• Aucun résultat trouvé

Depuis plusieurs années, la coopération initiée avec des formateurs et des apprenants à l’IUFM de Bretagne (site de Brest) a permis de stabiliser des principes de conception d’un espace d’actions encouragées. Pour concevoir et faire vivre cet espace, ces principes n’ont pas été mobilisés de manière systématique, mais en fonction du niveau de développement professionnel des apprenants, notamment pour chercher à synchroniser au mieux les objectifs de formation avec les préoccupations typiques des stagiaires, sans pour autant affranchir la formation des orientations ministérielles. Cette démarche, directement associée à des travaux de recherche, permet de dépasser le dilemme entre des formations centrées sur l’activité réelle sans contenus structurés et celles présentant des curriculums de contenus structurés (à partir des référentiels de compétences professionnelles par exemple) mais sans prise en compte de l’activité réelle (Durand, et al. 2006). En conséquence, l’espace d’actions encouragées a été construit en référence à des principes de conception convoqués lors de trois étapes : 1) explicitation de l’activité en classe pour accéder à la signification de l’expérience par les acteurs ; 2) interrogation et identification de nouveaux

scénarii ; 3) limitation et « normalisation » des actions possibles.

3.7.1. Expliciter l’activité en classe pour accéder à la signification de l’expérience

Cette première étape vise à accéder à la signification des expériences vécues, afin de comprendre comment l’acteur s’organise pour agir en classe. Deux principes sont alors mobilisés : l’entrée par l’activité en situation et le recours à une sémantique de l’intelligibilité de l’action (Barbier, 2001).

Entrer par des traces de l’activité en classe

Le démarrage de la formation se fait à partir de la présentation d’extraits de corpus de vidéos des années précédentes. Ces vidéos sont choisies en fonction de leur proximité avec les couplages types issus des modélisations de l’activité professionnelle, mais aussi à partir des préoccupations actuelles ou à venir exprimées par les apprenants. Ainsi, il leur est proposé des traces d’expériences professionnelles portant sur le début du cours, sur la présentation d’une tâche ou d’un outil de travail (la fiche d’observation des élèves par exemple), sur la régulation des activités individuelles et collectives en classe, sur la gestion d’élèves en échec ou « difficiles ». Lorsque les apprenants ont intégré le cadre et les modalités de travail ainsi que les enjeux sous jacents en terme d’apprentissage, ils sont invités à présenter deux extraits audiovisuels de leur propre activité, lors de leur pratique d’enseignement en classe : le premier montrant un épisode jugé réussi, agréable, heureux et le second présentant une difficulté professionnelle. Les étudiants doivent aussi situer les extraits sélectionnés en terme de confort/inconfort sur une échelle –3/+3. Celle ci est mobilisée en référence aux travaux de L. Ria (2009) et G. Serres (2006) qui ont mis en évidence l’influence des émotions dans l’organisation de l’action des enseignants novices en classe. Pour ces chercheurs, c’est en effet la place envahissante de leurs émotions qui explique que les enseignants novices développent en classe des stratégies de survie en rapport avec des préoccupations archétypes, celles-ci s’organisant par exemple autour du contrôle de la discipline en classe, de la motivation des élèves, etc.

En commençant l’analyse par une expérience vécue de manière confortable, la préoccupation est de limiter les effets néfastes que peut occasionner le regard des autres sur sa propre pratique d’intervention en classe. Le fait que les apprenants ont tendance à porter un jugement négatif sur leur pratique en classe, voire à considérer qu’ils sont incapables de réaliser ce qu’ils s’étaient prescrits, constitue un autre motif visant à valoriser les traces de l’activité jugées positivement. Cette stratégie est aussi une manière de leur faire prendre conscience de la nécessité de mettre à distance le jugement commun pour construire un jugement argumenté, lucide et fertile à propos d’une disposition à agir. Enfin, l’invitation faite aux stagiaires de choisir leurs propres épisodes de classe encourage, dans un premier temps, la construction d’une communauté d’expériences fondée sur une confiance et une sincérité réciproques. Dans un deuxième temps, les épisodes jugés par les stagiaires comme inconfortables sont exploités afin de repérer les modalités de l’expression de ce sentiment et de situer les causes de ces moments critiques.

