• Aucun résultat trouvé

Ambiguïtés de l'expérience, intrication du discours

Chapitre 3 : Usages et mésusages dans la ville durable

3.1 Ville marchable, ville spectacle

3.1.1. Ambiguïtés de l'expérience, intrication du discours

L'un des usages que nous avons pu enregistrer dans les entretiens et que l'on peut qualifier de très apprécié par les habitants-pionniers (ou habitants à l'esprit pionnier), est celui de la ville comme lieu

de promenade, voire comme lieu de villégiature. Cet aspect largement valorisé dans le projet revient à de très nombreuses reprises dans les discours recueillis.

Ainsi Mme T., retraitée, qui a acheté avec son mari son appartement suite à la vente de leur maison de vacances, apprécie retrouver à la Confluence, dans cette portion de ville nouvelle, les attraits d'une ville touristique « au bord de l'eau » (le calme, les petits oiseaux). M. L. aussi apprécie la situation de son appartement « au bord de l'eau », « sur la darse », de même que M. B. « les ballades le long des quais, la facilité des promenades ».

« En remontant vers le cœur de Lyon ou à bicyclette jusqu'au Parc de la Tête d'or je fais mes trois tours de parc... Lyon est une ville fabuleuse sous cet angle, j'attends avec impatience le passage souterrain aboutissant au bout du quai Rambaud, qui est en cours de travaux, et qui devrait apporter une solution à la question du parking pour le Musée des Confluences. » [Entretien Confluence, M. B.]

La Place Nautique et sa capitainerie, le vaporetto qui klaxonne en entrant dans la darse, l'aménagement du centre commercial aux allures de bateau de croisière, les cafés et restaurants en grand nombre et aux noms très évocateurs (Le St Tropez, La Criée...), sont pour Mme T. autant d'atouts du quartier qui lui donnent l'impression d'être là en vacances. Elle qui, dit-elle, est retraitée, a le temps. Elle qui sélectionne à première vue dans son expérience, tout ce qui lui permet de voir se réaliser son rêve.

« On fait beaucoup de promenades avec mon mari. Bon mais nous on a le temps, c'est le troisième âge, presque le quatrième. On fait beaucoup de promenades, on va à pied dans le Vieux Lyon en partant des quais ici. On va à Gerland au Ninkasi boire une bière, c'est formidable. On fait le tour là. Non y a vraiment de super ballades à faire. On marche beaucoup parce que mon mari a besoin de marcher beaucoup lui, comme il est toujours avec sa physique, hein c'est un physicien, il bosse toute la journée, il peut pas s'arrêter et après il a besoin de marcher. Donc on fait des grandes ballades, on est très bien là. (…)

On a l'impression d'être en vacances. Dès qu'il y a du soleil on a l'impression d'être en vacances, les bateaux, les cygnes... Ah oui c'est magnifique ! Il se passe toujours quelque chose. Là ils sont en train de préparer les Nuits Sonores, je ne sais pas ce qu'ils font. La semaine dernière qu'est-ce qu'il y a eu ? Il y a eu des joutes. Je ne sais plus en quel honneur, ah oui la fête des mariniers, alors il y a eu des spectacles... enfin d'ici c'est... c'est animé... Enfin ça commence... (…)

C'est dommage que vous ne le voyiez pas sous le soleil parce que c'est vraiment très agréable. Il y a le petit loueur de bateaux là qui loue des bateaux. C'est sympa comme tout. Et il y a le vaporetto (prononcé à l'italienne). Il va passer là. Il va dans le Vieux Lyon, avec un arrêt pour le moment à la Place Bellecour. Et ils vont en mettre un deuxième, à la fin de l'année. Là c'est le centre commercial qui finance, et il y en aura un deuxième ce sera les TCL, ce sera à la fin de l'année. (Le vaporetto klaxonne). C'est mignon tout plein, on y tient à notre vaporetto. Et il y a les petits bateaux, c'est sympa tout plein. Et il y a aussi des bateaux, c'est une halte, ils restent deux trois jours je crois, trois quatre jours. Là il y en a un peu moins parce qu'il fait pas très très beau mais dès qu'il fait beau il y en a partout. Il y en a qui sont amarrés là, d'autres qui sont là. Là c'est la Maison des jeunes, qui fonctionne depuis quelques temps et qui est sympa. Non, donc... quand il fait beau... Et on déjeune presque tous les jours dehors, sur la terrasse. »

