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CHAPITRE 4 : L’ANALYSE

4.3. Les stratégies de mise en action : agir pour survivre

4.2.1. Entre installation, impuissance et fatalisme

Même si certaines femmes ont connu une période où elles n’entretenaient plus beaucoup d’espoir quant aux perspectives de changements et au réalisme des solutions (phase d’installation), il est important de souligner qu’il s’agit d’une stratégie de survie comme une autre. Ainsi, « impuissance, fatalisme ou installation » ne veulent pas dire « passivité ». C’est le cas de Claudine, qui s’est installée dans une vie de marginalité, en renonçant à faire appel aux ressources et en se contentant de vivre en consommant beaucoup, pour minimiser la souffrance qu’elle vivait :

« Moi, j’faisais plus partie de la société dans ma tête. J’voulais rien savoir. Même pas un chèque de BS, rien… J’voulais rien, rien savoir » (Claudine).

Pendant une vingtaine d’années et même au moment de l’entrevue, bien qu’elle ait certains projets pour améliorer sa vie, ses stratégies ont été d’accepter sa situation de marginalité, de s’y installer et de tout mettre en place pour survivre. De même, bien que Bee souhaite encore agir et combattre, elle tente de trouver des solutions à sa situation depuis plus d’un an et peine à croire que c’est toujours possible : elle ne parvient pas à se trouver un emploi;

dénonce ses revenus d’aide sociale trop bas; ne trouve pas de logement convenable; est en conflits de valeurs avec sa famille; en plus d’être déprimée par tout ce qui lui arrive. Ainsi, elle continue d’agir, mais dénonce le peu de marges de manœuvre dont elle dispose, ce qui rappelle le concept d’impuissance de Laberge et al. (2000b). Dans le même sens, Lucky fait de son mieux pour vivre au jour le jour et utiliser l’humour, même si elle critique fortement les conditions de vie dans lesquelles elle se trouve :

« I like to joke too, that’s how I survive » (Lucky).

Lucky ne voit toutefois pas de solution réaliste, dénonçant le fait que les gens ne s’unissent pas pour agir sur leurs difficultés. La stratégie de Lucky s’inscrit alors également dans une forme d’installation, où sa situation et ses nombreuses tentatives vaines mènent inévitablement à l’impuissance.

Dans le même sens, Suzy se dit victime des conflits dans sa coopérative, qu’elle dénonce fortement et qu’elle tente de désamorcer, en renonçant à avoir un environnement de vie paisible. Pour elle, la cause de conflits qu’elle vit n’est pas claire et les solutions sont alors difficilement envisageables, ce qui relève davantage du fatalisme (Laberge et al., 2000b).

L’accumulation des difficultés peut contribuer à augmenter l’impuissance et le fatalisme de certaines à divers moments de leur vie. Vivre une situation d’itinérance n’est certes pas facile. Bee mentionne entre autres la peur qui l’habite encore, celle d’être immergée dans un monde qui n’est pas le sien, mais aussi celle de la survie, de ne pas savoir où elle passera la nuit. Elle tente tant bien que mal d’apprendre à vivre avec cette peur et d’accepter sa situation. Dans le même sens, Bernadette souligne que sa période d’itinérance l’a complètement épuisée. Elle qualifie de « miracle » le fait qu’elle soit toujours en vie:

« Moi je suis arrivée ici, j’étais déprimée hein! J’avais le moral à terre hein, j’étais très fatiguée, pis tu te reposes pas dans ces maisons-là, oublie ça hein » (Bernadette).

Pour d’autres participantes, la souffrance est tellement intense qu’elles n’ont plus d’énergie :

« J’étais rendue, je m’assoyais sur une chaise là, du matin au soir, plus de force, même j’vais être dégueulasse peut-être là, mais même pas de force pour aller aux toilettes. J’faisais pipi s’a chaise » (Suzy);

« Avec tous ces problèmes, je ne peux pas... comment dire... lutter avec d’autres problèmes » (Lucky).

Chez certaines participantes, aux enjeux de survie s’ajoute la honte de sa situation, d’en être arrivée là, et parfois la honte de demander de l’aide. C’est ce que partage Bee, qui a été capable de subvenir à ses besoins pendant de nombreuses années avec son entreprise, mais qui n’a eu d’autres choix que de faire une demande d’aide sociale. Madeleine va dans le même sens :

« C’est ça j’faisais. C’était ça mon ... "y’en a des pires que moi. Moi j’correcte, j’sais où aller". Mais j’étais aussi pire que les autres. J’aurais pu aller pis prendre, t’sais demander de l’aide pis moi aussi avoir des soins. Mais des fois... » (Madeleine);

« Mais on dirait que tu veux pas croire que toi, tu vas être là-dedans. On dirait que tu veux pas le croire là. […] tsé, tu t’vois pas être pognée avec le même système » (Madeleine).

Or, les ressources d’aide n’ont pas contribué, pour toutes les participantes rencontrées, à faciliter les stratégies de réponse aux nombreuses barrières dans leur trajectoire. Pour Bernadette, les ressources lui ont causé du tort, surtout sur le plan symbolique et elle en demeure fort critique:

« Je trouvais que j’avais perdu ma dignité que je voulais retrouver. […] C’était ça que je voulais et je me sentais humiliée parce que y m’ont jamais supportée à retrouver ma dignité. […] on gruge tout le temps un petit peu pour savoir plus de toi, mais on te donne pas d’outils pour que tu t’en sortes. Pas d’outils » (Bernadette);

« Tsé t’es sur le bien-être social, câlisse, pis t’es en train de crever, tu peux pas donner euh, tu peux pas donner un petit peu d’espoir à la personne qui est en avant de toi, pour l’encourager. Comprends-tu? » (Bernadette).

Cela étant dit, malgré l’impuissance et le fatalisme, les femmes qui ont une stratégie relevant davantage de l’installation sont particulièrement confrontées aux manques d’opportunités et de solutions pour remédier à leurs difficultés, cumulées à un épuisement et, pour certaines, à un état dépressif en lien avec le combat constant qui n’aboutit pas à ce à quoi elles aspirent.