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Chapitre 2 : Peupler les Confluences. Quelques figures locales

2.2 Figures concrètes, en prise : les habitants-pionniers / les récalcitrants / les êtres de la

2.2.1. L'esprit pionnier

À la Confluence, à côté des projections du type éco-citoyen ou smart people, que nous avons en vain essayé de ressaisir concrètement, l'approche ethnographique nous a permis de faire apparaître une nouvelle sorte d'être jusque-là imprévue : l'habitant-pionnier. C'est la première figure à clairement émerger du système de tensions sous-tendant, sur notre site d'investigation, la ville durable.

L'habitant-pionnier se définit par une expérience singulière et assez inouïe : le quartier de la Confluence, en cours de réalisation, offre une situation de laboratoire pour les chercheurs mais également pour les premières personnes à s'installer, qui tentent de redéployer leurs attachements de proximité ou de familiarité dans une ville en train de se faire, là où le fait urbain a en règle générale pour spécificité sa sédimentation au fil du temps. Les projets de réaménagement d’échelle courante prennent appui sur de l’existant, ou s’intègrent dans un cadre largement précontraint par la ville

existante, alors que le quartier de la Confluence semble jaillir de terre ou plus précisément d’une table rase, sans continuité apparente avec l’histoire architecturale ou le bâti préexistant (seule la Sucrière, le Marché Gare, la Cité Perrache témoignent aujourd'hui de la présence d’anciens bâtiments sur le périmètre, mais ceux-ci doivent entièrement muter pour s'intégrer au quartier durable en devenir).

Autre caractéristique de l'habitant-pionnier tel qu'il est apparu au cours de la recherche : sa capacité critique et sa posture assez systématique de contre-expert. La ville prototype dysfonctionne, ce qui semble assez logique, mais ce qui est plus frappant par contre c'est la capacité des habitants rencontrés à proposer des analyses, des critiques, et des systèmes d'explication pour ces dysfonctionnements : logiques délétères au sein de la filière BTP ; défaut de formation des architectes « à qui on apprend à faire de beaux dessins » mais qui sont « nuls d'un point de vue technique et scientifique », et qui ne prennent pas en charge la conduite de travaux ; choix idéologiques liés à une logique écologique mais qui ne relèvent pas d'un véritable développement durable parce « qu'on ne maîtrise pas les solutions techniques en face, et économiquement viables »…

Les habitants qui s'inscrivent sous cette figure de l'habitant-pionnier arrivent assez systématiquement à la Confluence sur la base d'une curiosité préalable informée par une vision globale ou une expérience de « globe-trotter », et sur le mode du pari. Toute la zone est en chantier, le pôle commercial comme point d'articulation central du quartier n'est pas encore achevé, l'achat s'effectue sur plan. On adhère à un projet, mais sans inscription dans une trame urbaine déjà éprouvée… et ce motif du choix sur plan insiste sur un mouvement volontaire. Par ailleurs l'écart entre le plan et la réalité détermine largement cette acuité pour repérer ce qui fait défaut. On voit ici émerger un type de lucidité bien spécifique, comme relevé des écarts entre le plan (et donc une forme d'idéal) et la réalité.

Fragment documentaire n°14 : trajectoire d'un pionnier à la Confluence

Question : Comment êtes vous arrivé aux Confluences ?

M. B. : Alors j'ai fait ma carrière professionnelle en France mais également à l'étranger, et je suis originaire de la région lyonnaise, de Givors si vous connaissez, donc j'ai de la famille dans la région. En fin de carrière j'étais au Vietnam à Saïgon enfin Ho Chi Minh Ville et donc on a cherché pour acheter un domicile à titre définitif et comme résidence principale, et le projet nous a séduit ; par l'emplacement géographique tout d'abord, sur la presqu'île avec des facilités pour sortir de Lyon. A partir de là il y a deux feux à passer et on part direction Marseille, direction les Alpes... Et puis c'était un projet moderne, par arbitrage on pouvait aller dans le sixième, à la Croix-Rousse mais il y a ça, ce que vous avez sous les yeux... Pour avoir une vue à la Croix-Rousse ou sur le Parc de la Tête d'or surtout, il faut faire partie des privilégiés... voilà quelque chose de moderne, aéré, un espace ouvert au bord de l'eau proche du centre, parce que le centre penche vraiment vers nous. On a toujours habité dans des quartiers frontières [à Grenoble, Nancy, Rouen...], proches du centre, ne pas aller en périphérie dans un pavillon mais rester proche du centre pour les courses et le culturel, pouvoir aller à l'opéra, au cinéma, et profiter de l'agrément d'un centre historique.