Utiliser la sémantique de l’intelligibilité de l’action pour déconstruire la dynamique d’engendrement de l’activité

Ce principe conduit à appréhender l’activité du stagiaire comme étant potentiellement énigmatique et à suspendre intentionnellement la sémantique de l’action (Ricoeur, 1977). Le lexique relatif à l’exercice d’un métier prend en effet appui sur un ensemble de « concepts mobilisateurs » (Barbier, 2000) porteurs d’ambiguïtés et de polysémies. L’intention des formateurs est donc de délaisser momentanément les catégories usuelles du langage quotidien pour que le stagiaire puisse ainsi prendre conscience des différentes dimensions de son engagement et des éléments du contexte signifiants pour l’organisation de son activité en classe. Cette exigence permet aussi d’encourager une meilleure compréhension mutuelle entre les apprenants et rend les échanges plus féconds.

L’intention est donc, dans ces dispositifs, d’amener les différents acteurs à mobiliser une sémantique de l’intelligibilité à partir des catégories d’analyse du cours d’action, afin de faire partager la manière dont le stagiaire s’organise pour agir lors de l’épisode présenté sur le support vidéo. Autrement dit, lors de cette étape, ce qui est au cœur de l’action collective

de formation, ce n’est plus le lexique de l’action professionnelle mais celui de la recherche en intelligibilité. Le formateur contraint alors le stagiaire par une enquête minutieuse à documenter les différentes composantes comportementales, émotionnelles, intentionnelles et cognitives de l’activité. Celui-ci est alors invité à décrire, mimer et commenter ce qu’il a fait, perçu, pensé et pris en compte pour agir. Les relances, essentiellement sous forme de questions, qui accompagnent l’explicitation de son expérience par le stagiaire veillent aussi à mettre à distance tout ce qui relèverait d’un discours normé, axiologisé, investi de valeurs. Pour M. Durand (2008, 2009), l’attention portée à la conscience pré-réflexive de l’apprenant est à la fois un médiateur de l’action du formateur et un moyen pour l’apprenant de transformer intentionnellement son activité. Cette entrée par l’activité professionnelle et son explicitation offrent aussi, comme cela a déjà été évoqué précédemment, la possibilité au stagiaire de prendre conscience d’aspects non perçus lors de l’intervention et de discriminer ce qu’il souhaiterait faire et, ou, croit faire et ce qu’il fait réellement.

Considérer et pointer les données objectives à partir de la subjectivité de l’acteur

L’entrée par l’activité et la signification que donne l’acteur à son vécu dans la classe sont mis en relation avec une description objective du contexte. Il s’agit ainsi de sélectionner et définir les critères et les indicateurs pertinents par rapport aux préoccupations et aux attentes de l’acteur. Concrètement, à titre d’illustration, si sa préoccupation est de mettre rapidement les élèves au travail, le temps écoulé entre l’entrée des premiers élèves et le début du travail scolaire sera alors chronométré et les critères permettant d’identifier le début du travail scolaire identifiés. Cette étape se conclut par une description partagée de l’organisation de l’activité en donnant le primat à la subjectivité de l’acteur. Ce moment permet ainsi de valider un consensus partagé à propos de l’interprétation de(s) l’extraits(s) vidéo(s).

Considérer à la fois les données objectives et subjectives, c’est ici faire le pari que les stagiaires ne se livreront pas spontanément à la prescription générique de solutions pratiques mais prendront le temps de débattre de la question de départ. C’est à cette condition qu’ils pourront peut être prendre conscience qu’il est utile d’interroger le problème exposé, de le circonscrire, de le reformuler et, éventuellement, de retarder la proposition de solutions pratiques immédiates. Ce sont là des conditions nécessaires pour que ceux-ci cultivent une disposition à rendre les évidences énigmatiques.

3.7.2. Interroger et encourager de nouvelles actions

La deuxième étape est marquée par la mobilisation de deux principes dont les objectifs sont de mettre en mouvement l’activité professionnelle, en encourageant la construction de nouvelles significations et le processus de typicalisation de l’expérience.

