• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3- Cadre théorique

3.2. L’ergologie

Fortement influencé par la pensée de Canguilhem13, Schwartz fût le premier, en 1980, à amorcer les travaux portant sur l’ergologie. Fasciné d’abord par le métier, puis par le travail dans le sens d’un effort contraint, il esquissa les bases de la démarche ergologique, qui portait à l’origine le nom d’analyse pluridisciplinaire des situations de travail. À cette époque, les industries vivaient d’importantes mutations technologiques et les recherches portant sur les organisations du travail prenaient peu en compte l’expérience des travailleurs à travers l’analyse des mutations des différents secteurs d’activité. L’ergologie a été créée dans l’optique de centrer l’analyse du travail sur l’expérience, afin qu’une place y soit accordée dans le monde du savoir.

L'ergologie est définie comme une démarche d'appréhension et d'analyse de l'activité humaine. Par son exploration de la complexité de l’activité, elle s’avère une perspective d’intérêt pour les réflexions entourant l’activité de travail. Pour Schwartz (2007), elle réaffirme la différence entre le travail prescrit et le travail réel, développée par l’ergonomie de l’activité, en approfondissant sa signification. Le champ normatif y tient une place importante; le travailleur y est représenté comme « homme normatif » tel que l’entend

13 Georges Canguilhem (1904-1995) est un philosophe et médecin français du 20e siècle. Ses travaux portent

majoritairement sur une critique de ce qui est considéré comme « normal » et « anormal » ou « pathologique ». Il indique qu’il est essentiel de partir du vivant lui-même pour comprendre la vie et ainsi, il importe de questionner le rapport subjectif que le patient entretien avec sa santé afin de comprendre la maladie. Il explique notamment que même dans l’univers de la physiologie ce qui est considéré « normal » réside dans l’organisme qui varie et ne demeure pas stable et constant.

Canguilhem14. Il réinterprète ou change les normes prescrites au regard de ses propres normes individuelles. L’action au travail est profondément normative, alors qu’une normativité de l’organisation est mise au service de l’efficacité et que les travailleurs eux, se donnent des normes pour agir dans une certaine indépendance vis-à-vis des sources de prescription.

3.2.1. L’activité de travail et ses trois pôles

La notion d’activité, qui est centrale dans l’approche ergologique, désigne la mise en action de l’humain dans son milieu (Schwartz, 2004). Cette mise en action va beaucoup plus loin qu’une simple interaction humain-machine, alors qu’elle implique une mobilisation dans un contexte donné (Lord, Therriault, & Rhéaume, 2016; Schwartz, 2004).

La perspective ergologique de l’activité de travail se caractérise par trois pôles (Schwartz, 2007); un premier est composé des prescripteurs du travail, ceux qui dictent « quoi faire », « comment le faire » et quand il est temps de « changer la manière de le faire ». Il regroupe l’ensemble des normes prescriptives du travail, appelées les normes antécédentes. Un second regroupe les savoirs de ceux qui font quotidiennement l’expérience de l’activité de travail, les travailleurs. Enfin, le troisième est celui des valeurs et des conséquences de l’action de travail. Il réfère à la collaboration entre les acteurs et leurs échanges, plus ou moins formalisés, qui sont régis par les conditions éthiques et épistémologiques en place (Bellières, 2013). Les deux premiers pôles sont ainsi en dialogue fréquent, dans le visible ou le moins visible. Les acteurs du deuxième pôle mettent en relation les prescriptions émises par les acteurs du premier pôle avec leurs propres savoirs et leurs normes personnelles.

14 L’homme normal c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même

La vision ergologique suppose et articule l’influence que le macroscopique a sur le microscopique15 et vice-versa. En effet, en ergologie, l’environnement de travail est vu comme un lieu perméable aux influences de l’environnement extérieur, aux politiques publiques ou aux normes sociétales. L’environnement de travail n’y est pas représenté comme un microcosme indépendant, au contraire; le politique (et les normes sociales qu’il produit) agit sur le travail (alors que l’organisation va se doter de ses propres normes antécédentes).

