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Entretien avec Nicolas Ducos, Directeur Marketing et éditorial éditions Kana (Média Participations)

Du Japon à la France : circulation, pratiques et reconnaissance d'une mangaculture

Annexe 1 : Les entretiens semi-directifs

D. Entretien avec Nicolas Ducos, Directeur Marketing et éditorial éditions Kana (Média Participations)

08/06/2018

Nicolas Ducos (ND) : Je suis Nicolas Ducos, le Directeur marketing et commercial de Kana. Kana

c'est le troisième acteur du marché du manga en France. On pèse environ 15 millions d'euros de

chiffre d'affaire par an.

Le marché du manga a 25 ans. Il est le fruit de la génération Club Dorothée, puisque c'est comme ça qu'il est arrivé en France, dont je fais partie. Il n'a fait que croître quasiment, avec des croissances à

deux chiffres assez incroyables pendant pas mal de temps, avec une petite stagnation entre 2010 et

2015, et là c'est de nouveau reparti. C'est un marché qui est assez conséquent, et qui pèse

actuellement 115 millions d'euros, et qui par rapport à son grand cousin la BD franco-belge,

représente ¼ de ce marché en chiffre d'affaire (CA), donc 25% du CA du segment BD au sens large. Et en volume il fait même 33%, 1/3, puisque le prix du manga est moins important que celui de la BD franco-belge. Au pays de la BD franco-belge c'est quelque chose d'assez incroyable. La

France est le deuxième acteur au monde, consommateur de mangas, devant les USA. Ça reste une

petite goutte d'eau entre guillemet par rapport au Japon. Mais bon pour eux c'est LA BD. C'est assez intéressant parce que pendant des années, c'était une goutte d'eau peu importante pour les japonais, mais petit à petit, comme leur CA commence à se tasser, ils commencent à être plus regardants sur ce qui se passe à l'étranger, et notamment chez nous.

AM : Regardant, au sens où ils investissent ?

ND : Ils ont investi en France en 2010 en rachetant Kazé. Oui et non, après, avec ce rachat, puis la création de Viz, qui est agent international pour eux, et qui s'est installé à Paris et aux USA. Donc ils sont impliqués. Mais depuis que c'est plus dur sur leur marché domestique, ils sont plus regardant dans le sens où ça va être moins de la relation à long terme, de la relation historique, ça va plus être du business. Maintenant c'est : si vous voulez ma série, mettez le prix, parce que sachez qu'il y a des petits concurrents qui sont prêts à mettre le prix aussi. Ils font le principe de l'offre et la demande sur le marché du manga. L'autre point aussi, c'est qu'on a un marché en France qui est

ultra-concurrentiel puisqu'on est je ne sais plus combien d'acteurs sur ce marché, on est vraiment

nombreux. En tout cas il y en a 6 qui sont vraiment dominants, mais il y a 10 à 15 éditeurs en tout, qui ont leur mot à dire sur le marché. Ce qui est vraiment conséquent sur ce segment du marché de la BD.

AM : Au niveau de cette sphère socio-économique du manga justement, pour vous quelles sont ses spécificités ?

ND : Elles sont évidentes, dans le sens où... moi ce que je dis toujours, c'est que la BD franco-belge c'est un marché d'art, alors que dans le manga, c'est un marché d'industrie. Dans le sens où la BD franco-belge, il y a maximum un tome par an pour une série, alors que dans le manga, en fonction de si c'est hebdomadaire ou mensuel en magazine, vous aurez entre deux et six tomes par an. C'est industriel au Japon dans le sens où tous les mangakas ont l'obligation de rendre à leurs éditeurs leur

chapitre toutes les semaines ou tous les mois. Ça demande une cadence hallucinante, qui confine à

l'industrie ; là-où côté BD, si l'auteur n'est pas près, tant pis, on laisse glisser. Dans tous les cas, on ne l'oblige pas à tenir moins d'un mois. Pour tenir ce rythme au Japon, l'auteur n'est pas tout seul. Il a tout un atelier d'assistants avec lui pour l'aider à faire tout le fond, les trames et compagnie. Lui se focus avant tout sur ses personnages principaux, sur l'histoire en tant que telle. On n'est pas du tout dans la même logique à ce niveau-là. Et côté aval, le gros avantage du manga par rapport à la BD,

c'est qu'il y a un effet d'addiction, d'entraînement. La BD, on l'attend tous les ans, et un manga on

l'attend deux ou trois mois. Forcément, dans une époque qui est dans l'immédiateté, avec le succès