Introduire la « boussole pédagogique » pour envisager des perspectives à court et moyen terme

Ce principe consiste à situer et hiérarchiser les préoccupations et les attentes des stagiaires, afin de sélectionner avec eux un objectif de formation professionnelle. Pour cela les formateurs mobilisent une « boussole pédagogique » (Guérin, Kermarrec, & Péoc’h, 2010 ; Guérin & Péoc’h, 2010) qui cristallise les préoccupations des enseignants stagiaires sur trois pôles : confort / inconfort, cohérence / incohérence, impact / non impact (impact attendu / impact non attendu). C’est en effet dans la difficulté d’actualiser simultanément ces trois intentions que naissent les situations de crises qui perturbent l’activité des enseignants, que ce soit dans la classe ou dans les moments d’analyse.

Le premier enjeu est de lever deux obstacles majeurs au développement professionnel : d’une part celui qui consisterait à essayer de poursuivre d’emblée et simultanément les trois orientations, d’autre part celui qui conduirait à se focaliser exclusivement sur une seule orientation, en occultant ses liens de dépendance avec les deux autres. Pour lever ces obstacles, une voie moyenne est empruntée, qui consiste à articuler deux pôles, l’atteinte de l’un étant soumise à l’instrumentation de l’autre. Concrètement, il peut s’agir de suspendre provisoirement des exigences de cohérence (respecter scrupuleusement le déroulement prévu de la leçon) pour optimiser le confort (satisfaire les attentes imprévues des élèves) ou encore de différer ou mieux cibler l’impact (des élèves immédiatement organisés par la fiche d’observation) afin d’assurer la cohérence de sa propre conception (les élèves à la recherche de procédures efficaces).

Le second enjeu vise la normalisation des pratiques des enseignants novices, c’est-à-dire la mobilisation d’un processus d’acculturation aux normes du genre professionnel qui se repère à travers des gestes, des postures, des savoirs faire typiques. Pour ce faire, les formateurs sont vigilants à ne pas opposer le confort (à connotation souvent péjorative) à la cohérence (qui ne relève pas uniquement de la rationalité) ou à l’impact (expression de la compétence abusant du prisme des effets observables), mais au contraire à prendre acte de leurs articulations s’exprimant parfois de manière concurrente. En outre s’interroger sur le confort comme condition de développement de dispositions à enseigner lève le tabou de l’expression de ses propres difficultés ou de ses émotions et instaure un rapport de confiance au sein du groupe.

Encourager le partage d’expérience

Ce principe consiste, pour les formateurs, à orienter les échanges collectifs sur les actions possibles en relation avec l’objectif professionnel. Ces actions qui peuvent prendre la forme de scénarii sont envisagées comme des ressources potentielles pour faire un pas en avant et donc agir en relation avec une intention précise.

Les interactions entre stagiaires favorisent le partage de récits d’expériences en termes d’épisodes singuliers mais dans lesquels ils sont susceptibles de repérer une communauté de perceptions, de préoccupations et de sentiments. L’exigence d’explicitation des incidents, critiques ou heureux, permet de repérer des airs de famille entre les expériences des uns et des autres et de constituer des collections de manières de faire (De Certeau, 1980) jugées comme étant efficaces, cohérentes ou confortables dans des contextes plus ou moins larges. Pour cela les formateurs incitent à la reformulation, à la précision, à la navigation entre les différents degrés d’explicitation et visent la mobilisation de processus de réflexion rigoureux permettant de discriminer et de relier (Morin, 2000) les incidents et ce qui pourrait être fait.

On constate cependant que, chez les enseignants novices, ce sont très souvent des modalités d’expression trop génériques qui envahissent le discours. Or, ces discours génériques ne permettent pas toujours d’identifier, d’une part les situations concrètes dans lesquelles les prescriptions dont ils sont porteurs peuvent s’actualiser, ni, d’autre part, les actions pertinentes à mobiliser. Concrètement, se dire « je vais davantage guider mes élèves » ne renseigne pas sur la façon dont on va s’y prendre, et affirmer « je vais les rendre plus autonomes » laisse sous silence les conditions d’accès à cette autonomie recherchée.

