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Expérience 9 : syllabe * nombre de lettres

Les mots polysyllabiques

9.3. Expérience 9 : syllabe * nombre de lettres

Les deux expériences (7 et 8) précédentes indiquent qu'à la fois le nombre de syllabes et le nombre de lettres dans un mot sont deux facteurs influençant les performances d'identifica-tion des sujets. Cette troisième expérience vise à coupler ces deux facteurs afin de préciser leur influence respective sur les latences d'identification. Il nous sera alors possible de voir plus particulièrement comment évolue l'effet marqué du nombre de syllabes observé dans l'expérience 7. Cet effet est observé pour des mots de 5 lettres, mais on peut se demander si cet effet sera tout aussi marqué pour des mots de 4 et 6 lettres. De même, réciproquement, on pourra estimer si l'effet du nombre de lettres dépend de la structure syllabique des mots.

Méthode

Sujets. 23 étudiants de l'Université de Marburg (Allemagne) participent à cette expérience. Ils sont tous de langue maternelle allemande et ont une vision normale ou corrigée.

Matériel expérimental. Les stimuli utilisés se divisent en trois groupes de nombre de lettres : 30 mots de 4 lettres, 30 mots de 5 lettres et 30 mots de 6 lettres. Chaque groupe est ensuite divisé en deux sous-groupes de 15 mots monosyllabiques et 15 mots disyllabiques. Tous des mots allemands utilisés dans cette expérience sont des mots de basse fréquence (F < 10 oc-currences par million). Par ailleurs, nous maintenons constants un certain nombre de facteurs comme la fréquence d'occurrence, la fréquence des bigrammes, le nombre de voisins ortho-graphiques et le nombre de voisins de plus haute fréquence. Le Tableau 9.3 regroupe les va-leurs moyennes de ces facteurs pour les 6 groupes expérimentaux de cette expérience

(l'An-nexe XI fournit le détail de ces valeurs pour l'ensemble des stimuli). 10 stimuli supplémentai-res sont par ailleurs utilisés lors de la phase d'entraînement.

Tableau 9.3. : Description statistique des 6 groupes expérimentaux de l'expérience 9. F = fréquence. BiF = fréquence des bigrammes. VO = nombre de voisins orthographiques. VHF = nombre de voisins de plus haute fréquence.

Nombre de Lettres

4 5 6

1 Syl. 2 Syl. 1 Syl. 2 Syl. 1 Syl. 2 Syl.

F 5.93 6 5.8 6 5.73 5.93

BiF 7412 5127 7656 6789 8502 7864

N 1.87 1.87 1.8 1.8 1.67 1.73

HFN 1.33 0.8 0.8 0.73 0.73 0.93

Résultats

Trois items (FIRN, EBBE et OVAL) avec un pourcentage d'erreurs de 26.08, 21.73 et 21.73% respectivement sont exclus de nos analyses. La procédure d'exclusion des réponses trop tardives ("outliers") est identique à celle utilisée dans les autres expériences. Des analy-ses de variance sont réalisées en prenant les sujets et les items comme facteurs aléatoires et le nombre de syllabes croisé avec le nombre de lettres comme facteurs intra-sujet.

La Figure 9.4 présente les résultats obtenus dans cette expérience. Nous observons tout d'abord, pour les temps de réponse, un effet graduel du nombre de lettres, les mots composés de 4-5 lettres étant identifiés plus rapidement que les mots composés de 6 lettres (F1(2,22) = 8.62, p < .001 ; F2(2,81) = 3.62, p < .05). En ajustant les valeurs obtenues à une droite de régression linéaire, on obtient un coefficient de corrélation de .88 (p > .1) et une pente de 13.5 ms par lettre (nous obtenons une pente de 13.7 ms par lettre dans l'expérience 8). Nous ob-servons également un effet du nombre de syllabes (F1(1,22) = 4.6, p < .05 ; F2(1,81) = 2.68, p = .1). On retrouve donc ici aussi une tendance vers un avantage des mots monosyllabiques par rapport aux mots disyllabiques. L'interaction entre nombre de lettres et nombre de sylla-bes n'est cependant pas significative.

