse n’est pas à proprement parler une thèse d’histoire du droit, des raccourcis devront être empruntés, certains moments ou certaines civilisations seront plus étudiés que d’autres. Il ne faut pas y voir une préférence particulière, mais simplement le résultat de la nécessité d’un choix, nécessairement arbitraire et réducteur, par lequel il est possible de donner une certaine vision générale des mouvements du consentement à travers

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l’histoire. Il est donc probable, à cet égard, que la version ici proposée présente des lacunes. Elle n’en constitue pas moins une ébauche à compléter, par laquelle on donne à voir à la fois le concept et sa vie propre, c’est-à-dire la manière dont il est rapporté et rapportable à un contexte socio-économique, philosophique également, qui le façonne lentement de manière à le rendre conforme à un usage particulier. De la même façon, les mécanismes évoqués le seront le plus souvent de manière assez générale, puisque l’étude du régime juridique précis du consentement, et de la manière dont celui-ci est protégé fera l’objet de développements significatifs plus loin dans notre travail131.

142. Afin d’espérer réaliser cette entreprise, qui verra passer plus de deux mille ans d’usages et d’évolutions du concept de consentement, on étudiera à la fois l’émergence du concept au sein de la théorie juridique, lorsque son statut et son sens ne sont pas encore fermement établis dans les esprits (Chapitre 1). Puis une fois cette place assignée, c’est bien l’inscription définitive du consentement dans la pensée juridique, c’est-à-dire à la fin du Moyen-Âge que nous évoquerons dans le détail (Chapitre 2).

CHAPITRE I : ÉMERGENCE DU CONCEPT DE CONSENTEMENT AU SEIN DE LA