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La dame au chien, figure singulière et traceur des usages dans la ville durable

Chapitre 2 : Peupler les Confluences. Quelques figures locales

2.3 La dame au chien, figure singulière et traceur des usages dans la ville durable

Pour cette dernière partie nous voulions revenir sur un dernier mode de figuration, en nous attachant non plus à des figures typiques mais à cette modalité bien singulière de la figure, qu’on comprend habituellement sous la notion de figure locale. Le cas de la « dame au chien » est particulièrement ajusté : d’une part il permet d’articuler fortement la question de « qui peuple la Confluence ? » à celle des usages dans la ville durable, sujet du chapitre suivant ; la dame au chien nous offre ainsi une belle figure de transition. Elle nous rappelle que la figure locale, si elle est nécessairement singulière, ne coïncide pas forcément avec une forme bien individuée : ainsi dans l’entretien que nous avons mené au lieu-même de sa promenade, il est apparu que ce personnage « connaît tout le monde » et au fur et à mesure de la discussion différents locuteurs sont venus s’agréger et prolonger son mode d’énonciation. La dame au chien est une figure singulière mais c’est aussi un être collectif qui agence des humains, des non-humains, sur le plan de cette promenade, retraçant tout un plan d’usages concrets et habituels dans les espaces publics de la Confluence.

Notre entretien débute bien pourtant à partir de la rencontre avec une personne en particulier : Mme N. Habitante d’un logement social, elle se présente au départ sous les traits d’une habitante-pionnière un peu particulière. Comme le projet l’intéressait elle a demandé à une amie de la

« pistonner » pour avoir une place ici (« sinon c’est jamais pour nous »).

« J'ai fait la demande et j'ai une amie qui m'a aidée, parce que, il faut dire ce qu'il faut dire : quand vous êtes français, vous êtes pas prioritaire. Donc c'est une amie qui connaissait le maire et qui m'a donné un coup de pouce. » [Entretien Confluence, Mme N.]

Comme les autres habitants-pionniers elle s’est lancée dans la visite de tout ce qui se construisait autour de chez elle :

« En 2011, y a beaucoup de propriétaires qui ont revendu, soit parce que les travaux n'étaient pas finis, ils étaient en retard, ils ne pouvaient pas louer, qu'il y avait un problème d'infiltration. Moi comme j'étais dans les premières, il y avait encore plein d'immeubles en construction, je faisais tous les appartements pour voir la disposition, les tailles... parce que je trouvais ça intéressant. Et c'est vrai qu'ils sont beaux, mais je payerais pas si cher pour être ici. »

Mais à la différence des autres cas de figure similaires, cette interlocutrice n’occupe pas, ou en tout cas ne se projette pas depuis une position dominante. Elle détaille elle aussi la longue liste des dysfonctionnements frappant son logement, sa résidence, mais c’est moins pour relever des manquements par rapport ce qui lui est dû, que pour ajouter à la longue série des malheurs qui lui dégringolent dessus et qui frappent les petites gens (isolée, au chômage, travailleuse handicapée qui vit d’emplois saisonniers).

Surtout, à la différence des entretiens réalisés auprès des habitants se réclamant de la position de pionnier, la discussion portera ensuite sur toute une série de situations concrètes, d’attachements de proximité et de ce qu’ils vous permettent de découvrir ou d’expérimenter dans le quartier : toutes les rencontres offertes par l’attachement maître-chien-chien-autre maître, un attachement qui vous rend sensible aux politiques à l’œuvre à la Confluence et qui voudraient que « rien ne dépasse », qui prétendent faire la guerre aux ragondins sous prétexte de qualité environnementale, la sociabilité des groupes de femmes qui rythment ensemble leurs journées sur la promenade, une proximité avec les personnels d’entretien, les agents de la voirie, au ras de la rue.

La position singulière de la dame au chien provient aussi que cette alliance à l’animal lui offre des occasions de rencontre qui viennent perforer les barrières sociales quadrillant le quartier : « on connaît tous les gens qui ont des chiens », au moment de la promenade des femmes isolées et en situation de précarité croisent la factrice, des médecins, un directeur d’agence… Ce brassage permet à la dame au chien de recueillir une rumeur transversale à la Confluence : confrontée au caractère inappropriable du quartier, « les gens ils viennent ici, ils habitent un moment, puis ils déménagent, qu'ils soient riches ou pauvres ».

