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un exemple québécois de fabrique d’une nouvelle agriculture durable en région agricole marginalisée

Bruno Jean, Université du Québec à Rimouski (UQAR)- bruno_jean@uqar.ca

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Résumé.

De nouvelles formes d’agriculture s’inventent dans les anciens territoires agricoles marginalisées dans le sillage de l’échec de l’agriculture marchande puis l’agriculture productiviste à valoriser leurs potentialités agroalimentaires. Alors qu’on pensait que le processus de déconnexion de l’agriculture avec l’alimentation et le territoire était irréversible, il est maintenant clair que plusieurs expériences innovantes fabriquent de nouvelles formes d’agriculture qui assurent la reterritorialisation de l’agriculture retrouvant son lien avec l’alimentation et le territoire. Dans une étude dans quelques régions agricoles marginalisées du Québec, nous avons pu voir le potentiel de ces nouvelles formes d’agriculture pour le développement de ces territoires..

L’agriculture conventionnelle, basée sur la production au plus bas coût des produits génériques pour des marchés hautement compétitifs s’avère avoir peu d’avantages comparatifs dans les milieux en restructuration de la région Chaudière-Appalaches au Québec. C’est plutôt du côté d’une production agricole de spécialité, valorisant les spécificités locales par des labels territoriaux, agriculture souvent nommée agriculture de qualité ou de terroir, que ces milieux offrent des opportunités, dans la mesure où il existe un accompagnement approprié des diverses initiatives par une R&D agroalimentaire régionale.

Après avoir décrit la dynamique de déprise agricole s’expliquant plutôt par des dynamiques sociales (désintéressement des jeunes attirés par les emplois industriels salariés) que des supposées contraintes agro-écologiques (piètre qualité des sols) ou économiques (les marchés), la communication illustrera le processus de reprise agricole induit par des nouvelles entreprises agricoles et agroalimentaires mises en place par une nouvelle génération d’acteurs souvent issus du milieu urbain qui inventent parfois de nouvelles formes d’accès à la terre. ───────

La reterritorialisation de l’agriculture :

un exemple québécois de fabrique d’une nouvelle agriculture durable en région agricole marginalisée

L’évolution de l’agriculture moderne se caractérise par un processus de déconnexion de l’agriculture avec ses bases sociales et écologiques historiques. Bertrand HERVIEU (1993) a bien illustré ce processus déconnexion de l’agriculture avec la famille, avec l’alimentation, avec l’environnement mais aussi avec le territoire. Dans ce dernier cas, cela apparaît paradoxal car l’activité agricole apparaît fortement connectée au territoire. Reprenant cette idée d’une déconnexion de l’agriculture avec le territoire de Hervieu, on peut donc construire une interprétation des dynamiques agricoles récentes et actuelles comme une évolution allant dans deux directions, soit la déterritorialisation de l’agriculture, caractéristique de la mise en place d’une agriculture exclusivement marchande et puis largement productiviste et la plus récente reterritorialisation de l’agriculture. Ce dernier processus est fondée sur l’observation dans plusieurs régions agricoles déclassées, marginalisées, périphériques, de nouvelles formes d’entreprises agricoles misant sur de potentialités agro-écologiques inédites, sur de la production de qualité ou de spécialités, sur les circuits courts de distribution, etc… Cette agriculture est souvent le fait de néo-ruraux qui arrivent milieu rural avec de nouvelles idées et qui sont sensibles à la dimension territoriale dans le mesure où il est à la fois un milieu de vie et lieu de production dont ils essaient d’arrimer au mieux les deux logiques, ce qui ne pas toujours de soi.

De nouvelles formes d’agriculture naissent actuellement en ville, à tel point que l’agriculture urbaine dont on pouvait voir de signes anachroniques dance certaines villes du Sud devient une réalité dans les grandes villes du Nord, mais elles s’inventent aussi dans les anciens territoires agricoles marginalisées et ayant vécu une forte déprise agricole par le déploiement de l’agriculture marchande puis l’agriculture productiviste. Ce processus de recomposition spatiale des territoires agricoles est bien connu et il a été documenté. Il a produit un phénomène de sous-utilisation des terres dans certains zones plus éloignées des marchés mais ayant néanmoins des potentialités agro-écologiques intéressantes. D’un autre côté, il a généré une surutilisation des terres sur d’autres territoires suscitant l’émergence de pratiques agricoles questionnables au plan environnementale avec la perte de biodiversité générés par les monocultures comme le maïs-grain qui couvre de nos jours la grande plaine agricole des Basses Terres du Saint-Laurent au Québec. Alors qu’il y a peu de temps, on pensait que ce processus de déconnexion de l’agriculture avec l’alimentation et le territoire était irréversible, il est maintenant clair que plusieurs expériences innovantes fabriquent de nouvelles formes d’agriculture qui assurent la reterritorialisation de l’agriculture qui retrouve son lien avec l’alimentation et le territoire. Déjà dans une étude dans quelques régions agricoles marginalisées du Québec, nous avions vu le potentiel de ces nouvelles formes d’agriculture.