On a acheté sur plan depuis le Vietnam, alors c'est vrai que c'était un pari, on ne savait pas ce qu'il y aurait en face, on savait que ça serait un pôle commercial mais on ne savait pas la forme... Alors voilà maintenant on est à la retraite, c'est notre résidence définitive, près de la gare, du centre commercial, pour les sorties, accessible via la Part Dieu avec le T1 et depuis là il y a le Rhône express et l’aéroport qu'on utilise une ou deux fois par an. Ça c'est quelque chose, un plus, proche des gares, de l'aéroport, des autoroutes, dans un quartier aéré. C'est le premier point à considérer comme disent les notaires, la géographie, l'emplacement...

Q : Comment avez-vous eu connaissance du projet ?

M. B. : Par la presse, mon vieux père suivait ça, il découpait des articles de journaux qu'il m'envoyait quand j'étais au Vietnam. Après pour le choix de cette résidence-ci on s'est renseigné auprès de connaissances, on

avait le choix entre les trois projets sur la darse, bon on a vite éliminé celle-là [désigne le Monolithe] après on a signé très vite pour un dernier étage, il y avait déjà beaucoup de réservations, bon l'appartement est un peu petit...

Q : Pour vous c'est un projet « moderne »...

M. B. : On ne voulait pas de l'ancien, donner sur une petite rue même avec trois mètres de hauteur sous plafond il fallait quelque chose d'aéré : dans Lyon Island chaque ligne de bâtiment est placée derrière une autre mais il y a toujours de l'espace devant et pour nous qui avons la chance de donner sur la darse il y a un dégagement significatif, on a de l'air, l'eau... il y a ce caractère vivant qu'on a recherché aussi... Et l'architecture a compté : on dit toujours sans snobisme, on a vécu en Asie donc on a visité pas mal de grandes villes Pékin, Shanghai, Sydney, Singapour... on ne se voyait pas retourner dans un quartier ancien [fait le signe d'étriqué] même si on apprécie la capacité de se balader dans un quartier ancien... mais il n'y a pas de lumière. Cet aspect lumineux, de clarté, il a été intégré au projet urbanistique délibérément, c'est comme pour le projet Confluence 2 avec des espaces verts, de l'eau qui circule le long des rues. Le descriptif urbanistique fait place aux espaces de verdure, avec des bâtiments de hauteurs différentes... et pas le quadrillage tout carré du plan à la romaine...

On aime bien se balader sur les quais de Saône voir les bâtiments qui avancent, c'est intéressant sur un plan architectural, mais là-dessus c'est vrai qu'on a été éduqué si j'ose dire par ce qu'on a pu voir en Asie, les quartiers modernes au bord de l'eau : à Sydney, Hong Kong, Singapour... c'est fou ce qui s'est fait à Hambourg, j'imagine à Londres, la réhabilitation des docks et même au Havre, j'ai habité un temps au Havre dans les années 70, ça ressemblait aux pays de l'Est et par quelques ajouts, surélever ceci, un peu de verdure, laisser pousser la végétation par là, ce qu'on a pu tirer de cette ville reconstruite après-guerre, c'est extrêmement intéressant, c'est une ville des années 50 mais maintenant elle est classée au patrimoine mondial...

Un an après avoir signé on a visité l'immeuble, tout était en construction, il n'y avait pas de fenêtre, on voyait les ouvriers travailler dans notre appartement... et l'aménagement est en cours, c'est pas fini c'est intéressant. On a les plans mais aller voir le quartier, les immeubles se construire de semaines en semaines c'est intéressant, les fenêtres, le revêtement... c'est ce qui se passe avec Hikari et là en plus c'est un immeuble qui a un aspect énergétique intéressant, j'aimerais pouvoir entrer pour vérifier si l'intégration des cellules photovoltaïques aux vitrages, est-ce que ça ne gêne pas pour la vue… [Entretien Confluence, M. B.]