Fragment documentaire n°16 : la dame au chien, un traceur des usages dans la ville durable

[A ce moment de l’entretien, Mme N. a été rejointe par une autre femme seule promenant un chien, Mme C. ; l’énonciation de la dame au chien devient duale]

Mme N.: Parce que les parkings sont tous communs, ils sont tout en bas. Donc les appartements vous pouvez les relier. Vous voyez, ce carré qui va de la rue Denuzière jusqu'à la darse et jusqu'ici dans l'étang, et bien tous les garages sont reliés. J'ai compris qu'ils étaient reliés parce qu'il y avait des infiltrations et dans ces infiltrations on me disait : ah mais ça c'est le jardin. On a compris une fois que l'arrosage s'était mis en route trois jours d'affilés, la terre était gorgée d'eau donc à un moment donné y a eu des fissures et l'eau tombait. On a eu un immeuble, il se trouve au milieu, il est en béton et les volets sont en bois. A un moment donné, je vois un monsieur travailler dans ma cour, je me dis mais pourquoi, et bien parce qu'ils ont pas fait une sortie de chauffage, donc cet immeuble est passé je crois six mois sans se chauffer. Je connais pas tous les problèmes. Je suis pas architecte. Je suis pas de la mairie. Je ne les vois pas. Mais j'entends ce que les ouvriers disent. Et c'est ça qui m'interpelle, c'est que c'est vrai, c'est beau, mais y a beaucoup de vices cachés ou défauts d'ouvrage. On a eu le syndic qui est passé, qui est responsable des espaces communs et des garages. J'ai une inondation dans le garage, qui venait du plafond. Il vous a dit : madame N., y a pas de souci, je vais m'arranger. Ça fait cinq ans que j'attends. Donc vous voyez : peut-être que le monsieur il est surpassé de travail, ou il se dit : c'est un petit souci. (...)

Mme N. : L'environnement est agréable, mais comme il est spacieux, on fait des événements, et quand on a des événements, on a un manque de respect, de l'extérieur, des gens qui viennent de l'extérieur. On est passé, je crois pendant bien trois ans, ici c'était de la mauvaise herbe. Aujourd'hui ça va, y a des jolies plantes.

Avant c'était plus... c'était de l'herbe tout court. A ce jour y a des choses qui ont été faites. C'est très beau, je dirais pas le contraire.. (...)

Mme C. : Y a beaucoup de gens qui déménagent...

Mme N. : Oui.

Mme C. : Moi je vois souvent des camions qui déménagent. Je pense que c'est vrai qu'au niveau des événements, quand y a des événements, les gens sont pas très bien chez eux. Pas tranquilles chez eux. Du fait que c'est un quartier agréable, dès qu'y a des événements, ça attire une foule. Et les gens se sentent pas dans le calme, y a des nuisances sonores. Comme quand y a les Nuits Sonores107, oh la la ! On a beau dire, ça dure pas longtemps mais...

Mme N. : C'est pénible hein. Vous pouvez pas sortir. Parce que vous avez des gens saouls dans tous les sens.

Mme C. : Y a beaucoup de jeunes qui boivent, ils viennent avec les bouteilles de rosé. (…)

Mme N. : Alors le souci c'est qu'on va vous mettre une amende parce que votre chien il a pas de laisse, même si il fait pas de déjection. Ils vont vous courser pour des conneries, parce qu'un chien n'a pas de laisse et qu'il est sur la pelouse. Mais quand je vois tous ces cadavres de bouteilles et tout ce qui traîne ici. Là on ne dit rien. Je trouve que c'est pas normal. Ça devrait être plus encadré, plus surveillé. Au moins pour les gens qui habitent là. Parce que là ça déménage sans arrêt. Il faut savoir que la police, ou la brigade canine, elle vous poursuit. Vous faites le tour, ils vont faire le tour avec vous.

Mme C. : C'est facile ça.

Mme N. : Parce qu'on va dire... on est saisissable. [à la différence des poltergeists]

Mme C. : Voilà, on n'est pas dangereuses.

Mme N. : On a des chiens, on a des choses comme ça et... Non Max ! Non non ! Votre chien est listé, et l'amende elle arrive chez vous. Sauf si vous ne donnez pas votre nom.

Question : Vous vous en avez déjà eu ?

Mme C. : Oui j'ai eu soixante euros, parce que mon chien avait sa laisse autour du cou et il se baladait Place Sainte-Blandine, mais le gars il m'a filé une amende. C'est dégueulasse.

Mme N. : Si vous avez pas de sac sur vous. J'ai un ami, il n'avait pas de sac sur lui, j'étais juste à côté, on était là. J'ai dit : mais c'est mon cousin, j'ai des sacs pour lui. Madame taisez-vous, je ne vous parle pas ! Ah bon !

Mme C. : Faut dire que son chien s'était baigné dans...

Mme N. : Oui oui mais il a pas discuté, il a dit j'ai tort. Moi quand j'ai reçu l'amende pour mon chien, j'avais tort, je me suis tue, j'ai payé l'amende, mais je connaissais pas les lois. Après, au jour d'aujourd'hui, vous promenez votre chien en regardant partout, police, brigade canine. Si vous refusez de payer, ils vous envoient au tribunal.

