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Chapitre 1 : Une urbanité sous tension. La ville 2.0 à l'épreuve du réel

1.1 Dysfonctionnements, malfaçons, pannes

1.1.1. Le catalogue des ratés de la Confluence

Ce qui est frappant au terme de notre travail d'enquête, c'est précisément le caractère typique de la mise en série des dysfonctionnements : une bonne vingtaine d'entretiens déclinent exactement les mêmes occurrences pour ce registre de la panne, de la malfaçon ou des défauts de conception. Rien de très étonnant d'un côté, puisque toutes les personnes rencontrées pour le quartier neuf du projet Confluence vivent dans un périmètre assez circonscrit et ont emménagé à peu près aux mêmes périodes ; les discours recueillis reflètent donc a priori une sorte de communauté d'expérience. Mais malgré tout, à chaque fois la mise en intrigue des ratés de la Confluence est assez proche : elle implique le déploiement de toute la série des dysfonctionnements, une mise en cause du modèle urbain que l'équipement technologique devait garantir, et le plus souvent la proposition d'un modèle interprétatif de grande portée pour expliquer cette crise de l'urbanisme durable ou de la ville intelligente.

Tout le registre de la panne ou du dysfonctionnement se trouve déployé chez nos différents interlocuteurs, dans son extension temporelle ou processuelle : on part des défauts de conception pour passer aux malfaçons (réalisation défectueuse) ; suivent les problèmes de gestion et de maintenance (raté économique avec dépassement des coûts de fonctionnement). Cette attention scrupuleuse aux ratés en tous genres permet de mettre à jour jusqu'à des situations ubuesques de pannes dans la panne, par exemple quand il y a impossibilité de trouver réparation quand les sous-traitants en cascade ont mis la clé sous la porte et que la documentation technique est introuvable.

Pour ce qui relève à la fois de la conception et de la mise en œuvre, un des principaux points noirs reste les pannes et les dysfonctionnements des systèmes de chauffage. Très en amont, deux des habitants rencontrés ont mis en cause le modèle techno-économique qui a présidé aux choix d'un système de chauffage collectif mixte mettant l'accent principalement sur la combustion du bois.

Avant même de rentrer dans le détail des « pépins » techniques, c'est la conception des grands équilibres à la fois environnementaux et macro économiques qui se trouvent contestée.

« On ne surconsomme pas non plus mais ces chaudières bois-gaz on est sur un phénomène de mode, alors c'est très bien sur le plan intellectuel, c'est typiquement français d'ailleurs, on n'a pas analysé ce qu'amènerait une consommation de chaudière à bois : toutes les nouvelles installations ce sont des installations mixtes, sur des volumes de bois limités puisqu'on a affaire à des pondéreux, des marchandises non transportables très loin : on va pas aller brûler les forêts de l'Oural, donc même avec les bois de la tempête les prix du billot de bois flambent... Alors on a

convaincu notre syndic qui a réussi à convaincre la régie pour le chauffage, la Cofely, d'utiliser le gaz plutôt que le bois... sans compter que les chaudières à bois ça s'encrasse d'avantage, avec des coûts de maintenance donc supérieurs, il y a des qualités de bois inégales, parfois on va sur du résineux… » [Entretien Confluence, M. B.]

Au-delà de cette panne du modèle, tous nos interlocuteurs insistent sur les dysfonctionnements en cascades liés à l'installation des thermostats et au système de VMC double flux.

« Je suis très réservé sur le résultat... les performances énergétiques ne sont pas meilleures que dans un immeuble classique. Et on est dans une procédure avec le promoteur et le constructeur...

Clairement on est dans du prototype. Les installations sont d'une telle complexité et ce sont des prototypes c'est-à-dire que le matériel n'a pas été rôdé sur de multiples installations. On a plein de problèmes et pour Nexity c'est pareil. On n'a pas les performances à la hauteur de ce qui était souhaité. Vis-à-vis du programme Concerto, il y a clairement un abus. On n'est pas du tout dans le programme. Le deuxième point a à voir avec les promoteurs et les sous-traitants : ça a été catastrophique dans la gestion des chantiers, rien que pour le chauffage les ECS et la VMC, des pompes qui ne tiennent pas le coup parce que le promoteur a voulu économiser sur le matériel, des branchements de vannes à l'arrivée branchées à l'envers, on a un problème majeur pour ce qui concerne les 159 lots, il n'y a pas un appartement où on fait de la régulation thermostatique correcte... Alors le bilan n'est pas négatif mais on n'est pas du tout dans du BBC, dans de la consommation faible, la consommation est la même que dans un immeuble ancien. » [Entretien Confluence, M. B.]

