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Existe-t-il une couleur « jaune laser » ?

Chapitre 5. Discussion générale

5.6. Existe-t-il une couleur « jaune laser » ?

L’étude d’un phénomène chromatique tel que le jaunissement implique naturellement la nécessité d’une analyse approfondie des couleurs, que ce soit celles des éprouvettes de croûtes noires synthétiques de laboratoire ou celles des différentes zones du portail des Valois de la basilique Saint-Denis.

Dans cette partie, tous les résultats des mesures de couleur présentés au fil de ce mémoire seront discutés, afin de mettre en évidence et préciser les propriétés colorimétriques du phénomène de jaunissement. Est-il possible de définir une couleur spécifique « jaune laser » ? Et comment relier la couleur aux propriétés morphologiques, chimiques et structurales des nanostructures ? Pour répondre à ces questions les variations chromatiques sont discutées dans un premier temps avant d’examiner les informations fournies par l’étude des signatures optiques.

5.6.1. Jaunissement et variations chromatiques

L’irradiation laser des croûtes noires modèles ou reconstituées induit un changement remarquable de couleur : les éprouvettes qui ont des teintes rouges ou grises avant irradiation deviennent jaunes. Pour caractériser le processus de jaunissement, il est indispensable de définir une couleur de référence par rapport à laquelle les variations chromatiques induites par le laser vont être calculées. Dans notre étude, nous avons repris les deux types de références habituellement utilisés dans la littérature, à savoir la couleur d’une zone encrassée avant nettoyage (dans notre cas, la couleur de l’éprouvette avant irradiation) ou la couleur d’une zone non encrassée de l’objet (dans notre cas, la couleur d’une plaquette de plâtre pur).

Si l’on choisit comme couleur de référence celle de l’éprouvette avant irradiation, le jaunissement des croûtes modèles et celui des croûtes reconstituées sont liés à des variations chromatiques différentes. Dans le cas des croûtes modèles, le jaunissement est lié à de fortes variations de l’angle de teinte ℎ, qui passe de valeurs proches du rouge à des valeurs proches du jaune, auxquelles s’ajoutent une augmentation de saturation 𝐶 et de clarté 𝐿. Dans le cas des croûtes reconstituées, la teinte ℎ est déjà très jaune (ℎ≈ 93 − 95) et varie peu lors de l’irradiation laser : le jaunissement est dans ce cas principalement dû à une augmentation conjointe de saturation 𝐶 et de clarté 𝐿. Les croûtes reconstituées présentent en fait des teintes très jaunes mais faiblement saturées, ce qui les fait apparaître grises. L’irradiation laser semble alors « révéler » la teinte jaune de la croûte noire reconstituée en augmentant sa saturation et sa clarté.

Si l’on choisit comme couleur de référence celle du substrat blanc de plâtre pur, le jaunissement des croûtes modèles et reconstituées se traduit par des variations chromatiques similaires : la saturation 𝐶 et la teinte ℎ augmentent et la clarté 𝐿 diminue.

La valeur de la coordonnée 𝑏 fréquemment utilisée pour caractériser le jaunissement augmente de 8 à 33 unités pour les croûtes modèles (quelle que soit la référence choisie) et de 3 à 11 unités pour les croûtes reconstituées (idem). Ces valeurs sont du même ordre de grandeur que celles obtenues dans la littérature pour des croûtes modèles à base d’hématite (De Oliveira et al., 2016a; Klein et al., 2001) ou des encrassements naturels (Pouli et al., 2008; Vergès-Belmin & Dignard, 2003).

On remarque que quelle que soit la référence choisie, les colorations jaunes obtenues après irradiation laser sont toujours plus saturées que les couleurs de référence. Les essais d’atténuation de ces colorations jaunes par exposition à la lumière UV apportent des informations supplémentaires sur la couleur de l’effet jaune. L’atténuation par exposition au rayonnement UV est essentiellement due à une diminution de saturation 𝐶, couplée à une

