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Différents espaces favorisant construction et continuité de la méfiance

Chapitre 5 : Méfiance et illégalité : deux thèmes essentiels pour comprendre la migration des Colombiens

5.1 Différents espaces favorisant construction et continuité de la méfiance

Les espaces par lesquels passent les migrants observés contiennent des facteurs qui entraînent la reconstruction de formes de méfiance nées en Colombie.

165 LUHMANN, 1996, p66

5.1.1 Problèmes socio-politiques et constructions de la méfiance en Colombie

5.1.1.1 Perte de repères au sein du conflit

La méfiance fait partie des formes de relations mises en place entre Colombiens lors de leur vécu en Colombie à cause du conflit et de la longueur de celui-ci. La situation dans laquelle se trouve la Colombie depuis plus de 40 ans a des conséquences importantes sur l’attitude des Colombiens eux-mêmes. La violence est passée de points isolés dans les campagnes à une généralisation, une expansion aux villes et un déplacement imprévisible des acteurs illégaux qui créent une peur constante. Il existe un apprentissage social au sein d’une société en conflit qui dit que les frontières sont floues entre les différents groupes et qu’il est donc difficile de savoir à quel groupe appartient la personne qui est en face.

5.1.1.2 Augmentation de la criminalité et besoin de protection

Le taux élevé de violence et de criminalité dans les grandes villes de Colombie qui était leur quotidien avant le départ, a créé un sentiment d’insécurité. Celui-ci a été intégré dans leurs comportements quotidiens: ne pas parler de sujets délicats dans des lieux publics, ne pas donner d’informations précises à des inconnus, ou se méfier de ceux qui sont en charge de la sécurité comme les gardiens à l’entrée des immeubles par exemple.

5.1.1.3 Intégration de règles quotidiennes de méfiance après des expériences de violence

Il faut également prendre en compte le vécu de violence de ces migrants ou le partage du vécu d’autres générations à travers les récits. Ceci a entraîné le développement de façons de penser et d’agir empreintes de méfiance. Un migrant de Montenegro explique que lorsqu’il était petit sa mère l’avait caché dans la cuisinière lorsque des hommes armés étaient entrés dans la maison familiale. Il ajoute qu’encore aujourd’hui dans cette ville il est très facile d’avoir des problèmes dans un lieu au sein duquel la violence est une forme d’expression: « ici c’est dangereux, ce village a eu une période difficile ! Il y a 50 ans c’était terrible…ils étaient après mon grand-père, il avait des ennemis parce qu’il était conseiller municipal…cette région a beaucoup souffert de La Violence…ce n’étaient pas des guérilleros mais des bandits »’166. Il raconte que cette violence a influencé certains comportements au sein de la migration et par peur de ce genre de réactions il évite encore aujourd’hui d’aborder certains sujets lorsqu’il vient en vacances en Colombie. Dans les années 70 et 80, lorsque des

«agences de voyage » aidaient certains migrants à entrer de façon illégale aux Etats-Unis, il

166 « aquí es bravo, este pueblo ha sido bravo! Hace 50 años era terrible... buscaban a mi abuelo, tenía sus enemigos porque él fue consejal... esta región tuvo mucha influencia de La Violencia... no eran guerrilleros sino bandidos »

n’était pas rare lorsque le projet échouait que les représentants des agences de voyage soient punis et tués : «ici il y avait des mecs qui avaient des agences de voyages et ils avaient les connexions… la connexion se termine, mais moi je suis déjà en chemin et je ne pourrai pas passer parce que la connexion n’existe plus, parce que le mec est en prison…mais ma famille a hypothéqué la maison…alors le mec de l’agence on commence à le chercher et il est obligé de partir parce qu’on le menace ou on engage quelqu’un pour le tuer ! »167.

5.1.1.4 Une méfiance liée à la faiblesse de la Justice et à l’absence de l’Etat

Enfin, le manque de présence de l’Etat et d’efficacité de la justice a permis le développement de comportements aux marges de la légalité, ce qui ne facilite pas les classifications. Le frère de Iván à Cali dit ainsi : « la police ne pense qu’à l’argent, la corruption…ça ne change pas, on en voit certains qui partent en prison, mais ils n’y restent pas plus d’un mois ! Ils continuent à voler, alors que les lois doivent être appliquées pour les pauvres »168. Une méfiance s’est donc développée en Colombie face aux représentants de l’Etat.