des séries, on est goulu par rapport à notre consommation de l'entertainment , et le manga s'inscrit totalement dans cette phase-là. La troisième chose, qui répond aussi à pourquoi le manga s'est si bien implanté en France – alors évidemment il y a eu un effet CD assez hallucinant -, c'est que le manga répond à une cible que la BD avait complètement abandonnée, qui est la cible pré-ado/ado. La BD fb répond très bien à tout ce qui est jeunesse, avec notamment tout ce qui est BD patrimonial entre autre, et sur la BD adulte, avec les XIII ou les Largo Winch par exemple. La phase du milieu, il n'y avait pas grand chose. Aujourd'hui ça commence à changer, mais clairement le manga avec le shonen et le shojo, s'est complètement engouffré là-dedans, et avait tous les codes pour plaire aux ados de chez nous.

AM : Justement sur le succès du manga en France, en comparaison avec les autres pays

européens, les attentes étaient-elles différentes, ce qui expliquerait la différence en terme de

ventes et d'intégration culturelle ? Le Club Dorothée (CD) a-t-il joué un rôle si primordial ? NB : Tout à fait. C'est indéniable que le vrai démarrage, c'est CD. Il y a deux réponses. Avant le CD, il y a eu un peu de mangas en France, toujours par la partie animée, avec Goldorack et Albator . Ils ont fait leur petit succès, mais ça restait relatif par rapport à la puissance qu'aura le CD par la suite. Le mercredi, quand CD passait, c'était plus de 60% de part d'audience. Il n'y avait pas 25 chaînes à

l'époque, il n'y en avait que 6, mais c'était absolument gigantesque, ça a été un raz-de-marée

incroyable. Il n'y a pas eu ça dans les autres pays. Chez Kana, on vend aussi en Suisse et en

Belgique, mais ça ne pèse rien par rapport au marché français, même relativement par rapport à leur taille. J'en suis l'exemple, la première génération à regarder à 10 ans CD, puis 5/6 ans après, les

premiers mangas ont commencé à déferler en kiosque, en librairie, puis en Fnac. Après ces lecteurs

de mangas ont eu des petits frères, des petites sœurs, puis des enfants. Donc on est vraiment sur le début d'une génération. Il ne faut pas oublier que le manga a eu mauvaise presse pendant très longtemps. (10 :00)

Ça continue à être un peu le cas, mais le temps joue pour le manga. Ça part d'un malentendu

absolu, puisque le CD, qui avait deux heures le mercredi matin, a commencé à avoir 5, puis 6, puis de plus en plus d'heures, en plus du samedi, a dû nourri ses heures de programme. Ils ont acheté de

plus en plus de programmes, et ont été de moins en moins regardant par rapport au contenu de ce

qu'ils prenaient, par rapport à la qualité, mais pas tant la qualité que par rapport à la cible, qui était censée être des gamins de 8/10 ans, et ils ont sorti des dessin-animés qui au Japon ciblait les pré-ado, ado, voire adultes. Avec le fameux exemple de Ken le survivant , qui a été officiellement massacré en doublage. Les doubleurs eux-mêmes, en faisant leur travail, se sont rendu-compte que

ce n'était pas possible de laisser ces textes-là pour des gamins. De là est né un grand malentendu

sur le manga, comme quoi c'était violent et c'était du cul, en gros. C'est absolument pas vrai. Il y a du manga pour tout le monde, pour toutes les cibles, et pour tous les genres. J'en reviens au fait que c'est une industrie au Japon, donc il y a une segmentation marketing très forte, un ciblage, et vous trouverez de tout, pour tout. Après entre parenthèse, ils ont quand même un problème avec les

petites culottes et compagnie. On ne peut pas nier ça, après ça ouvre un autre débat qui est la

société et la culture japonaise. Mais en attendant on trouvera du Kodomo totalement pour les enfants, ou du seinen sur la gastronomie. Il n'y a pas obligatoirement du cul ou de la violence, ça dépend vraiment du ciblage.

AM : Je lisais Levius hier, avec une note à la fin, qui expliquait que l'auteur avait choisi de

dessiner dans le sens de lecture occidentale, et de faire les bulles dans les textes, pour que

son manga soit adaptable à l'international. Face à cette globalisation, pensez-vous que les

auteurs japonais ont une intention plus internationale ?

