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ESTHÉTIQUE ET ART URBAIN : CONDITIONS D’ÉMERGENCE

CHAPITRE 2: LA KUNSTWISSENSCHAFT

2.2 KUNSTWISSENSCHAFT :

2.2.3 ESTHÉTIQUE ET ART URBAIN : CONDITIONS D’ÉMERGENCE

2.2.3.1 LA CRISE ESTHÉTIQUE

C’est la conjugaison de l’évolution théorique de l’idée esthétique et des transformations historiques survenues à l’échelle de la ville qui contribue à préciser les contours de l’esthétique urbaine. Dès le 17° siècle, s’amorce une rupture entre la raison et la sphère de la sensibilité considérée comme une faculté inférieure [QUE1979]. En France, par exemple, « la disjonction de l’architecte et de l’ingénieur par l’institution de l’école polytechnique en 1794, instaure face à l’école des Beaux-arts une nouvelle éthique de la construction » [CHAr1983]. Les modes d’approche de la ville s’exprime désormais dans les termes « techniques… police… économie… science…, par la référence explicite à la critique et à la science, l’absence de toute allusion à l’esthétique, l’aménagement spatial manifeste sa rupture avec l’art urbain »[WIC1981].

L’espace urbain est réduit au négatif de la ville. Tracé par l’ingénieur au seul but d’assurer la circulation, il est dépouillé de toute autre signification. Face à ce nouveau statut de l’urbain, les architectes n’opposent qu’un art de l’apparence [CHAr1983], une confusion éclectique [VAN1980] qui se confine presque exclusivement dans des considérations de style.

Si certains voient l’origine de cette rupture entre l’environnement et le paysage, de « cette distinction entre le physique et le phénoménal » [BERq1991] dans l’essor des sciences de la nature, d’autres voient dans cette « réification » une évolution lente entamée dès le quattrocento [WIC1981].

En fait, les mutations subies par l’art urbain sont dues autant aux influences externes à la discipline - transformations sociales ou techniques - qu’à une logique interne.

Parmi les facteurs déterminants de cette logique, les modalités de représentation de l’espace occupent une place essentielle. Selon Giraud, « le problème de l’espace n’aura été longtemps pour l’occident que celui de la représentation de

l’espace. Et la confusion perdure chez plus d’un théoricien. » [GIR1973]. « L’évolution depuis le Moyen-Âge des procédures de conception est liée au développement des techniques de figuration dessinée [PEN 1976]. Outil privilégié de la représentation, la perspective commence à exercer sur l’espace urbain une relation de fascination, voire de sujétion, dans la mesure où elle devient virtuosité pour elle-même [VAS1568]. Selon « leur caractère perspectif ou non perspectif les œuvres étaient jugées valables ou non valables » [DAL1961].

La perspective, en agissant « non seulement comme méthode, mais comme production d’images » [CHAr1983], donne à la cité un caractère de représentation et de distanciation69. Représentation, par le fait qu’en soumettant « irrégularités et asymétries médiévales » [CHAr1983], en opérant « la construction d’un espace infini, continu et homogène, en un mot purement mathématique70 » [PAN 1975], elle consacre le concept d’imitation comme canon esthétique ; distanciation, par le fait qu’elle rejette le sujet-spectateur vers un infini géométrique situé « partout et nulle part » [WIC 1981]. Ce rapport du citadin à la ville est conforme à la règle plus générale du rapport de l’objet et du sujet et qui, dans une conception mythique de l’art, investissait l’artiste de « la faculté de percevoir, par-delà l’univers sensible, un idéal de beauté divine » [GOM 1986]. Comme il sera vu plus loin, cette conception de l’esthétique urbaine allait fortement être remise en question.

C’est pour cela que ce discours monumental est tout de suite menacé d’obsolescence dès qu’une nouvelle logique de la ville apparaît.

2.2.3.2 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE :

Cette crise de l’esthétique semble stimuler la réflexion, principalement dans les pays d’expression allemande. Paradoxalement, c’est le souci de rationalisation du 17° siècle ayant contribué à l’éviction de l’esthétique du discours urbain qui va servir de support à l’élaboration d’une nouvelle esthétique scientifique : La Kunstwissenschaft. Que ce soit dans son expression théorique ou dans sa

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Distanciation : « l’œil et le sujet regardant sont hors du champ. Le point de vue suppose que le regardeur se retire du vu ».

Représentation : « à l’aide des outils de la spatialité géométrique élaborée par la perspective à ‘l’italienne ‘, le paysage se fonde sur un espace newtonien » [AUG1991]

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Il sera vu plus loin l’opposition qu’un tel espace peut avoir avec un espace psychophysiologique.

manifestation urbaine, c’est à travers l’apport de nouvelles disciplines telles que la psychologie et la physiologie qu’elle entend asseoir sa présence.