Un autre élément se trouve mis systématiquement en avant, y compris par des interlocuteurs qui n'habitent pas directement sur le périmètre des ZAC de la Confluence : la vulnérabilité au vent des éléments de parement et d'isolation de façades. Le récit urbain prend ici un tour quasi parabolique, à la Confluence, à peine les bâtiments sont sortis de terre que les murs vous tombent sur la tête.

« Et d'ailleurs ça il faut le savoir, les constructions sont tellement faibles, mal sécurisées, avant Intermezzo, il y avait un mur en béton, le mur en béton est tombé sur un papa et sa fille, en passant. Parce qu'il y avait un rappel de l'air, en haut, et l'air est rentré et a poussé le mur. C'était tellement mal fait que le mur est tombé. C'était des briques. Je ne sais pas ce qui s'est passé ensuite. Mais une autre fois, avec Max [son chien] on passait, il y avait du vent, y a une fenêtre qui est tombée derrière nous. Maintenant peu à peu ils sécurisent. Mais on avait eu un petit mot dans nos boîtes aux lettres. « Faites attention quand il y a du vent, il y a des « objets » qui peuvent voler des terrasses ». Et dans la darse, on a eu des panneaux de verre comme ça. C'était la décoration des immeubles, trois sont tombés. Dès qu'il y a du vent c'est horrible. » [Entretien Confluence, Mme N.]

Cet extrait présente certains traits caractéristiques de la rumeur ou de la légende urbaine, sauf qu'au moins une demi douzaine de personnes s'affirment en témoin de premier degré. Ainsi le jour de l'emménagement d'un des habitants de Lyon Island Sud, « un coup de vent du nord a arraché les tôles de façade, il y a eu une chute de bardage et les tôles ont failli décapiter un des déménageurs ».

Pour ce projet le problème a été réglé, notamment après assignation du promoteur. Ça n'est pas le cas chez Mme T., l'un des personnages de notre scène d'introduction, qui habite également sur la darse, mais dans l'immeuble adjacent. Trois plaques de façades sont déjà tombées sur son balcon ; l’entreprise qui avait procédé aux travaux a reconnu « ne pas avoir la technique » et a conseillé aux résidents « de ne pas sortir quand il y a du vent »… Là encore il y a eu procédure judiciaire et si les derniers éléments de façade « ont l'air de tenir » pour notre interlocutrice « à chaque fois qu'il y a un gros coup de vent il y a des plaques qui tombent, un jour ou l'autre il va y avoir un problème ».

Au-delà de cette dimension spectaculaire et potentiellement dangereuse pour les habitants et les passants, les chutes d’éléments de façade réduisent la performance générale du bâti à la Confluence.

Un des habitants des îlots concernés faisait bien remarquer que les plaques manquantes avaient

laissé l'isolant de type laine de verre exposé au vent et à la pluie pendant plus d'un an ; « alors est-ce que ça c'est vraiment durable ? ».

Vulnérabilité au vent, vulnérabilité à l'eau également : le troisième dysfonctionnement mis systématiquement en avant concerne le défaut d'étanchéité au niveau des parkings souterrains.

« Quand il pleut ça va encore, quoi que ça fait des lacs, ça stagne un peu et les enfants jouent dans la boue, mais les étés, on a eu des étés successifs d'arrosage, et bien où va l'eau ? Dans nos garages. Le cuvelage a été pensé pour éviter une remontée des eaux de la Saône mais pas pour l'eau qui ruisselle par le haut. » [Entretien Confluence, M. B.]