Nous postulions alors que l’agriculture conventionnelle, basée sur la production au plus bas coût des produits génériques pour des marchés hautement compétitifs s’avère avoir peu d’avantages comparatifs à être pratiquée dans les milieux en restructuration de la région Chaudière-Appalaches et l’histoire agricole récente de ces territoires le démontre clairement. Et on pensait que c’était plutôt du côté d’une production agricole de spécialité, valorisant au mieux les spécificités locales pouvant donné lieu à des labels territoriaux, agriculture souvent nommée agriculture de qualité ou de terroir, que ces milieux en restructuration offrent des opportunités, et cela dans la mesure où il existera un accompagnement approprié des diverses initiatives par une R&D agroalimentaire régionale.

Dans la présente communication, nous allons d’abord illustrer ce processus de déprise agricole sur dans un région agricole plus marginale du Québec, et qui participe de ce processus d’une dynamique de déterritorialisation de l’agriculture qui touche le Québec comme les autres sociétés occidentales; analysé à partir d’une grille d’analyse dérivée du développement durable, nous avons pu comprendre que cette déprise agricole n’est pas seulement un conséquences des contraintes environnementales et économiques mais aussi sociales. Dans un second temps, en explorant les options pour une relance de l’agriculture dans des tels milieux en recomposition, nous tenterons de montrer que c’est du côté d’une reterritorialisation de l’agriculture sur la base d’une nouvelle forme d’agriculture, une agriculture de spécialité, une agriculture durable, et possiblement une agriculture de proximité, que le maintien d’une activité agricole et agroalimentaire contribuant au développement territorial sera possible sur ces territoires déqualifiées par le modèle de l’agriculture marchande productiviste. Finalement nous discuterons des enjeux actuels de cette nouvelle forme d’agriculture re- territorialisée, que ce soit sa capacité d’assurer un développement territorial significatif, de se définir comme une agriculture durable et d’inventer des forme d’accès à la terre pour une relève agricole non issue des milieux agricoles.

1. Déprise agricole et déterritorialisation de l’agriculture : le cas de la région Chaudières Appalaches au Québec

La démarche conduisant à la planification territoriale d’un région fragilisée, soit celle de la couronne sud de la région Chaudière- Appalaches relatée ici repose sur une étude plus vaste. Nous avons pu mettre en œuvre un diagnostic territorial et une stratégie de développement régional découlant d’une application de la théorie du développement durable qui devient alors une méthodologie de développement rural durable. Constitué d’une soixantaine de municipalités considérées comme des «milieux en restructuration» selon le Conseil régional de concertation et de développement (CRCD), ce territoire se caractérise notamment par de profondes inégalités sociales et économiques1

Sur cet ancien front pionnier soumis à une colonisation agro-forestière, nous avons entrepris un diagnostic territorial en reprenant les grandes dimensions de la théorie du développement durable. Celle-ci nous invite à poser un diagnostic de l’économie agricole régionale en considérant simultanément les dimensions environnementale, économique et sociale du développement. Une telle approche méthodologique nous a permis d’esquisser un nouveau modèle de développement agricole et agroalimentaire plus apte à mettre en valeur les diverses potentialités propres à ce territoire. En abordant certaines contraintes comme des opportunités, ce qui suppose un changement de regard sur la même réalité, nous arriverons à la conclusion que le problème de la dévitalisation rurale de cette région, comme plusieurs autres sans doute, n’est pas tant relié à la marginalisation de l’agriculture familiale ou à l’inadaptation des politiques agricoles mais plutôt à la capacité de prise en main par les acteurs locaux et régionaux du développement agricole régional.

. La mandat initial de cette étude consistait à établir les bases d’une nouvelle stratégie de développement agricole capable de répondre aux attentes des acteurs du milieu tout en valorisant les opportunités économiques, sociales et environnementales de ce territoire.

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Pour une description plus détaillée du contexte géographique régional, on se référera à l’article de notre assistant de recherche, Majella Simard, publié dans la revue Ruralia, no 9 (2001).