5.1.1.5 Intégration d’un récit d’une supposée nature violente des Colombiens

Daniel Pécaut explique que la durée du conflit entraîne pessimisme et la construction d’un discours sur une incapacité de tous les Colombiens par nature à sortir du conflit. Elle ancre cette méfiance dans un temps long : « La répétition est la catégorie à travers laquelle les évènements sont appréhendés. L’immense majorité des Colombiens reste convaincue que les drames d’aujourd’hui sont identiques à ceux de La Violencia et que ceux de La Violencia l’étaient à ceux des guerres civiles du 19ème siècle. La répétition suggère bien qu’une temporalité mythique sert aussi de référence, selon laquelle la même violence est là « depuis toujours » et est vouée à se reproduire sans fin (…) De la structure mythique relève aussi la tendance à attribuer la responsabilité de la violence à des traits enracinés dans la « nature » des Colombiens….ces derniers seraient portés par cette « nature » à agir comme ils le font, à enfreindre les lois, manquer à leur parole, refuser de coopérer entre eux, recourir à la violence en guise d’argument»169. Enfin de nombreux observateurs de la Colombie ont mis en avant la faiblesse du lien national.

Les réseaux qu’ils développent en Colombie sont donc centrés autour de connaissances, de membres de la famille ou se créent en fonction de critères particuliers tels que leurs lieux

167 « aquí había tipos que tenían oficinas de viajes, que tenían la conexión… pero resulta que se acaba la conexión, entonces yo voy en el camino pero yo ya no voy a pasar, porque el tipo ya no existe, el tipo está en la cárcel... pero resulta que mi familia hipotecó la casa... entonces el mismo de la empresa de aquí lo empiezan a buscar, entonces tiene que irse porque lo amenazan o contratan a alguien para matarlo! »

168 « la ley no piensa sino en la plata, la corrupción… eso no cambia, uno ve que van cayendo preso, y esa gente no se demora un mes en la cárcel! Siguen robando pero sí hay leyes para los pobres »

169 PECAUT, 2000.

d’études. Ils développent également une forte prudence dans leurs attitudes ou leurs discours pour éviter de s’attirer des ennuis.

5.1.2 Renforcement de la méfiance lors de la mise en place de leur mobilité

La méfiance devient également très forte au niveau international lors de leur mise en mobilité, c’est ce que nous verrons dans le chapitre suivant. Face à la peur développée autour de l’image de la drogue, les Colombiens utilisent pendant leur mise en mobilité, différentes techniques pour se protéger et ont tendance à cacher leur nationalité pour faciliter leur mobilité.

5.1.3 En Colombie construction d’une attitude méfiante face aux migrants internationaux La méfiance se renforce en Colombie face aux migrants internationaux, en particulier dans certains quartiers de grandes villes où la migration vers les Etats-Unis s’est mise en place en même temps que l’explosion du commerce de la drogue dans les années 80. De nombreux habitants de ces quartiers ont donc construit une image négative de la migration internationale. Ceci oblige les migrants et leurs familles à adopter des attitudes particulières.

C’est ce que nous verrons dans la troisième partie sur la méfiance comme un des moteurs de la construction de réseaux courts.

5.1.4 Méfiance à New York

La méfiance se reconstruit à leur arrivée dans le Queens. Dans ce dernier espace, la méfiance se réactive au contact de plusieurs facteurs. D’un côté les stigmates de violence et de narcotrafic des bandes colombiennes de vendeurs de drogue des années 80 dans le Queens ont encore aujourd’hui des répercussions sur les conditions d’accueil de ces migrants dans la société new-yorkaise.

L’importante insécurité liée à leurs conditions économiques, sociales et juridiques aux Etats-Unis renforce leur anxiété. Dans ce cadre, les Colombiens ne limitent pas seulement le développement de liens de confiance mais reconstruisent des formes de protection et reprennent le discours évoqué par Pécaut pour faire référence à leur soi disant incapacité à s’entraider. C’est donc à la fois la continuité et le renforcement de la méfiance face aux Colombiens ou entre les Colombiens qui expliquent la dynamique des liens que nous observons. Malgré le changement d’espaces, les migrants colombiens semblent rattrapés par la réalité colombienne.