Sous la figure de l'habitant-pionnier se dessine une subjectivité bien en phase avec le projet, ses grandes déterminations ; on a presque à faire au discours de l'habitant idéal (parce qu’il achète sur plan, adhère à l'idée) en tout cas à une subjectivité adéquate, qui résonne selon les grandes lignes ou les axes forts du projet Confluence. D'un côté sa connaissance préalable apparaît surplombante : il témoigne d'un positionnement ultra informé dans le jeu de concurrence des grandes métropoles mondiales ; de l'autre la trajectoire de vie esquissée ici est complètement prise dans le réseau des grandes métropoles mondialisées (Saigon, Sydney) et pratiquement l'inscription dans le quartier s'énonce depuis le réseau des infrastructures de transport (gare, tramway, autoroute).

Notre interlocuteur témoigne encore de sa capacité à embrasser le réseau d'infrastructures transnationales, ou les enjeux architecturaux à une échelle mondiale, et du même pas à suivre l'avancée des réalisations sur le site de la Confluence.

Ces trajectoires d'habitants, présentées chaque fois comme éminemment singulières (on fait un pari, on achète sur plan, on suit pas à pas les premières réalisations) trouvent à se re-socialiser dans une expérience commune : une curiosité transversale qui s'actualise par la visite des bâtiments en chantier. La figure de l'habitant-pionnier engage donc aussi une communauté d'expérience et une intelligence commune des malfaçons...

Fragment documentaire n°15 : l'esprit pionnier

Question : Vous avez choisi sur plan ?

Mme T. : Oui, c'était un peu sommaire mais comme on avait l'autre [appartement], on s'était dit bon ça va...

Mon mari n'a pas voulu qu'on achète l'autre au début, moi j'aurais voulu qu'on vende cours Charlemagne et qu'on achète là ; il m'a dit si après il faut un prêt relais il faut ceci cela, on va se débrouiller. En fait on a fait une bêtise. Mais de toute façon on en trouvera un.

Les appartements ce n'est pas terrible. Il y en a qui sont très jolis. En-haut là [dans le même immeuble] il y en a de très jolis mais ils sont très très chers. On n'a plus l'âge. Cinq pièces je crois, avec de grandes terrasses. L'immeuble bleu il y a des appartements qui font cent-vingt mètres carrés, mais ils font autour de deux millions ce n'était pas notre... Il était hors de question qu'on se lance dans des prêts, des machins comme ça. Moi je ne voulais pas laisser de problèmes aux enfants.

Alors on suivait, avec mon mari on a suivi tous les travaux, ils ont cassé les vieux immeubles, après ils ont dépollué, et on est dans les premiers a avoir acheté. Ils avaient fait la vente au Sofitel je crois. J'avais dit il faut y aller parce que je n'avais pas un budget extraordinaire et je voulais une terrasse quand même, j'avais dit faut que je trouve quoi. On avait vendu notre villa au bord du lac de Paladru qui était super et avec le prix de notre villa où y'avait piscine, 2 000 m2 de terrain, on a eu juste ici là. Enfin je ne sais plus les prix, ça devait être dans les cinq mille euros je crois, le prix de notre maison, ou enfin moi les chiffres, c'est mon mari... enfin c'était le prix de notre maison, j'avais dit on ne dépassera pas.

Ils avaient fait donc une vente au Sofitel et je demande voilà mes critères : le prix, être sur la darse et une terrasse, je veux absolument quelques fleurs et des arbustes, et le chef de ventes passe et dit c'est au premier qui signe, ah j'ai dit à ce moment-là, montrez-le moi. Et y'avait mon fils qui revenait d’Égypte, parce que moi toute seule j'avais peur de faire une bêtise, mon mari s'en fiche il me laisse faire de temps en temps il dit non mais enfin... Oui, et on leur avait fait la donation de la villa, enfin c'est toute une histoire pour moi, mon fils... j'avais peur de faire une bêtise, moi j'avais peur de les ruiner (rires). J. [son fils] est venu avec moi, il me dit : ça n'a pas l'air mal. Voilà j'ai signé, en dix minutes c'était fait. Je me disais, j'ai acheté un appartement.

Q : En dix minutes...