légère augmentation de clarté 𝐿. L’angle de teinte ℎ augmente quant à lui légèrement vers des teintes plus jaunes mais cet effet est contrebalancé par la baisse de saturation et l’augmentation de la clarté qui confèrent in fine aux éprouvettes un aspect visuel moins jaune. Ce résultat renforce donc l’idée que le jaunissement laser est principalement lié à une augmentation de saturation. L’analyse des couleurs du portail des Valois étaye également cette hypothèse : les différences de couleur entre les zones ocre jaune (nettoyées au laser) et les zones beige clair (nettoyés par d’autres techniques) du portail sont essentiellement dues à des différences de saturation 𝐶, celle-ci étant plus importante sur les zones jaunes que beiges (∆𝐶𝑚𝑜𝑦𝑒𝑛≈ +8). L’angle de teinte ℎ moyen est relativement constant (80 < ℎ< 84) et la clarté 𝐿, plus faible pour les zones ocre jaune (∆𝐿≈ −8), varie sur de larges gammes de valeurs dans les deux cas. Ainsi, les zones nettoyées au laser sont plus saturées que celles nettoyées par d’autres techniques.

La Figure 157 résume les différentes variations chromatiques liées au jaunissement laser, en prenant comme référence pour a. et b. la couleur des éprouvettes avant irradiation et pour d. la couleur des éprouvettes avant exposition au rayonnement UV. Pour c. la référence est la couleur des zones beige clair non nettoyées au laser. Le résultat majeur de cette étude colorimétrique est donc que le jaunissement laser est un processus principalement lié à des variations de saturation de la couleur, et non de teinte.

Figure 157 : Résumé des variations chromatiques liées au jaunissement laser ; a. jaunissement laser d’une croûte modèle à base d’hématite ; b. jaunissement laser d’une croûte reconstituée à partir de croûte naturelle ; c. comparaison des zones ocre jaune nettoyées au laser et des zones beige clair nettoyées par d’autres techniques du portail des Valois ; d. atténuation de la coloration jaune d’éprouvettes de croûtes noires synthétiques par exposition à de la lumière UV.

L’étude de Benavente et al. (2003) apporte des informations intéressantes pour relier ces résultats colorimétriques à la nature chimique et structurale des composés néoformés par irradiation. L’étude démontre en effet qu’une augmentation micrométrique de la rugosité de surface d’une pierre calcaire conduit à une couleur plus claire et plus saturée, sans variation significative de la teinte. On peut de ce fait émettre l’hypothèse que les variations chromatiques similaires obtenues pour le processus de jaunissement seraient également liées à l’augmentation de la rugosité de la surface, dans notre cas à l’échelle nanométrique, par la formation de nanostructures lors de l’irradiation. Benavente et al. (2003) expriment en outre l’idée que les variations de teinte sont souvent liées aux transformations chimiques des chromophores. Autrement dit, les auteurs émettent l’hypothèse que si la teinte ne varie pas lors d’un changement de couleur, les composés chromophores gardent probablement la même nature chimique. Cette idée, qu’il faudrait cependant justifier par des expériences complémentaires, est intéressante à mettre en parallèle avec nos résultats car nous avons montré d’une part que le jaunissement n’induit pas de variation significative de teinte, et d’autre part qu’il est lié à une transformation des microparticules d’oxydes de fer et des

cendres volantes en nanoparticules de composition chimique analogue. C’est ainsi qu’émerge l’idée que le jaunissement laser est peut-être lié à une nano-division (ou nano-structuration) de la matière qui bien qu’elle subisse indubitablement des transformations chimiques lors de l’irradiation laser, garde in fine une nature chimique comparable.

5.6.2. Signature optique de l’effet jaune et lien avec les

nanostructures

La signature optique des surfaces jaunes des éprouvettes de croûtes noires synthétiques (modèle ou reconstituée) est similaire : on observe un seuil d’absorption abrupt dont le maximum se trouve dans la région du proche UV et trois bandes d’absorption de plus faible amplitude autour de 420-425, 480-484 et 985-1000 nm. Le seuil abrupt correspond très probablement à une transition de transfert de charge tandis que les trois bandes d’absorption de faible amplitude sont dues à des transitions de champ cristallin33. Les deux premières bandes vers 420 et 480 nm sont caractéristiques de composés jaunes contenant du Fe3+ (principalement en symétrie octaédrique) tels que des oxydes et oxyhydroxydes de fer comme la lépidocrocite, la goethite, la maghémite34 et des oxyhydroxysulfates de fer comme la schwertmannite (Scheinost et al., 1998). Ces deux bandes sont également observées dans la signature optique de sulfates de fer (Rossman, 1976). La troisième bande vers 985 nm peut quant à elle correspondre à du Fe3+ ou du Fe2+ en symétrie octaédrique (Burns, 1993c).