Mme T. est l'une des rares personnes rencontrées qui dit apprécier l'animation de la darse. C'est ce qu'elle recherchait, qu'il se passe toujours quelque chose. M. L. aussi. Mme T. cite les différents festivals et festivités organisés et s'en réjoui. Elle dit passer beaucoup de son temps à son balcon, à observer ce qu'il se passe. Depuis ce lieu, tout devient spectacle : les joutes organisées au milieu de la darse, le balai des éboueurs et opérations d'entretien en tous genres, les allées et venues des enfants à l'école, mais aussi le centre commercial en face, le balai des touristes ou des travailleurs, le passage du vaporetto bien sûr. Ce que M. L. appelle « une animation naturelle » :

« Il y a la MJC qui est au bout du quai, ça crée une animation mais il y a aussi une animation naturelle du fait de la présence des gens. Il y a beaucoup de bureaux autour, le Conseil Régional, y

a pas mal de salariés qui viennent déjeuner au bord de l'eau. L'eau attire aussi, le soir aussi il y a du monde. Le week-end aussi. Les gens viennent se balader. »

De son balcon, Mme T. a une vue panoramique sur cette portion du quartier, c'est son poste d'observation, surplombant la darse. Elle alterne entre ce poste d'observation et une observation au ras du terrain. La ville en chantier fait partie du spectacle. M. L. aussi est venu habiter « pour voir le projet de construction », en train de se faire. Le champ lexical de l'exploration, de la découverte, en accord avec la position d'habitant-pionnier, traverse ces entretiens. Le recouvrement entre la position d'habitant et celle de touriste est aussi assumé. On retrouve ce même recouvrement dans le l'entretien avec M. B., lorsqu'il se prononce sur « les hauts-lieux du quartier de la Confluence » :

« Le Musée bien sûr, on a pris un abonnement qui permet tous les dimanches... Avoir accès à toutes les coulées vertes, le centre commercial, les quais de Saône... En fait pour répondre à votre question je me demande qu'est-ce qu'on montre à des amis venant de l'extérieur : le bassin, l'aménagement des mares et s'il y a le temps le quai Rambaud, l'architecture décoiffante et maintenant on a accès à la pointe du jardin après le Musée des Confluences, le coup d’œil que vous avez sur le musée, le jardin, le pont Raymond barre, le vieux pont Eiffel... ça a de la gueule, ça va devenir un spot lyonnais important... » [Entretien Confluence, M. B.]

Mais deux éléments viennent prendre part au récit de Mme T., même si elle ne se laisse pas déstabiliser pour autant, elle les intègre : d'une part l'intervention de son mari dans l'entretien qui fait apparaître ses considérations sur le quartier comme extrêmement superficielles au regard de l'état de la construction. C'est pour lui du rêve, et s'il reconnaît que le projet vient bien avec cette part de rêve, en revanche pour lui : « cela n'a rien à voir avec le développement durable ». Face à son attitude, elle fait jouer le paradoxe : même son mari, qui pourtant apparaît très endurci, se réjouit, seul sur le balcon avec sa femme, de leur situation, profitant du paysage et du chant des oiseaux. Cela ne perturbe donc pas plus que cela son récit, cela en fait partie. Elle poursuit :

« C'est ça le paradoxe il y a plein de choses qui vont mal... M.T l'interrompt : mais ça n'a rien à voir avec le sujet de l'enquête. (…) Mme T poursuit : Ici c'est très agréable et c'est marrant parce que tous les gens qu'on rencontre nous disent on a cet inconvénient, le vent, mais tous disent : mais qu'est-ce qu'on est bien ici. C'est drôle. C'est vrai, on respire, y'a pas de voiture, c'est piéton, il n'y a que le matin les camions de livraison qui peuvent passer, les enfants jouent, c'est très agréable. » Plus loin, Mme T. fait valoir le point de vue de ses voisins, qu'elle présente comme appréciant beaucoup moins ces animations qui se succèdent sur la darse et comme gênés au quotidien par le bruit de l'animation des terrasses de restaurants et de cafés. Elle intègre ce point de vue, le comprend et nous le restitue, en prenant soin tout de même de faire diverger son propre point de vue, en soulignant qu'il est bien normal qu'un quartier comme Confluence soit animé :