1 2 1870 1890 1910 1930 1950 1970 Nombre de syllabes 5 Lettres 4 Lettres 6 Lettres 0 1 2 3 4 1 2 Nombre de syllabes % Err TR (ms)

Figure 9.3. : Temps de réponse moyens (TR) et pourcentage d'erreurs (% Err) dans l'expérience 9 croisant le nombre de lettres (4, 5, et 6) et le nombre de syllabes (1 vs. 2). Le graphe fournit également les valeurs des erreurs standards pour chaque condition expérimentale.

Pour ce qui est des pourcentages d'erreurs, on n'observe pas d'effet du nombre de syllabes ni d'effet du nombre de lettres (tous les Fs < 1.5).

Discussion

Dans cette expérience, nous répliquons à la fois l'effet du nombre de syllabes et l'effet du nombre de lettres sur les latences d'identification dans la tâche de LIP. Toutefois, on remarque plus spécifiquement que l'effet du nombre de syllabes apparaît essentiellement pour les mots de 5 lettres. Ceci est conforme aux résultats de l'expérience 7 réalisée avec uniquement des mots de 5 lettres. En revanche, pour les mots de 4 ou 6 lettres, l'effet du nombre de syllabes est presque inexistant. Au regard des résultats obtenus dans l'expérience 7 et 9, il semble donc que seuls les mots de 5 lettres soient sensibles au facteur "nombre de syllabes".

Du point de vue de l'effet du nombre de lettres, on observe dans cette expérience un effet graduel de ce facteur sur les temps d'identification des mots disyllabiques ; mais cet effet semble moins net pour les mots monosyllabiques. Pour cette catégorie de mots, on observe un désavantage des mots de 6 lettres par rapport aux mots de 4 et 5 lettres. Ce même désa-vantage est également présent dans l'expérience 8. Toutefois, tout comme dans l'expérience 8, il n'existe pas de différence marquée entre mots de 4 et 5 lettres. Sans pour autant interpréter cet effet nul, il reste que ces données sont en accord avec le point de vue selon lequel les mots monosyllabiques de 4 et 5 lettres forment ensemble une population de mots homogène.

9.4. Discussion

Avec les trois expériences (7, 8 et 9) présentées ici, nous réalisons un travail préliminaire sur la question des rapports entre orthographe et phonologie lors la reconnaissance visuelle des mots polysyllabiques. En effet, les mots polysyllabiques semblent soulever un grand nombre de questions quant au passage de l'orthographe à la phonologie. Lire un mot dissyl-labique, par exemple, suppose de retrouver non seulement la bonne séquence de phonèmes à partir de la séquence de lettres (tout comme pour les mots monosyllabiques) mais aussi de grouper certains phonèmes pour former l'unité plus large qu'est la syllabe. C'est en effectuant le groupement adéquat de ces phonèmes que l'on est en mesure de retrouver la bonne pronon-ciation d'un mot polysyllabique. Ainsi, sur le plan du transcodage ortho-phonologique, on retrouve ici un problème de segmentation se situant, cette fois, au niveau des unités syllabes.

Si on prend l'exemple du mot ANIMAL, ce mot se segmente au niveau phonologique de la manière suivante : /a-ni-mal/. On peut de ce fait faire l'hypothèse que la représentation pho-nologique de ce mot est, elle aussi, segmentée de cette manière et non pas en /an-im-al/, par exemple. La question est donc de savoir comment le système de lecture parvient à réaliser ce regroupement fonctionnel.