Tous les habitants des îlots les plus proches de la darse font état de ce défaut majeur d'étanchéité, quasiment irrémédiable, et qui complique singulièrement l'usage des boxes souterrains pour plusieurs dizaines de résidents. Et la complexité de ce défaut technique est telle que les parkings souterrains auraient été supprimés pour les futurs projets de construction sur le périmètre de la Confluence. On parle donc ici d'une remise en cause majeure des projets de réaménagement futurs.

Au registre des défauts de conception toujours, il y a également le cas des platines vidéo de contrôle d'accès (un vidéo-phone doublé d'un système de contrôle d'accès par badge) ; de manière répétitive, et quasi comique, ces systèmes « grillent » tous les étés : « C'est la faute des architectes, comment on peut installer des platines vidéo sur un mur sombre côté sud ? Elles brûlent tous les ans. » Des études techniques ont été commandées pour trouver une solution, pour le moment sans solution véritablement probante.

Il s'agit ici d'une panne « toute bête », au sens où les conditions de haute température plein sud sur un mur noir auraient pu être anticipées. Ces difficultés tombent sous le sens commun mais précisément pas sous celui des experts architectes, figure à la fois de comédie et scénette morale où les sachants se trouvent convertis en ignorants. On entre donc aussi dans le registre des pannes cocasses, anecdotes croustillantes qui permettent de conter la ville en train de se faire, de conférer une narrativité à ce processus accéléré de ré-urbanisation. Un autre exemple concerne un phénomène d'interférence dans une résidence sociale du quartier de la Confluence entre des systèmes d'ouverture de volet et la télévision. Grande et petite lucarne se mettent à dysfonctionner de concert :

« Y a un monsieur quand il baisse ses stores il a plus la TV. Je le croyais pas, il m'a dit de passer pour essayer et oui c'est vrai, on baisse les stores ça éteint la TV. C'est ça les Confluences, c'est le dernier cri il paraît [rires]. » [Entretien Cité Perrache, Gardien]

Les malfaçons évoquées le plus couramment concernent divers aspects du bâtiment : la pose de carrelage, la réalisation des salles de bains, la stagnation d'eau sur les dalles extérieures, les fenêtres et les portes-fenêtres mal posées… Et toujours aussi systématiquement les habitants reviennent sur les difficultés d'entretien et de gestion : calcaire mettant à mal le fonctionnement des chauffes-eau, hausse des coûts de gestion et d'entretien du système de chauffage, présence endémique de nuisibles...

« Il y a plein de rats. J'ai passé mon temps cette année... il y avait un orifice qui débouchait dans l'immeuble depuis les égouts, un tuyau en PVC dans un local qui était ouvert en plus, sans bouchon. Alors un autre problème c'est les souris qui ont été attirées au départ par la boulangerie, et elles se sont installées dans les dalles en mangeant l'isolant. Il paraît que c'est très difficile de s'en débarrasser, et après elles montent en façade, à travers l'isolant externe... alors c'est pas terrible mais tous ces isolants thermiques on se demande encore si dans vingt ans ça fonctionnera encore, quand ça sera rongé de partout. » [Deuxième entretien Confluence, M. T.]

Et tout se passe comme si les dysfonctionnements se déployaient selon une logique de prolifération

indéfinie, touchant jusqu'aux systèmes d'assurance et de réparation supposés les limiter ou remédier aux pannes de la Confluence.

« Alors les tribunaux sont surchargés, le responsable du tribunal M. Truche est saisi mais il n'y a toujours pas de rapport d'expertise sur nos façades... on a des malfaçons en cascade, des gens qui saisissent la justice parce que ça ne correspond pas, donc engorgement des tribunaux, parce que les résultats ne sont pas à la hauteur, dans le concret ce n'est pas facile… » [Entretien Confluence, M.

B.]

À ce niveau se posent également le problème des cascades de sous-traitants qui brouillent les responsabilités, et imposent de multiplier les assignations (et donc à la fois les frais et les délais de justice). Au-delà du strict plan juridique, la défaillance des maîtres d’œuvre a encore des effets concrets concernant les possibilités de remédiation à la Confluence : une entreprise qui a fait faillite est ainsi incapable de mettre à disposition la documentation technique indispensable pour régler un problème d'étanchéité au niveau du hall d'entrée d'une des résidences sur la darse.