La fragilité des milieux en restructuration de la région Chaudière-Appalaches: rappel historique et situation actuelle

Les milieux en restructuration, tels que définis par le CRCD de la région Chaudière-Appalaches, englobent 62 municipalités sur un total de 171. Elles couvrent 50% du territoire mais ne représentent que 15,7% de la population régionale.

Caractéristiques/Catégories de localités Milieux en restructuration Localités en développement Localités développées

La région

Population (1951) 75 352 117 618 64 148 262 334 Population (1996) 59 760 158 192 159 075 380 496 % de variation (1951-96) -20,7 34,5 148,0 45,0 Poids démographique (1951) 28,7 44,8 24,5 100,0 Poids démographique (1996) 15,7 41,6 41,8 100,0

Superficie des terres

en kilomètre carré en 1996 7 503,9 4 883,2 2 030,9 14 980,4

Tableau 1 : Évolution démographique dans les différentes catégories de localités de la région Chaudière-Appalaches entre 1951 et 1996

Source: Statistique Canada. Recensements de 1951 et 1996

La fragilité de ces milieux se reflète notamment à partir de certaines caractéristiques socio-économiques que nous avons rassemblées aux tableaux 1 et 2. Alors que le Québec voyait sa population augmenter de 18,4% entre 1971 et 1996, celle de la région Chaudière- Appalaches diminuait de 5,1% au cours de la même période. Pour leur part, les milieux en restructuration subissaient une décroissance démographique encore plus notable passant de 75 352 à 59 760 habitants, soit une baisse de 20,7%. Inversement, le processus d’urbanisation que l’on observe le long du Saint-Laurent et dans un certaine mesure dans la vallée de la Chaudière (la Beauce) a été particulièrement intense. On retrouve, le long de cet axe, la totalité des localités dites développées. Leur population a plus que doublé entre 1951 et 1996 passant de 64 148 à 159 075 habitants, soit une augmentation de 148%.

De plus, la population des milieux en restructuration est vieillissante. La part des 65 ans et plus compose 15% des effectifs régionaux comparativement à 11,2% pour le Québec. C’est aussi une population significativement moins instruite car 38% des personnes qui vivent dans ces localités ont un niveau de scolarité inférieure à la 9e année alors que cette proportion se situe à 18% pour la province. Toute proportion gardée, les diplômés universitaires y sont trois fois moins nombreux que pour l’ensemble du Québec.

La fragilité de ces milieux se vérifie aussi par un faible taux d’activité (54% comparativement à 62% pour la province). La faiblesse de l’activité économique a pour corollaire un taux de chômage relativement élevé (près de 15% par rapport à 10% pour la région selon les données de 1996). La structure de l’emploi est aussi typique de ce segment de l’espace rural. Avec 18% des travailleurs dans le secteur primaire, les ressources naturelles exercent indéniablement un rôle non négligeable dans l’économie régionale. Cette proportion, relativement élevée, n’est pas tant attribuable à la présence d’un potentiel biophysique exceptionnel. Elle reflète plutôt la précarité des autres branches de l’activité économique notamment des secteurs secondaire et tertiaire.

Finalement, le revenu moyen des familles, pour cette catégorie de localités, atteint seulement 71% de celui des familles québécoises. Ce faible niveau de revenu doit être compensé par des paiements versés aux individus sous formes de transferts gouvernementaux (prestations d’assurance-emploi et d’assistance sociale). Ces derniers représentent 28% du revenu total des ménages par rapport à 16% pour l’ensemble du Québec. Le tableau 2 fait état de disparités criantes aux plans de la démographie, de l’économie et des niveaux de revenus entre les milieux en restructuration, la région et la province. Les statistiques qu’il contient illustrent la très grande fragilité de l’économie des milieux en restructuration. Elles montrent que les écarts de développement entre ces localités et les régions urbaines tardent à se réduire et ce, malgré la mise en place de diverses politiques de développement régional.