Mme C. : Oui ou ils vous saisissent sur votre compte.

Question : Mais vous avez l'impression que dans d'autres quartiers c'est différent ?

Mme N. : Ouiiii. On m'a dit, mais je connais pas tout, que le préfet de Lyon veut zéro voiture, zéro chien.

Donc il y a beaucoup de voitures électriques, de voiture en service pour qu'on utilise de moins en moins...

Question : Mais pourquoi les chiens ?

Mme N. : Parce que ça salit peut-être, ou que le monsieur il aime pas les chiens. Ce qu'il ne sait pas c'est qu'un chien ça vous rend tellement. Y a des personnes qui sortent grâce à leur chien.

107 Festival international de musiques électroniques de Lyon, dont certains événements ont lieu chaque année à

Mme C. : Et puis on peut pas interdire les chiens, ça fait partie de la vie. On va interdire les oiseaux, parce qu'ils font des déjections. On va tout interdire. Déjà qu'ils ont enlevé les..., il y avait des ragondins, oui ils les ont enlevé, ils les ont tués.

Mme N. : On avait des cygnes.

Q : Pourquoi ?

Mme C. : Oh ben il paraît que c'est des nuisibles. Il faut que rien ne dépasse ici. Mais en même temps on n'a pas l'impression que le quartier il soit encadré. Y a la police pour les chiens mais y a pas la police pour les gens qui font...

Mme N. : Du bruit... Là-bas, à l'angle [de la darse], y avait le directeur général d'EDF qui habitait là, il nous disait à trois heures du matin, les mecs bourrés qui veulent prendre un vélo, ils sont tellement bourrés qu'ils y arrivent pas. Ben un jour, il en a eu tellement marre, il appelait la police, personne se déplaçait, il a pris deux sceaux d'eau, il les a jetés sur la personne, pour qu'elle se taise. Il n'en pouvait plus. C'est toujours comme ça. Les gens ils viennent ici, ils habitent un moment, puis ils déménagent, qu'ils soient riches ou pauvres. (…)

Mme C. : Mais y a quand même des gens qui ont acheté parce que celui qui a le gros chien blanc il a acheté au dernier étage.

Mme N. : Lui c'est dans le noir qu'il habite.

Q : Vous connaissez bien les gens qui ont des chiens.

Mme C. : On est obligés hein.

Mme N. : Tous les gens qui ont des chiens on les connaît, on leur dit bonjour, eux ils peuvent jouer.

Mme C. : Y a beaucoup de gens qui ont des chiens ici d'ailleurs.

Mme N. : Nous on est des femmes, donc si on peut s'appeler, est-ce que tu sors maintenant, s'envoyer un sms, est-ce que tu sors maintenant ? On est solidaires, c'est plus agréable.

Q : Et vous travaillez ?

Mme N. : Non, je suis à la recherche d'un emploi, mais travailleur handicapé, c'est pour ça que j'ai du mal à trouver. Mais j'ai travaillé en usine, dans le commerce, où y a du travail, j'ai fait les fruits, les saisons. Ma dernière formation c'est monteur vendeur en optiquerie.

Q : Et comment vous êtes arrivée à la Confluence ?

Mme N. : J'habitais à Irigny et il y avait des places pour travailleurs handicapés, reconnus handicapés, des appartements adaptés. Mon appartement est adapté. Chaque immeuble ici a au moins un appartement adapté pour les handicapés. (…)

Mme C. : Moi je vais vous laisser, je vais aller cueillir des cerises. Vous voulez pas venir. Vers la Banque de France il y a des cerises sauvages, elles sont très bonnes.

Mme N. : Je suis désolée, j'ai très mal au dos, mais je vous remercie infiniment. Peut-être à ce soir. Viens là bébé ! Il est gentil mais il est envahissant. Max ! Cette dame elle est à la retraite. Vous savez la dame qui est assise qui a les cheveux blancs… Le sentiment qu'on a c'est un sentiment d'abandon. La dame d'en face, c'est un médecin urgentiste, elle a divorcé. Quand elle a cherché un autre appartement, elle a galéré. Moi je suis dans la catégorie des gens pauvres, c'est une autre galère. Vous allez jamais sortir de votre appartement.

Q : Oui comme ça vous avez beaucoup d’interaction avec les gens du quartier...

Mme N. : Je suis communicative. Oui on connaît tout le monde, on croise. Le personnel qui fait l'entretien fait un boulot impeccable.

Q : C'est toujours les mêmes gens ?