Cette signature optique a déjà été observée dans une étude menée sur une éprouvette de croûte reconstituée à partir de poussières provenant de la basilique Saint-Denis et irradiée au laser (De Oliveira et al., 2016b). L’étude conclut que la couleur jaune est due à la présence d’une phase de signature spectrale similaire à celle de la goethite, identifiée par ailleurs ponctuellement par analyse Raman. Notre étude permet à présent de préciser cette hypothèse. Dans le cas des croûtes modèles, les analyses XAS ont confirmé que le fer est principalement sous forme de Fe3+ dans un environnement octaédrique proche de celui des composés jaunes énoncés plus haut. Il est donc probable que la couleur jaune des nanostructures soit liée aux mêmes mécanismes à savoir des transitions de champ cristallin et de transfert de charge O-Fe. Par ailleurs, étant donné que l’irradiation laser engendre l’apparition de Fe2+, un mécanisme de transfert de charge d’inter-valence Fe3+ - Fe2+ pourrait également jouer un rôle dans le processus de coloration. Ce mécanisme produit des bandes d’absorption intenses dont l’énergie dépend des distances entre les atomes de fer (Amthauer & Rossman, 1984). A ce stade, il est cependant difficile d’affirmer avec certitude à quel type de transfert de charge (oxygène-ligand, inter-valence ou les deux) le seuil d’absorption abrupt correspond.

Par ailleurs, la magnétite est identifiée à l’échelle nanométrique à la surface des croûtes modèles irradiées. La magnétite est un oxyde d’une couleur noire intense produite par un transfert de charge d’inter-valence entre les ions Fe2+ et Fe3+ présents dans la structure (Burns, 1993b). Une modélisation du spectre de réflexion fondée sur des calculs de diffusion de Mie a néanmoins démontré qu’un ensemble de nanoparticules de magnétite dispersées sur un substrat blanc pouvait produire une couleur ocre beige. Ce résultat révèle le rôle significatif que joue la taille des particules dans la coloration perçue visuellement.

33 Les transitions de champ cristallin des ions Fe2+ et Fe3+ sont interdites de Laporte et sont en conséquence environ 10 à 10000 fois moins intenses que les transitions de transfert de charge qui sont autorisées (Burns, 1993a)

34 La maghémite contient également des sites tétraédriques mais qui sont difficilement détectables en spectroscopie optique (Sherman & Waite, 1985).

Sur le portail des Valois, on retrouve le seuil d’absorption abrupt et les deux premières bandes d’absorption autour de 420 et 480 nm sur toutes les zones analysées, qu’elles soient

ocre jaune ou beige clair. La présence de ces bandes d’absorption dans les zones beige clair

(non nettoyées au laser) est probablement due à la présence de reliques de la patine colorée d’harmonisation appliquée en 1997 qui contenait des pigments jaunes certainement à base de fer. Elle peut en outre être due au ré-encrassement de la surface par des aérosols contenant du fer. Ces résultats montrent que les mesures spectrales effectuées sur des monuments réels sont bien plus délicates à interpréter que celles obtenues sur les éprouvettes de laboratoire.

Ainsi, l’étude de la couleur a révélé que le processus de jaunissement laser est surtout lié à des variations de saturation, et non de teinte. Les teintes des encrassements naturels et celles des surfaces nettoyées par d’autres techniques sont aussi jaunes que celles des surfaces nettoyées au laser. Les zones irradiées au laser apparaissent visuellement plus jaunes en raison d’une saturation plus importante de la couleur. La signature optique de la coloration jaune des éprouvettes de croûte modèles et reconstituées comporte un seuil abrupt qui correspond à une transition de transfert de charge et trois bandes d’absorption de faible amplitude vers 420 et 480 et 985 nm qui correspondent à des transitions d-d d’ions Fe3+ et possiblement Fe2+ en symétrie octaédrique. Les processus à l’origine de la couleur sont de ce fait probablement analogues à ceux qui produisent la couleur jaune de nombreux oxydes, oxyhydroxydes et sulfates de fer etc. qui contiennent des ions Fe3+ en symétrie octaédrique (goethite, lépidocrocite, jarosite etc).