L’activité de travail elle-même et l’engagement des travailleurs dans cette activité, est aussi agir politique. En ergologie, l’activité quotidienne de travail est le résultat d’un arbitrage entre « l’usage de soi par soi et l’usage de soi par les autres » (Schwartz & Echternacht, 2009, p. 33), où le travailleur décide, dans une certaine mesure, de se mettre en action et de mobiliser ses ressources personnelles afin de répondre aux demandes de quelqu’un d’autre (son employeur, par exemple). Cette décision est basée sur un processus réflexif, un débat plus ou moins conscient où le travailleur va et doit tenter de réinterpréter les normes qui lui sont proposées; c’est le processus de renormalisation, qui est au cœur même de l’activité de travail (Schwartz & Durrive, 2009).

Cette vision de l’activité de travail s’avère fort pertinente dans le cadre de cette recherche doctorale, alors qu’elle permet de rendre éloquente la place que prend l’innovation sur le plan macroscopique (au niveau sociétal), son influence sur l’activité de travail et sur les processus de renormalisation des travailleurs.

15 Les notions de macroscopique et microscopique réfèrent ici aux différents niveaux de l’échelle

d’observation sociale. Par exemple, la définition de Desieux (2004) où « la première échelle est macrosociale. Elle est la plus large. C’est celle des régularités, des grandes tendances, des appartenances sociales et des valeurs. Les acteurs individuels y sont peu visibles. La deuxième échelle est plus étroite. C’est l’échelle microsociale, celle des acteurs sociaux en interaction les uns avec les autres, que ce soit à un niveau méso, celui des organisations, des entreprises et des systèmes d’action, ou à un niveau très micro comme celui du quotidien et des rites d’interaction. Les acteurs apparaissent encastrés dans un jeu social fait de symbolique, de matériel et de rapports stratégiques. La troisième focale est encore plus restreinte. C’est l’échelle micro individuelle, celle du sujet, de l’agent, de l’individu, que ce soit dans sa dimension psychosociale, cognitive ou inconsciente » (p.6).

3.2.2. Renormalisation

L’ergologie pose le travailleur comme un être engagé et désireux d’action et l’activité, tel que mentionné précédemment, comme une rencontre entre deux pôles. Dans cette rencontre, le travailleur tente de trouver un compromis entre ce qui lui est demandé de faire, ce qui n’a pas été prévu de lui demander (parce que la prescription ne peut tout prévoir du travail réel) et ses propres normes individuelles. Par cette recherche, le travailleur essaie de « se redonner en partie des normes pour agir » (Schwartz, 2000, p. 652), combler les prescriptions manquantes et atteindre la santé. Cette santé commence avec la tentative de redessiner partiellement l’activité de travail, par des micro-tentatives et des micro- recherches d’alternatives jugées comme étant acceptables en regard de la santé (Schwartz & Mencacci, 2008). La renormalisation est en ce sens utilisée dans le travailler non seulement pour savoir comment agir au quotidien, mais aussi pour trouver un équilibre psychologique acceptable et atteindre le bien-être dans un milieu. Une situation de travail porte en elle plusieurs possibles, alors qu’un obstacle peut se transformer en moyen d’action, selon l’issu potentiel de la renormalisation.

La figure 5 propose une schématisation des différentes composantes du travail telles que posées en ergologie. Elle illustre la rencontre des deux pôles de l’activité de travail à savoir la prescription (provenant de l’organisation du travail) et le travailleur. À cette rencontre (qui constitue le troisième pôle de l’activité) se trouve le processus de renormalisation mis en place par le travailleur. Il est possible d’y constater que les normes sociales et les politiques publiques viennent influencer les normes antécédentes des organisations, alors que ces dernières sont perméables à cette influence. Les normes individuelles du travailleur, quant à elles, viennent toujours influencer le processus de renormalisation. À la recherche de sens et de santé, le travailleur tente continuellement de se repositionner afin d’éprouver du bien-être au travail.

Figure 5. Schématisation de l’ergologie et ses composantes principales16

La renormalisation peut entraîner plusieurs résultantes, dont 1) le choix de ne rien changer, 2) celui de faire des compromis et de contourner certaines règles, ou encore 3) d’effectuer un repositionnement au niveau de ses normes personnelles en regard des normes antécédentes. La renormalisation est de nature individuelle, mais peut aussi être un processus partagé et entrainer des cristallisations collectives dans les manières d’agir ensemble.

Documents relatifs