ND : C'est dur de vous répondre. C'est un cas très particulier, car l'auteur de Levius est un grand fan de BD franco-belge. Donc il est très ouvert à notre culture, ce qui est très rare au Japon. Les japonais sont très fermés. Ils s'ouvrent peu à l'international, et en plus au Japon, pour vivre heureux

on vit caché. Ce n'est pas la logique de notoriété de chez nous. Donc les mangakas japonais, quand

ils sont invités en France, sont incroyablement surpris du succès qu'ils peuvent avoir chez nous, des dédicaces etc. Ça ne marche pas comme ça chez ça. Les éditeurs, en fait, les protège, on va dire, le mot est gentil, les protège donc beaucoup pour les laisser dans leur travail. En plus ça évite d'avoir des relations business plus importantes, pour les empêcher d'être plus demandeurs au vu de leur succès à l'international. Tout ça pour dire que c'est pas tant qu'ils veulent ou qu'ils ne veulent pas. C'est plutôt qu'ils en ont pas forcément conscience.

AM : Donc les auteurs comme Taniguchi et Urasawa sont des exceptions.

ND : Le marché en France est très jeune, on n'a que 25 ans, donc on est quasiment à la première

génération de mangakas aussi. Donc ce que je vous dis, va être de moins en moins vrai, parce

qu'avec internet, les choses se savent. Les auteurs que vous citez, il faut savoir que Taniguchi avait plus de succès en France qu'au Japon. Donc forcément, c'est une exception. Urasawa fait partie des grandes stars du manga, il n'est pas comparable avec des auteurs comme celui de Levius . Il est venu trois mois en France, en Angleterre, Allemagne, il est complètement dédouané par rapport à ce que je vous disais, sur l'« escalavagisme » des mangakas par les éditeurs japonais. Si vous avez vu son expo en début d'année, on voit en effet que dès son enfance il était assez ouvert à autre chose que la culture japonaise.

AM : Pour revenir sur le terme de manga, par rapport à sa classification dans le secteur de la BD, qui a évolué dans le rayonnage de la Fnac par exemple ; comment vous définissez le manga ?

ND : Je vais avoir du mal à vous répondre sur la sémantique en tant que telle. Mais en fait, la Fnac, comme tous les autres libraires, réagit plutôt en fonction du poids dans le marché. Ils se sont rednu compte que le manga pesait de plus en plus et il fallait laisser de la place. D'autre part, on s'est rendu compte, que des lectorats BD, et manga notamment, sont pour la plupart du temps hermétique. Le lecteur de BD ne lit pas de manga, et le lecteur de manga s'ennuie souvent à lire de la BD. Un manga est une BD, manga ça veut dire BD en japonais, de fait, le manga est une bande-dessinée. Après c'est plutôt d'un POV de ciblage, et les publics sont assez distincts. Mais

c'est intéressant, parce qu'au niveau des auteurs, on reçoit de plus en plus de projet en BD –

puisque je vous disais que notre groupe nous avons la chance d'avoir les trois formes de BD– qui

mixent les genres. Ils sont auteurs de BD, mais les codes se rapprochent de ceux du manga dans la

dynamique, dans les planches qui sont beaucoup plus cassées dans le découpage par rapport à la tradition très carrée de la BD etc. Petit à petit, tout bouge là-dessus. Il y a les romans graphiques en BD qui ont changé un peu la donne. Tout le monde est en train de s'inspirer, comme vous disiez avec l'auteur de Levius. En France c'est pareil, on sent qu'il y a toute une génération d'auteurs influencée par le manga.

AM : Est-ce que vous avez des exemples d'ouvrages un peu hybrides ?

ND : La première qui a marché en s'inspirant très clairement des codes des mangas, c'est Les

Légendaires , chez Delcourt. C'est un shônen en BD. Évidemment des petits frères sont arrivés sur le marché. Pareil en BD fille avec Lou ! . Chez nous il y a tout une segmentation aussi, où clairement ce n'est plus la BD jeunesse, c'est vraiment la BD pour les filles de 10 à 12 ans, ou les garçons de 8 à 10. (20:00)

Après dans les formats, je n'ai pas d'exemple, mais je sais que tous les éditeurs réfléchissent de plus en plus à casser en BD el classique : la BD en carrés. Tout le monde réfléchit à sortir des habitudes.

AM : Justement, est-ce que vous pensez que le succès du manga est lié à ses spécificités

graphiques ?

