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Les enjeux des pratiques de mobilité spatiale pour la compréhension du fonctionnement des villes en Amérique latine

UNE APPROCHE DE LA VILLE PAR LES PRATIQUES DE SES HABITANTS

MOBILITES, COMPORTEMENTS RESIDENTIELS ET GESTION URBAINE DANS LES VILLES PETROLIERES DU CASANARE (COLOMBIE)

6.1. Les enjeux des pratiques de mobilité spatiale pour la compréhension du fonctionnement des villes en Amérique latine

Sujet classique des études urbaines, la question des mobilités spatiales des populations2, tant les "migrations" au sens premier du terme, c'est-à-dire les changements du lieu de résidence principale, que les déplacements quotidiens, de travail ou de loisirs, ont fait un retour en force dans les sciences sociales à partir du milieu des années 1990 environ. Plusieurs éléments ont contribué à ce retour en force3: le constat d'un accroissement rapide des flux de personnes entre villes, dans un contexte de plus en plus mondialisé et un fonctionnement des villes de plus en plus réticulaire, l'idée selon laquelle la conception classique de la ville, physiquement bornée, était progressivement supplantée par le "règne de l'urbain", par essence plus diffus et moins limité dans l'espace (Choay, 1994), ou, pour reprendre une autre figure conceptuelle,

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A l'exclusion des mobilités sociales ou professionnelles, qui constituent un autre domaine très vaste des études urbaines, et même si les deux formes de mobilité sont bien sûr liées.

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qu'une "ville émergente" (Dubois-Taine et Chalas, 1997; Piron, 1997) s'imposait à la conception traditionnelle de la ville, plus fluide, plus réticulaire, et transcendant largement les limites physiques de ses plus lointaines banlieues.

La mobilité accrue des personnes est bien sûr une clé indispensable pour comprendre les mutations urbaines, elle contribue à reconfigurer le fonctionnement de la ville, au point d'en relativiser les concepts d'analyse les plus classiques. Cet engouement pour les mobilités ne répond pas à un simple effet de mode. L’intérêt théorique et les problèmes pratiques que posent les mobilités spatiales en ville ne sont plus à démontrer. Il ne s'agit bien sûr pas ici de reprendre dans son ensemble un débat très vaste, pluridisciplinaire, et parfois contradictoire. D'autant que cette réflexion fait souvent référence au contexte français (ou ouest-européen), où les conditions d'accès au logement et de déplacement en ville se posent en des termes différents des situations latino-américaines: faiblesse relative de l'offre résidentielle locative et du parc de logements sociaux, instabilité professionnelle plus grande des individus, fonctionnement différent des pratiques de cohabitation familiale ou de voisinage, accès individuel à l'automobile plus limité et dépendance accrue des transports collectifs, souvent privés, modification permanente des conditions de circulation et d'accès aux lieux dans un tissu urbain en mutation rapide, par accroissement périphérique et par modification des densités à l'intérieur des espaces urbanisés, etc. De plus, dans les efforts de comparaison internationale qui ont pu être menés récemment4, l'accent a surtout été mis sur les métropoles et les plus grandes villes, au détriment des villes petites et moyennes.

Dans son inventaire des "zones d'ombres" qui restent à explorer dans la sociologie des mobilités urbaines, Kaufmann (2001: 92-93) pointe avec beaucoup d'à propos plusieurs "limites à dépasser": les formes de mobilités sont en général considérées les unes indépendamment des autres, et les interactions entre ces différentes formes ignorées (alors qu'elles fonctionnent en interaction étroite); les études se focalisent souvent sur la géographie des déplacements, et non sur les potentialités de déplacement propre à chaque individu (la "motilité"), la temporalité des déplacements, et notamment le calendrier des parcours individuels (rythmes quotidiens, hebdomadaires, annuels, ou en lien avec les grandes étapes du cycle de vie) sont généralement oubliés, enfin le système global des transports (offre multimodale, régulation et forme d'appropriation par les habitants) est insuffisamment exploré.

On ne peut évidemment que souscrire à ce constat, en insistant notamment sur la nécessité de compléter une étude des mobilités par l'observation des flux par une démarche de type biographique, qui se place du point de vue des individus et observe leurs parcours dans la ville. Cette dimension n'est en réalité pas inconnue des démographes, dont certains travaux de ce type ont déjà exploré les répercussions et les interactions des cycles et des modes de vie sur l'espace urbain5. Une telle approche permet notamment de dépasser l'obstacle des temporalités, signalé avec justesse par Kaufmann: en se plaçant dans une démarche de type à la fois biographique, sur le long terme, et qualitative, sur les pratiques des habitants à plus court terme, on peut réintroduire avec bonheur cette dimension temporelle.

Dans leur synthèse récente sur le sujet, Dureau, Dupont et al. (2000: 8) ont également insisté sur la nécessité de relativiser deux cadres fondamentaux de l'analyse des mobilités: les notions de "résidence" et de "ménage", qui assignent presque toujours, dans les recensements et les statistiques, un lieu de résidence et un foyer unique pour chaque individu, alors que dans les

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Lassave & Haumont, 2001, Lévy & Dureau, 2002, et surtout Dureau, Dupont et al., 2000, où l'effort pour appliquer une grille de lecture commune à des villes très différentes, de Moscou à Ouagadougou, en passant par Paris ou Bogotá, est remarquable. Ces trois références ont particulièrement enrichi nos réflexions sur ce chapitre.