Mme T. : (rires) J'étais un peu rassurée parce que mes enfants... et puis je faisais confiance à la mairie là, Colomb il y a mis tout son cœur, c'était son bébé. J'avais dit les faillites bon, là y'aura la mairie derrière, y'a peu de chance... Enfin on a acheté ça en dix minutes. Voilà la saga pour nous. Et on est très contents. Et mon mari qui au début ne voulait pas être à Confluence enfin il ne voulait pas il me disait non pour dire quelque chose enfin il s'en fichait mais de temps en temps il dit non pour montrer qu'il est là.

(…) Mais dans notre immeuble près du cours Charlemagne on ne connaît personne. Huit ans, on disait bonjour à quelques personnes et c'est tout. Ici on connaît plein de gens. Mais au début on a l'impression d'être des pionniers... c'était marrant. Quand on a signé ils nous ont donné un parapluie et je voyais les gens défiler avec leur parapluie alors je leur disais : alors vous aussi vous avez signé ? Alors tous les gens qui avaient un parapluie « youh ouh ».

Et puis les ouvriers parce que quand on a aménagé, rien n'était fini, pendant trois mois je suis restée ici parce que les ouvriers passaient, pour les finitions, les seuils, les plaintes je ne sais pas quoi. Ça ne faisait rien c'était l'été. Et quand je suis allée Place Bellecour j'avais l'impression d'être dans un autre monde. Je retrouvais la ville quoi. Et les gens qui passaient qui nous faisaient des coucous, ils nous demandaient : vous êtes contents ? Oui, oui. On se sentait vraiment les pionniers, la conquête de l'ouest. Et puis on connaît plein de gens qui viennent, on dîne ensemble, moi j'ai les clés, alors que là-bas pas du tout... c'est curieux alors qu'il y a bien moins longtemps qu'on est là, quatre ans. C'est complètement autre chose.

Cet extrait permet de lire une certaine correspondance entre la figure de l'habitant-pionnier et une position sociale dominante : possibilités financières, capacité à la mobilité, à faire le pari, à se situer dans le sens de l'histoire (parce qu'on sait qu'il y aura la mairie derrière), à se situer dans les termes d'un projet d'excellence, etc. C'est souvent depuis cette position que les premiers arrivants relèvent

tout ce qui est non conforme techniquement, par rapport au produit attendu. Et leur critique, le plus souvent, s'appuie sur une expertise et des savoirs majeurs à même de contester la version des aménageurs (culture technique poussée, connaissance des arcanes administratives ou politiques, du métier d'architecte…). Cette capacité critique, comme l'enthousiasme d'explorer et d'inaugurer la ville en train de se faire, trouve à se partager au sein de la communauté qui s'est constituée dès les premiers temps, qui se marque dans les rues du quartier par le défilé de parapluies remis aux premiers clients, et se poursuit dans le déploiement d'une sociabilité au sein des immeubles de l'îlot ou de la copropriété voisine.

Comme figure, l'habitant-pionnier projette aussi un monde, une modalité du vivre ensemble. Elle recouvre à la fois une utopie socio-technique et un idéal civique. C'est en fonction de cet arrière-fond que les habitants-pionniers trouvent à déplorer les manquements en termes de développement durable ou les tensions qui viennent mettre à mal un idéal de mixité sociale bien réglée. Ils incarnent un idéal de vie publique qui implique des charges, des responsabilités civiques d'ordre divers : au sein du conseil syndical, comme intervenants pour le CIL (sur des questions urbanistiques, pour présenter les dispositifs d'accompagnement à l'éco-rénovation), en participant au fonctionnement de la MJC... Un de nos interlocuteurs les plus typiques pour ce mode de subjectivation aligne dans son récit les différents offices qu'il a pu occuper au long de sa vie, en parallèle de ses activités professionnelles déjà éminentes (dans le domaine de la recherche scientifique) : responsable associatif pour relancer une structure d'accueil dans sa commune, élu au conseil syndical « où il fallait déjà se bagarrer tout le temps », et, depuis son emménagement à la Confluence, président du conseil syndical. Tout se passe comme s'il avait en permanence déplacé la même charge, au sens civique du terme, et tenté d'actualiser le même idéal de participation publique, en fonction de l'environnement et des nécessités locales.