Caractéristiques Les milieu

en restructuration La région Le Québec

Évolution de la population entre 1971 et 1996 (en %) -8,8 -5,1 18,4

% de la population de 0 à 24 ans 33,4 34,5 33,7

% de la population de 65 ans et plus 15,1 11,9 11,2

% d’individus dont le niveau de scolarité est inférieur à la 9e année 36,7 24,3 18,1

% d’individus détenteurs d’un diplôme d’études universitaires 2,0 3,8 6,4

Taux d’activité 54,1 61,4 62,3

Taux de chômage 14,6 10,0 11,8

% des travailleurs du secteur primaire 17,8 10,3 3,7

% d’agriculteurs parmi la population active 9,8 6,2 2,5

% des travailleurs du secteur secondaire 42,5 35,0 26,1

% des travailleurs du secteur tertiaire 39,7 54,7 70,2

Revenu moyen des familles (en $) 35 218 43 557 49 261

% du revenu provenant d’un emploi 64,6 72,4 74,2

% du revenu provenant de transferts gouvernementaux 27,9 19,6 16,2

% du revenu provenant d’autres sources 7,5 8,0 9,6

Tableau 2 : Principales caractéristiques socio-économiques des milieux en restructuration en Chaudière-Appalaches en comparaison avec celles de la région administrative et du Québec en 1996

Un retour sur l’histoire agricole régionale

Les milieux en restructuration représentent une réalité palpable aujourd’hui. Leurs caractéristiques sont celles de zones en retard de développement. Mais la mise en œuvre d’une stratégie d’intervention efficiente nécessite, dans un premier temps, une connaissance de l’histoire agricole régionale.

La marche du peuplement en Chaudière-Appalaches s’est effectuée en trois phases successives. Une première remonte au Régime français (1608 à 1760). Elle coïncide avec l’arrivée des premiers colons qui occupent la plaine littorale. Une seconde va de 1760 à 1900. Au cours de cette période, l’occupation du territoire déborde les rives du Saint-Laurent pour s’étendre vers le Bouclier canadien et les Appalaches. Enfin, une troisième (1900 à 1960) correspond à la dernière grande vague de colonisation menée conjointement par l’État et le clergé. Elle se caractérise par la mise en place du peuplement du plateau appalachien. Ces trois zones de peuplement (le littoral, la zone intermédiaire des collines et la plate-forme appalachienne) se laissent découvrir aisément par une simple lecture du paysage.

À bien des endroits, la qualité des sols est telle qu’on peut s’interroger sur la pertinence du maintien de l’activité agricole. Les sols présentent, en effet, des limitations très sévères liées soit à la pente, à la pierrosité ou à de mauvaises conditions de drainage. Plus au sud, de vastes superficies sont carrément inutilisables. Mais il faut juger les actions passées avec le regard du temps et non celui d’aujourd’hui. À l’époque, il s’agissait d’un modèle de colonisation agro-forestière où l’agriculture supportait une population qui tirait une partie importante de ses moyens de subsistance du travail en forêt. On connaît la suite. La professionnalisation du métier d’agriculteur concomitante avec celle du bûcheron a fait voler en éclat ce vieux modèle et sa relation symbiotique agriculture/forêt. La forte déprise agricole2

Aujourd’hui, ces milieux en restructuration représentent un héritage ou un patrimoine issu de cette histoire rurale récente du Québec. Malgré de nombreux facteurs limitatifs, ces territoires ne sont pas exempts de ressources. La question est de savoir comment assurer la mise en place d’une nouvelle dynamique de développement supportée par une stratégie publique qui respectera les contraintes économiques de notre temps tout en mettant en valeur les potentialités agro-écologiques de ces territoires et en prenant compte des attentes et volontés des populations concernées. Une telle harmonisation entre une économie, un environnement et une société constitue une condition nécessaire à l’émergence d’un développement rural durable, objet de la seconde partie du présent exposé.

de ces milieux était le reflet de la désarticulation de ce modèle de colonisation. De nombreuses politiques de soutien à l’agriculture s’inscrivaient dans le mandat de la colonisation agricole. La majorité des petites fermes étaient largement dépendantes de ces “mesures d’assistance” aussi nombreuses que variées. La réorganisation des politiques gouvernementales autour de la fonction de production agricole et agroalimentaire s’est traduite par la fin de ces aides dans un contexte où l’évolution technique se matérialisait davantage par des investissements massifs dans des équipements propres à décourager un grand nombre de petits producteurs.

Un bilan synthétique du développement agricole dans les milieux en restructuration

Si les milieux en restructuration englobent 50% du territoire régional, ils ne représentent que 23% des terres mises en culture (tableau 3). Ces milieux sont caractérisés par la présence significative des fermes laitières (une sur deux) qui exercent des effets relativement structurants sur l’économie agricole régionale3. Tandis que ces territoires comptaient pour 40% des fermes de la région en 1951, ils n’en composaient plus que 29% en 1996. Les superficies mises en culture ont diminué de moitié au cours de cette période, signe d’une profonde déprise.

Variables/Catégorie de milieux

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