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faits de nombreuses études ont montré, en Afrique et en Amérique latine depuis assez longtemps, et en France plus récemment, que les pratiques obéissaient à des logiques plus complexes de "systèmes résidentiels", qui peuvent voir un même individu partager son existence entre plusieurs lieux de résidence, et de "ménages confédérés", segmentés entre plusieurs lieux de résidence, et regroupant parfois en un même lieu des personnes unies par des liens échappant souvent à une logique famille simple, de type nucléaire ou lignagère. Enfin une dimension importante des mobilités urbaines mérite d'être ajoutée à la liste qu'on vient d'évoquer: celle de l'action publique. En effet, comme l'ont signalé certains auteurs (par exemple Pradeilles, 2001), la question des mobilités est autant politique que sociale, puisque les pouvoirs publics doivent gérer au quotidien à la fois les flux de déplacement (politique des transports) et les conséquences des mobilités, à petite et à grande échelle (politiques de la voirie, du foncier, du logement, de localisation des infrastructures et des équipements urbains…). Or les décideurs, qui ne perçoivent pas toujours la mobilité comme une entrée claire et pertinente pour comprendre la ville et intervenir sur son fonctionnement6, n'ont pas toujours une bonne connaissance des pratiques de mobilité de leurs concitoyens, ni de la façon dont ces pratiques s'inscrivent dans un cadre chronologique de long terme et dans un contexte géographique qui dépasse largement le cadre administratif de la ville concernée, des logiques qu'il est important de décrypter pour adapter au mieux la ville aux besoins et aux contraintes réelles de ses habitants.

L'approche de la ville par la mobilité de ses habitants, à une échelle micro-sociale et selon une logique biographique, qui est au cœur de ce chapitre, permet de décrypter sous un jour relativement nouveau -et complémentaire de l’approche institutionnelle qui domine dans les autres chapitres- la question urbaine en Amérique latine. Elle montre que le fonctionnement de l’espace urbain est le résultat d’un compromis entre la ville pratiquée par ses habitants et la ville administrée par ses gouvernants, ce qui permet de relativiser la lecture institutionnelle proposée dans les chapitres 2 à 5.

Différents travaux ont été menés en Colombie, nous l'avons vu en introduction, sur l'impact des mobilités au sens large (migrations de longue distance, changements résidentiels intra- urbains et mouvements pendulaires) dans la dynamique de grandes métropoles comme Bogotá et Cali.

Nous retenons dans le cadre de ce chapitre l'exemple de trois villes pétrolières du Casanare, un département périphérique des Llanos, les grandes plaines situées au nord-est du pays. Nous avons eu l'occasion d'étudier ces villes dans le cadre d'un projet collectif et interdisciplinaire mené par l'IRD et le CEDE (Centre d'études sur le développement économique, Université des Andes, Bogotá) entre 1996 et 2000, sous la direction de F. Dureau et C. E. Flórez, sur "la mobilité spatiale dans des villes en phase d'expansion, Yopal, Aguazul et Tauramena" (cf. Projet 5 du Vol. 1). Il s'agit de trois petites villes du piémont oriental des Andes, un espace périphérique qui a connu de profonds bouleversements avec la découverte et l'exploitation de gisements pétroliers exceptionnels, au début des années 1990, en commençant par ce qui a été perçu localement et nationalement comme une véritable "ruée vers le pétrole". Ces trois constituent à ce titre une figure paradigmatique du modèle latino-américain de "l'économie d'enclave", où boom minier rime rarement avec développement durable. La période concernée est également intéressante, car c'est l'époque où se sont posés, dans les petites villes et les espaces périphériques de Colombie, les problèmes d’application des réformes de la décentralisation, dans un contexte où, traditionnellement, les pouvoirs locaux étaient faibles.

L’objectif principal du projet était d’étudier les mobilités spatiales et professionnelles des personnes dans les villes pétrolières, et l'impact de ces mobilités sur la dynamique urbaine: démographie, urbanisme, développement local… On retiendra ici deux aspects au cœur de la problématique de ce chapitre:

- L'étude des formes de mobilités dans des villes en phase d'expansion pétrolières, à travers l'observation des pratiques migratoires, professionnelles et résidentielles des habitants; - la perception de ces mobilités par les pouvoirs publics locaux et leurs conséquences sur la

gestion urbaine, dans un contexte d'apparente "prospérité pétrolière".

Le programme CEDE-IRD a donné lieu à de nombreuses publications, dont plusieurs références personnelles signalées en introduction. Les références les plus importantes sont indiquées au fil du texte et/ou en bibliographie. Le projet a reposé notamment sur trois enquêtes qui constituent, en plus des recensements, les principales sources d'information: - une enquête démographique, quantitative, sur la mobilité spatiale, réalisée entre août et

novembre 1996 sur 2057 ménages des trois villes et les logements correspondants;

- une enquête anthropologique, qualitative, réalisée en février-mars 1997, qui permet de reconstituer, à partir de 144 entretiens, le parcours de vie de 167 personnes;

- une enquête environnementale réalisée entre août et novembre 1996 auprès de personnes ressources, portant sur la genèse des et les conditions de vie dans les différents quartiers. Toutes les idées développées dans ce chapitre proviennent des trois enquêtes, des publications qui en ont été tirées, des observations faites lors d'une mission de terrain en janvier-février 1998, et de l'exploitation de diverses sources secondaires. Par commodité d'écriture et par égard pour le lecteur, les chiffres, les faits et les sources précises qui étayent notre propos n'ont pas toujours été cités en détail. Ils sont vérifiables en consultant les principales publications du programme, référencées au fil du texte et en fin d'ouvrage.

6.2. La mobilité dans les villes pétrolières du Casanare. Les pratiques

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