Selon Charles, c’est en 1750, date de parution du premier tome de l’Aesthetica de Baumgarten, que « l’esthétique devint une discipline autonome lorsque passa au second plan le souci de qualifier l’objet, et d’indiquer les règles de sa constitution. À l’idée rectrice du Beau absolu se substituait alors le thème d’un jugement de goût relatif au sujet » [CHAl1973].

L’autre jalon important de l’esthétique moderne fut posé par Kant. Dans « la critique du jugement » (1790), « il commence par démentir…qu’il soit possible de fixer une règle d’après laquelle quelqu’un pourrait être obligé de reconnaître la beauté d’une chose » [CHAl 1973], il rejoint en ceci l’esthétique cartésienne pour laquelle les « différentes définitions de l’Art et du Beau doivent se soumettre, au même titre que la Nature, à une règle de raison qui permette d’en opérer la déduction » [CHAl 1973].

Ces nouvelles idées philosophiques entraînent une évolution appréciable dans le domaine de l’esthétique. Cela se traduit non seulement par la primauté du sujet sur l’œuvre, en tant que garantie de l’objectivité, mais aussi par la remise en question du caractère obligatoire, normatif, du jugement de goût : selon Descartes, « le jugement suppose l’assentiment de la volonté », pour Kant, « il est exclusivement subjectif » [CHAl 1973].

Cependant, vouloir concilier une dimension subjective qui privilégie le sujet et une dimension objective revendiquant la rigueur peut sembler de prime abord, contradictoire. D’autant plus que le Beau, en tant que notion subjective, passe du domaine de l’intelligible71 dans lequel semblait le confiner la philosophie, à celui du perceptible : « ce qui est beau c’est proprement une chose, et non une idée : un objet sensible qui s’offre à la connaissance sensible…l’œuvre sollicite moins l’intelligence que la sensibilité, le plaisir : comment la rendre presque malgré elle – intelligible, et comment en faire l’objet d’un discours rigoureux ? » [DUF 1973]. En réalité, ce souci de rationaliser le processus de création artistique pèsera de manière décisive sur les développements ultérieurs de l’histoire de l’esthétique. L’apparente contradiction qu’il semble véhiculer suscite, au contraire, le recours à des procédures différentes de ce qui pouvait exister jusqu’alors. De nouvelles

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« Le beau est l’intelligible approfondi et saisi dans sa relation au bien » (Plotin, Ennéade, VI ) cité par Daniel Charles [CHAl 1973].

sciences et de nouvelles méthodes prennent en charge la question de l’esthétique.

L’expérience esthétique apparaît alors comme le lien patent entre l’œuvre d’art et le sujet. En fonction des circonstances sociales et psychologiques dans lesquelles, il ‘consomme’ l’œuvre d’art, le sujet est « requis d’être, en quelque sorte co-créateur de l’œuvre » [CHAl 1973]. Ce double caractère prêté au sujet, d’un côté « historique, porteur et agent d’une culture », de l’autre « sujet individuel…sujet psychologique » [DUF 1973], ouvre la voie à des pratiques nouvelles dans le domaine de l’art. Si les dimensions sociologique et anthropologique ne connurent pas tout de suite un développement significatif, en revanche, la « psychologie, en tant que branche nouvelle de la connaissance, se voit attribuer une importance particulière » [GOM 1986].

En plus de l’introduction de nouvelles disciplines, ce sont de nouvelles démarches qui sont adoptées. L’expérimentation, plus apte à saisir ce que Kant appelle la norme subjective [KAN 1790], remplace peu à peu le raisonnement philosophique abstrait.

Ainsi que précisé précédemment, ce glissement des préoccupations esthétiques d’un niveau purement philosophique vers des domaines scientifiques et artistiques est une contribution germanique. Cette fusion entre ces différentes disciplines produisit la tradition d’historiens allemands de l’esthétique. « C’est ce groupe de théoriciens qui réalisèrent à la fin du 19° siècle la connexion jusque là inexistante entre la pensée architecturale et la pensée philosophique » [VAN 1980], pour être plus précis, beaucoup d’historiens s’accordent à dire que « c’est à Vienne que l’histoire de l’art s’est constituée en science sous le nom de Kunstwissenschaft, en contradiction avec les dogmes de l’esthétique post-classiciste » [MET 1986].

2.2.4 CONTENU PHILOSOPHIQUE ET ARTISTIQUE