« Non, le problème c'est vraiment le vent, moi qu'il y ait de l'animation, j'aime bien moi j'ai acheté ici pour ça, j'aime bien qu'il se passe des choses. Et on a la chance d'avoir la chambre là-bas on n'entend rien, on ferme c'est fini. Alors par contre je n'ose pas le dire mais les amis là qui ont leur chambre en haut de l'appartement, c'est plus compliqué. Il y a de la musique, ils disent : nous on en bave. Moi je dis on savait qu'on allait acheter dans une zone touristique, le maire l'a assez dit dans le journal : "the place to be" etc. C'était bien pour attirer les gens. Je leur dis : vous saviez... ah non non. Bon, moi quand il y a du bruit j'accepte. »

« C'est vrai que là y a deux bars qui viennent de se créer alors les gens sont affolés, parce qu'ils ont peur qu'il y ait quand même du bruit. Il y a le Lounge et puis un bar africain qui va parait-il, enfin un restaurant africain, qui va parait-il s'installer là-bas derrière. Enfin nous on a de la chance, on a le boulanger là, et puis il y avait ce restaurant le Purple, et oh je regrette qu'il ait fermé, j'y allais beaucoup, mais ils ont laissé couler. Alors les restaurateurs se plaignent, ils disent : à midi, il y a beaucoup de monde. Et le soir il y a moins de monde. Bon ils se plaignent un peu de ça.... Et les gens se plaignent aussi... mais je leur dis : vous saviez où vous veniez... le maire avait assez péroré

qu'ici ce serait un quartier touristique, mais bon... moi j'ose rien dire parce qu'ici on a le calme plat, on n'entend rien d'ici. Mais c'est vrai qu'il y a des gens qui ont leur chambre au-dessus, c'est vrai...

alors je sais pas comment ça va se passer. »

Alors qu'elle déplore la fermeture d'un restaurant qu'elle aimait beaucoup, elle s'égaye tout de même de pouvoir bientôt en essayer un nouveau, et plus généralement d'être aux premières loges de l'évolution du quartier et de ses nouveautés. Ceci dit, cette fois-ci, Mme. T. se voit un peu plus contrainte de prendre en compte ses voisins et amis, par exemple, elle nous confie ne pas oser se rendre, par loyauté envers eux, dans l'un des bars fauteur de troubles :

« Moi j'aime bien suivre l'évolution, on va se balader : tiens regarde j'avais pas vu ça, c'est quoi ? Je trouve ça très agréable. Alors des fois on est triste parce qu'il y a des établissements qui ferment.

Il y a un restaurant chinois qui vient d'ouvrir, ils sont sympas tout plein. J'ai vu qu'il y avait un nouveau restaurant qui s'appelle Crêpes et salades qui n'est pas encore ouvert. Alors à chaque fois on va essayer... Le Lounge je n'ai pas osé parce que les amis se plaignent... alors ils vont dire qu'on pactise avec l'ennemi. Sinon on aurait été voir, moi j'adore dès qu'il y a un nouveau truc, j'adore aller voir. J'attends un peu, s'ils nous voient assis, ils vont dire les traîtres (rires) »

Les défauts et inconvénients cités comme en passant dans l'entretien ne semblent aucunement entamer son enthousiasme face à nous. Ils en sont presque la contrepartie, comme si la part d'incertitude participait du pari, du projet. Comme si, habiter « the place to be » entraînait nécessairement des surprises, heureuses comme malheureuses, à l'image de celles rencontrées par ces pionniers qui découvraient l'ouest américain. Les déconvenues (le manque de commerces ou encore de services de santé, les difficultés de cohabitation, les défauts de constructions...) peuvent ainsi être relativisés, au motif de l'exceptionnalité du site et du projet, de sa temporalité longue, de son caractère monumental : « le temps que les gens apprennent à vivre ensemble », « qu'ils s'éduquent les uns les autres », le temps d'expérimenter les bonnes techniques :

« On savait que ça prendrait du temps »

« Il faut du temps, un quartier ça ne se fait pas comme ça. […] Donc c'est pas évident, mais il faut le temps »

« Voilà. Alors d'ici quelques temps il y aura une vie un peu plus... L'hiver c'est un peu moins animé, bien sûr. [...] »

« Je ne regrette pas d'être venue là malgré les inconvénients, le vent en particulier, qui est épouvantable. Le reste, bon, on savait que ça aillait être un quartier en transformation, il a été créé de toutes pièces, on savait qu'il fallait le temps. » [Entretien Confluence, Mme T.]