Mme N. : Et non, ils font tourner. Mais je connais presque tout le monde parce que je dis bonjour et que j'ai appris à Max à ramasser les bouteilles et à les mettre dans les poubelles. Ils sont adorables, sauf que comme toujours on casse le budget, on coupe, et les pauvres, ils doivent faire un boulot de huit heures en quatre

heures. Ils sont épuisés. Pour la fête des Nuits Sonores, ils ont mis le personnel à commencer à travailler à cinq heures du matin, pour nettoyer la saleté, y avait un boulot monstre. Je leur tire mon chapeau. Mais pour tout ce qui est relatif au quartier, on a l'impression d'être abandonnés. Y a pas d'explications, on ne sait pas à quoi ça sert le jardin partagé. Parait-il que les plantes qui sont mises ici c'est pour la faune et la flore, mais parce que je connais le monsieur des Espaces verts, il m'explique. (...)

Q : Et quand vous dites que vous discutez avec d'autres habitants, c'est comment... ?

Mme N. : A la MJC, vous avez le directeur qui me parle. Les gens ils m'abordent parce que j'ai un chien qui est gentil, je croise les gens et c'est dans ces moments qu'on discute. On a su par un jeune, qui a un chien aussi, qui nous a dit : les résidents se sont plaints, il y a eu une réunion des résidents, ils ont dit : y en a marre des chiens, y a trop de caca. Y a beaucoup de gens qui sont de passage et de gens qui habitent dans le quartier qui ne ramassent pas... donc au bout d'un moment, vous le cherchez un peu, et vous le trouvez le caca. Et en fait ils se sont plaints, et il va y avoir dans l'avenir, ça peut être demain ou d'ici deux trois semaines, la police qui va passer pour verbaliser tout le monde. Et il y a ici aussi un petit journal, je me souviens plus du nom, que vous recevez dans la boîte aux lettres tous les trois mois, dans ce journal, il y a un monsieur, qui a un chien aussi, et qui fait partie de je sais pas quoi des résidents, le conseil ou l'association des résidents... je pense que ça pourrait vous aider. Ici il y a le cours Charlemagne et ensuite vous avez la première rue parallèle, vous allez tout au bout et dernière la place Sainte-Blandine, vous verrez un petit terrain, derrière le terrain de basket, vous verrez un bâtiment, c'est comme la maison de la justice et du droit. Là je sais qu'y a des associations qui se rassemblent. Parce qu'y a beaucoup de gens ici qui ont connu la Confluence cinquante ans en arrière, et qui aujourd'hui voient le changement...

Q : Et vous connaissez la MJC ?

Mme N. : Oui mais j'y vais pas, j'ai pas les moyens, mais je connais l'un des directeur, parce qu'il connaît Max. Mais c'est très fréquenté. Vingt trente euros par mois, je préfère le garder pour la nourriture ou pour mes soins. Mais c'est très intéressant, quand vous avez l'argent.

(Elle s'arrête pour donner à boire à son chien. Elle boit l'eau et lui recrache en fontaine dans la gueule.

« J'ai une façon étrange de lui donner à boire... »)

Si on reprend le fil de l’entretien il apparaît clairement que pour la dame au chien les dysfonctionnements sont ressaisis d’en-bas, et non depuis une posture dominante : « je suis pas architecte, je suis pas de la mairie, mais j'entends ce que disent les ouvriers... ». Cette posture se trouve prolongée dans cette expérience d'arpentage, circulation en petits sauts où l'on passe des parkings souterrains inondés aux déménagements de ces habitants qui quittent rapidement le quartier, puis on revient aux pelouses par lesquelles les infiltrations des parkings ont lieu, pelouses qui sont aussi celles qui peuvent vous valoir une amende, si vous êtes propriétaire d'un chien.

L’attelage promeneur/euse-chien constitue un véhicule qui permet des déplacements étonnants au travers des réalités de la Confluence, des mises en rapport avec toute une série de problématiques du quartier : dysfonctionnements d'ordres techniques, tensions sociales (les propriétaires vs les locataires, touristes vs habitants, fêtards vs agents d'entretien), problèmes des événements festifs qui marquent le quartier comme inappropriable, ou inhabitable, les incivilités des fêtards ivres. Riches ou pauvres, les habitants sont saisis par ce même sentiment de délaissement.

La dame au chien se trouve en première ligne dans une guerre menée par les services municipaux, par le préfet, qui « leur font la chasse » ; contre cette position dominante et gestionnaire (qui au travers les promeneurs de chiens, s’attaque à tout un monde de sociabilité et d’usages dans la rue), notre dernière figure s’affirme dans la prise de parti du côté de la faune (les ragondins), au ras de la vie, du côté des personnels de voirie (qui subissent les grands événements organisés par la municipalité)… Du côté de la faune et de la flore, même nuisible, du côté des usages et du petit personnel, la dame au chien opère un nouveau balisage de l'espace selon des appropriations pratiques qui lui offrent par exemple de faire la cueillette de cerises sauvages en plein cœur de ville.