A cette question, vient s'ajouter un autre problème qui est celui du conflit possible entre unités syllabes et unités graphèmes. Considérons, par exemple, le mot ANANAS. Du point de vue du transfert ortho-phonologique, la segmentation fonctionnelle ici (i.e., permettant de retrouver la bonne prononciation de ce mot) est une segmentation syllabique : A-NA-NAS. Pourtant, une autre segmentation, au niveau graphémique, est tout aussi possible mais ne donne pas cette fois la prononciation correcte : AN-AN-AS. On voit donc clairement apparaî-tre ici un conflit enapparaî-tre unités syllabes et unités graphèmes. Ce conflit nous rappelle d'ailleurs le conflit évoqué au chapitre 6 entre unités graphèmes et unités lettres. Il se dessine ainsi ce que l'on peut appeler une hiérarchie de conflits entre différentes unités sous-lexicales : les lettres, puis les graphèmes, puis les syllabes, puis sans doute peut-on étendre cette liste jus-qu'aux morphèmes pour finalement parvenir aux mots. On peut alors se demander si la solu-tion proposée pour résoudre le conflit lettres/graphèmes pour les mots monosyllabiques (i.e., le FUM) peut également être valable pour le conflit graphèmes/syllabes et résoudre par la même occasion, le problème de la segmentation des mots polysyllabiques. Cette question reste ouverte et constitue clairement une perspective de recherche importante.

Conclusion

« La grandeur de l’homme, c’est qu’il est un pont et non une fin : ce qu’on peut aimer chez l’homme, c’est qu’il est transition et chute ».

Friedrich Nietzsche

ire un mot écrit conduit à activer automatiquement et rapidement le code phonologique qui lui correspond. Orthographe et phonologie apparaissent donc comme intimement liées au cours de la perception des mots écrits. L'objectif de travail était de spécifier la nature de ce lien et de mieux comprendre comment le système de lecture traduit une séquence de lettres en une séquence phonologique.

Le principal résultat de nos expériences est que le temps d'identification d'un mot est dé-pendant de sa structure phonologique. Ce résultat conforte, dans un premier temps, l'idée que l'information phonologique participe activement à la perception visuelle d'un mot. Les pro-priétés phonologiques des mots semblent ainsi conditionner la structure et la dynamique de leur perception visuelle. Elles imposent une certaine organisation fonctionnelle des informa-tions orthographiques, organisation dont le degré de complexité varie d'un mot à l'autre.

Les manipulations de la structure phonologique que nous avons effectuées et les variations des temps d'identification que nous avons observées nous renseignent, dans un deuxième temps, sur le format du lien ortho-phonologique. Nous avons notamment montré que l'identi-fication des mots monosyllabiques semble être rapide lorsque leur organisation ortho-phonologique est simple et directe. En revanche, leur identification semble être ralentie lors-que leur organisation ortho-phonologilors-que est plus complexe et demande de regrouper certai-nes lettres en graphèmes. Nous avons ainsi montré que les unités graphèmes, pour les mots monosyllabiques, semblent jouer précisément le rôle de lien ou de "pont fonctionnel" entre orthographe et phonologie. Ces unités graphèmes supplantent en quelque sorte les unités lettres au sein du système de lecture pour acquérir un statut d'unité perceptive orthographique.

En ce sens, le rôle de la phonologie pour la lecture est de structurer les informations ortho-graphiques. La phonologie vient ainsi modeler l'orthographe et les unités orthographiques sont, dans un tel contexte, le reflet des unités phonologiques (Treiman, 1994).

Nous avons formalisé cette idée en développant un modèle computationnel de la perception des mots écrits basé sur la notion d'unité orthographique fonctionnelle. Ce modèle postule l'existence d'unités orthographiques au sein du système de lecture, unités se situant à l'inter-face entre orthographe et phonologie. L'établissement de ces unités, au cours de l'acquisition de la lecture, dépend des associations récurrentes entre certaines formes orthographiques et certaines formes phonologiques. Ces unités constituent ainsi le lieu du couplage ortho-phonologique.