Les insuccès du quartier font partie du coup de dé qu'ont fait ce couple de retraités en venant s'installer dans ce qui, dans le discours de Mme T., ressemble à une colonie de peuplement. La joie et la fierté de participer d'une aventure humaine et technique inédite doit pouvoir compenser des mésaventures qui, dans une telle situation, doivent apparaître à eux-mêmes comme aux yeux de leurs interlocuteurs comme bien compréhensibles. Les appartements se présentant comme de haut standing sont en fait pour Mme T. à la hauteur d'un aménagement HLM, et puis il y a ce vent, contre lequel elle ne cesse de se battre, elle qui a tant désiré une terrasse donnant sur la darse. Et puis il y a toutes les autres déceptions : à l'endroit des commerces, du centre commercial notamment où elle fait rarement ses courses sauf sur le mode de la boutique-souvenir, sinon les boutiques de vêtements sont jugées trop chères pour des produits de si mauvaise facture, les chaînes de restaurant et de café se succèdent. D'autres, comme M. L., regrettent aussi que les restaurants ne soient pas d'un niveau d'exigence plus élevé, voyant dans la multiplication des pizzerias le signe que ces restaurants s'adressent moins aux habitants qu'à la clientèle du centre commercial et aux travailleurs des

entreprises alentours. La plupart des boutiques ne répondent pas à leurs attentes. Quant aux magasins d'alimentations, ils ont beau être très accessibles, beaucoup ne s'y rendent que très rarement, ou simplement à l'occasion pour du dépannage, leur préférant pour certains des lieux de distribution de produits locaux en vente directe, à la campagne, pour d'autres de plus grandes surfaces réputées moins chères.

Si Mme T. est dans l'enquête celle qui manifeste le plus nettement ce discours très ambiguë, assumant à mesure qu'elles se présentent les contradictions de l'expérience, on le trouve, atténué, dans le discours de la plupart des habitants de la ZAC 1. Ce discours pourrait se résumer à ce

« quand même » de M. L. : « on est quand même contents ».

« En fait on aime bien ce quartier. Ça fait bientôt quatre ans qu'on est là, on aime bien, c'est très agréable à vivre. On est en centre-ville, c'est très très animé, c'est ce qu'on souhaitait, on ne voulait pas être dans un quartier... on voulait qu'il y ait une vie quoi, ça se met en place, c'était une appréhension parce que c'était un quartier nouveau donc il n'y avait pas de vie commune, il était en aménagement donc il y avait des travaux, pas mal d'immeubles en construction, quand on est arrivés le centre commercial n'était pas encore ouvert, et donc c'était un peu un pari qu'on avait fait. Et on est plutôt satisfait. […] Quand je parle avec mes voisins on est tous contents de ce quartier même si on peste contre les voitures qui se garent en bas, on est quand même contents, c'est un quartier agréable à vivre, c'est un quartier proche des commerces, animé. On a juste à traverser, ça c'est bien. On a l'agrément du bord de Saône aussi qui est sympathique. » [Entretien Confluence. M. L.]

Les ambiguïtés de l'expérience semblent être le lot quotidien de ces habitants, prêts à endurer les désagréments du chantier, les assauts du vent et les cars de touristes pour continuer à participer de cette grande aventure collective. La métaphore du jeu ne paraît pas déplacée pour décrire la position de ces habitants : ils ont parié sur l'avenir de la Confluence, ils ont pris le risque de prendre part à la première vague de peuplement. Maintenant, comme au poker, ils « veulent voir ». Cette position du joueur aide également à mieux comprendre la relativité de l'adhésion au projet de ces habitants-pionniers : le maintien d'un certain quant à soi, d'une possibilité de retrait, fait parti du jeu et établit le seuil au-delà duquel la croyance qu'ils mettent dans le projet s'arrête. Mais cette croyance, tant qu'elle est là, tant qu'elle est active et que le pari dure, reste un puissant vecteur de l'habiter et de la confiance que les habitants-pionniers peuvent accorder à ce qui les entoure.