ND : Après, le succès du manga, pour moi c'est le fait que la construction du manga est en chapitre, ce qui fait qu'à la fin de chaque chapitre, pour garder le lecteur en haleine, il faut qu'il se passe quelque chose. Il y a énormément de cliffhangers dans les mangas. Pour moi c'est comparable aux thrillers, ces romans que vous pouvez lire, et en fait vous êtes accroché, vous arrivez à la fin du tome, vous n'avez qu'une envie : c'est avaler le tome suivant. Avant tout, c'est ça le succès du manga ; là où la BD a ce côté très « art ». Elle fait surtout la part belle au dessin, enfin c'est mon

avis. Très souvent le scénario est au service du dessin, alors que le manga, c'est complètement

l'inverse. Le scénario passe avant tout, et le dessin est au service. C'est pour ça que L'Attaque des Titans , qui est un manga dont tout le monde se dit que graphiquement, c'est vraiment pas terrible, l'histoire est tellement incroyable, tellement prenante, qu'on s'y fait complètement, voire on finit par apprécier parce que ça rentre dans l'histoire. One Punch Man dans un autre genre, c'est ça aussi. C'est pas forcément magnifique, mais le fait que ça ait cassé les codes du shônen , ça a donné une puissance incroyable à la série. C'est intéressant, parce que le fait que le manga soit très industriel, lui fait perdre de son charme, et on s'en lasse plus que la BD. Il y a des cadres qui sont bien définis : il faut faire comme ci ou comme ça. Et au bout d'un moment quand on a lu plusieurs shônen , ils se

ressemblent tous. On trouve les limites du côté industriel, et One Punch Man notamment est venu

casser ces codes industrialisés du shônen , pour réinventer et relancer un nouveau genre, une nouvelle tendance, qui est un pendant du shônen .

AM : Le fait de se lasser, du coup est-ce que c'est un public plus âgé qui va naturellement vers le seinen ?

ND : Le marché va dans ce sens-là, puisqu'année après année on voit le seinen progressé, et le shônen reste stable. Le shônen , c'est toutes les grosses cartouches : Fairy Tail , One Piece , Naruto ... Clairement la tendance de fond est quand même le seinen . À chaque âge son manga.

AM : Je voulais revenir sur ce que vous disiez sur le dessin qui est au service de l'histoire

dans le manga. Est-ce que vous pensez que le fait qu'au début du manga en France, beaucoup de gens lisaient les mangas en japonais, sans comprendre la langue, mais comprenaient l'histoire quand même, va dans ce sens ?

ND : C'est l'un des meilleurs exemples en effet. Tout est au service de l'histoire. Quand on lit un

manga en japonais, on va comprendre parce que la dynamique des cases est ainsi faite. Le texte

vient en plus... je sais pas comment expliquer ça. C'est toute la force du manga. Cette capacité à nous immerger dedans. C'est en noir et blanc, les traits sont un peu grossier et partent dans tous les sens, c'est pas grave.. Le découpage est parfois bâclé, on ne comprend pas forcément, on n'arrive pas forcément à lire au milieu, entre les deux pages, mais c'est pas grave. On avale. Il y a un côté vraiment boulimique qui fait toute la force du manga.

AM : Et en quoi pour vous cette force de l'image est liée à l'origine culturelle du manga : la

culture visuelle au Japon ?

NB : Je ne suis pas un grand spécialiste de la culture japonaise, mais... Forcément, il y a une influence culturelle, et c'est vrai que dans les codes du shônen : l'amitié, la persévérance, toutes ces valeurs très positives et très collectives, ce sont des valeurs propres à la culture japonaise. Le côté

persévérer, c'est totalement lié à leur valeur. Ils travaillent beaucoup pour réussir. D'ailleurs c'est

marrant parce que tout le côté dark du manga qu'on peut retrouver dans les seinen notamment, c'est

tout le côté nébuleux de cette culture avec les otakus, le taux de suicide élevé du Japon. Toute médaille a son revers et le manga vient refléter tout ça. C'est une population qui dans le fond est assez pessimiste, négative. Je pensais aux petites culottes, parce que c'est pareil, c'est le reflet d'une société qui est très fermée socialement. Tout ce côté pudibond est issu d'une frustration chez les hommes notamment. L'après Fukushima fait aussi que les mangakas se dirigent plus vers du post-apocalyptique, ou de l'écologique. Après pour eux, le manga c'est de l'entertainment pur, c'est leur moyen de lâcher la pression. C'est du divertissement pour eux. Le manga est un produit périssable. Jusqu'il n'y a pas si longtemps, ils lâchaient leurs mangas dans le métro comme nous avec nos 20 minutes. (30:00)

Je n'ai pas de réponse après, parce que je pense qu'il faut être vraiment immergé dans la culture pour pouvoir dire, et en plus il faut faire attention à ne pas généraliser. Il y a des trucs bordelines assez hallucinant, comme avec l'anime de Black Butler , qui a été diffusé en France, et on a eu chez Kana de mauvaises surprises en le visionnant. Mais je trouve ça très intéressant de voir comment ces choses, qui passent au Japon, font écho chez nous. Le Cosplay par exemple. Quand on voit des filles, et parfois des garçons à la Japan expo, on se demande comment les parents ont pu les laisser