3.7.3. Limiter et « normaliser » les scénarii pour l’intervention en classe

Lors de cette troisième étape, les formateurs accompagnent l’activité des enseignants stagiaires avec l’objectif de les aider à faire émerger et à sélectionner des scénarii en fonction de leur projet personnel, tout en présentant le caractère dilemmatique de l’activité en classe. A cette fin deux principes sont mobilisés : pointer et faire accepter le caractère dilemmatique de l’activité en classe ; proscrire et prescrire pour donner et construire des repères.

Pointer et faire accepter le caractère dilemmatique de l’activité en classe

Ce premier principe renvoie à la difficulté récurrente des novices à faire face à des situations dilemmatiques (Ria, Saury, Sève, Durand, 2001). Ceux-ci vivent en effet de nombreux dilemmes qui rendent compte d’une inadéquation entre les connaissances acquises en formation, leurs plans ou prévisions d’intervention et les connaissances construites lors de l’action en classe (Schmidt & Knowles, 1995). Il appartient donc aux acteurs et à eux seuls, quel que soit le niveau de conscience qui est impliqué dans l’action, de saisir ou non les opportunités ouvertes et repérées dans les situations, sachant qu’en saisir certaines, c’est souvent « accepter » de renoncer à d’autres. Il appartient alors aux formateurs de pointer la nécessité de faire des choix entre différents possibles, cette perspective renvoyant au principe ontologique d’autonomie, au principe épistémologique d’incertitude et au principe éthique de responsabilité. Autrement dit, le formateur ne dit pas ce qu’il faudrait faire, ce qui serait incohérent par rapport au postulat d’autonomie de l’acteur, mais il proscrit ce qu’il n’est pas souhaitable de faire afin de ne pas confronter les stagiaires à des difficultés inutiles. C’est aussi à cette fin qu’il attire leur attention sur les actions qui ne sont pas compatibles.

Pointer les liens entre les actions possibles et leur actualisation

Ce principe vise à étayer certains possibles identifiés lors des interactions entre les acteurs. Il se traduit par un pointage systématique du degré de généricité (se faire entendre de tous les élèves) ou de singularité (capturer chaque élève par le regard dès que ceux-ci sont assis face au tableau) des différentes actions envisagées. Cette modalité s’inspire des travaux de J.A. Méard et F. Bruno (2009) qui montrent que la migration de ce qui est appris en formation (les auteurs parlent de règles du métier) est facilitée par l’explicitation des liens entre l’action (motif d’agir) et les éléments du contexte à prendre en considération. Il s’agit de favoriser des allers retours entre le contexte où ce qui pourrait être fait est pointé et le contexte où ces propositions sont destinées à s’actualiser. Mais ces allers retours ne vont pas de soi car ils sont soumis à l’histoire de la classe qui n’offre pas toujours les opportunités d’actualisation de ce qui a été construit ailleurs. Certaines de ces connaissances peuvent donc être « mises en attente » par les apprenants et davantage participer à l’ouverture de leur horizon expérientiel (Theureau, 2004) qu’à la conquête d’un gain immédiat d’efficacité en classe. En contrepartie, ce pari sur la construction de ressources pour la classe ouvre largement un espace d’échanges organisés sur la typicalisation des situations évoquées et, sur le degré d’explicitation des gestes du métier par des modalités génériques ou plus circonstanciées. Les échanges entre formateurs et apprenants semblent aussi propices pour construire une mémoire collective des manières d’agir et d’astuces pour intervenir en classe. En suivant F. Saujat (2004), on peut admettre que les expériences des uns et des autres contribuent à stabiliser des façons de faire le métier, des formes d’actions types qui permettent de dire qu’un « genre professionnel des enseignants débutants » se construit progressivement. Les participants construisent non

seulement des connaissances issues de la compréhension de leur propre expérience, mais surtout les éléments hétérogènes d’une mémoire collective, véritable ressource pour agir et se développer.

4. Incidences du dispositif de formation sur la transformation de