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AMENAGER ET PRESERVER

LES ENJEUX DU PATRIMOINE URBAIN A TUCUMAN ET JUJUY (ARGENTINE)

5.1. Qui définit le patrimoine et comment?

Avant d'envisager les politiques patrimoniales menées dans les villes du NOA, il faut identifier qui définit le patrimoine et comment, c'est-à-dire quelles sont les instances habilitées à trier et à labelliser les éléments du patrimoine architectural et urbain en Argentine. La définition du patrimoine est une compétence publique, largement influencée par la pression -éventuellement contradictoire- des élites mobilisées sur le sujet.

5.1.1. Les pouvoirs publics et le patrimoine: des compétences réparties selon un principe hiérarchique

La gestion du patrimoine en Argentine est fortement influencée, dans sa législation, ses structures administratives, ses normes urbanistiques, ou encore ses références théoriques (comme les deux chartes d'Athènes ou celle de Venise), par les modèles européens.

Comme en France, où la conservation du patrimoine, de Mérimée à Malraux, répond à une volonté politique à la fois défensive (contre la menace de la "barbarie" et du "vandalisme" qui planerait en permanence sur les monuments; une référence qui émaille de nombreux discours sur la protection du patrimoine -Soucy, 1996: 145) et centraliste, au détriment de l'autonomie régionale et municipale, par "dessaisissement" des compétences locales (ibidem), la gestion du patrimoine en Argentine répond à une série d'initiatives centrales (souvent en période de dictature ou de démocratie restreinte), menées sur un mode "défensif", en vertu d'une rhétorique forte en Argentine, héritée d'un des héros fondateurs de la Nation, le Général Sarmiento, qui oppose "Civilisation et Barbarie".

Les compétences en matière de définition et de gestion du patrimoine sont toutefois réparties, en vertu du système fédéral argentin, entre les trois niveaux hiérarchiques du pouvoir (Nation, Province, Municipe), ce qui favorise, comme on va le voir à propos de Tucumán et Jujuy, la confusion et les conflits quant à l'initiative patrimoniale; d'autant qu'en vertu d'un principe d'autorité hiérarchique, les instances locales (municipe ou province) n'ont pas autorité sur les biens appartenant à un échelon territorial supérieur (province ou nation).

C'est de la nation que sont venues les premières mesures de conservation du patrimoine, avec la création en 1938 d'une "Commission nationale des musées, des monuments et des lieux historiques" (dite "Commission des monuments historiques"), relevant du Ministère de la culture, puis en 1940 d'une "Direction nationale de l'architecture", relevant du Ministère de l'économie. Le rôle de ces deux instances est essentiellement d'inventorier et de classer sur l'ensemble du territoire national les sites, les monuments et les bâtiments présentant un intérêt historique ou architectural majeur, et de promouvoir une politique de conservation du patrimoine classé. Dans les faits, la définition du patrimoine national est assez classique, privilégiant l'ancien sur le moderne, et le monumental sur l'architecture mineure, le patrimoine industriel ou le patrimoine non bâti. Les monuments classés sont peu nombreux (Vue 1), ce qui pose le problème de la gestion du patrimoine public non classé et du patrimoine privé, qui ne font pas l'objet de politiques nationales fortes, de type "secteur sauvegardé" ou autre… Les instances nationales sont représentées localement par une délégation ou une représentation provinciale, qui dans le cas du NOA ont coopté les élites patrimoniales locales, à Tucumán comme à Jujuy (cf. infra).

Les provinces argentines, souveraines, ont toute liberté pour mener une politique patrimoniale autonome, et pour établir leur propre classification des monuments. Les deux provinces de notre étude se sont dotées assez récemment d'une "Direction du Patrimoine", dont le personnel et les moyens financiers sont en réalité très limités, ce qui traduit à la fois la pauvreté des administrations provinciales, et le caractère non prioritaire des politiques patrimoniales. Il existe néanmoins une réglementation patrimoniale provinciale assez précise et régulièrement remise à jour (Loi de protection du patrimoine archéologique et Loi de protection de patrimoine architectural à Tucumán; Ordonnance similaire à Jujuy en 1995). A Tucumán, cette Direction n'avait plus de personnel titulaire au moment de notre enquête, mais cela ne signifie pas pour autant que le patrimoine ait été négligé par le gouvernement provincial, au contraire: le gouverneur Bussi a pris en main personnellement la gestion du patrimoine ferroviaire (cf. infra), avec l'aide d'un conseiller motivé issu du milieu architectural local. En dehors de la Direction du patrimoine, d'autres administrations provinciales interfèrent sur ce thème: les services touristiques, qui ont en charge la promotion du patrimoine local, et toutes les institutions qui possèdent et/ou sont logées dans des édifices de valeur.

La Province procède à son propre inventaire du "patrimoine provincial", qui par principe exclut les monuments nationaux, mais inclut la plupart des édifices prestigieux du centre-ville où siègent des administrations provinciales: Palais du gouvernement, Parlement, tribunaux, police, université publique, écoles, établissements de santé, places publiques, etc. En outre, certains édifices où siègent des administrations nationales peuvent être classées par la Province (comme le Commandement du Vème Bataillon de l'armée de terre à Tucumán), ce qui complique la donne car la Province n'a pas la maîtrise de ces bâtiments (Vue 10).

Les autorités municipales enfin ont toute latitude pour définir ou non une politique patrimoniale, dans le respect des législations nationales et provinciales. Les situations varient donc d'une ville à l'autre (même si la plupart des élus -maires et conseillers municipaux- sont peu sensibles à la thématique du patrimoine, ou marqués, dans le meilleur des cas, par une vision académique et monumentaliste, proche de celle de la Commission nationale des monuments historiques), dans la limite des moyens que permettent les finances locales, partout limitées.

Le dernier gouvernement municipal de Tucumán n'a pas mis en place d'administration spécifique du patrimoine, laissant toute l'initiative au Gouverneur provincial, alors que l'administration précédente avait été créée une "Direction du Patrimoine", à l'initiative de la Secretaría de Planeamineto urbano, alors dirigée par une historienne de l'UNT).

Jujuy en revanche avait instauré dès 1986 une "Commission de préservation du patrimoine architectural", transformée en 1990 en un "Département du patrimoine architectural", aux moyens toutefois limités, et dont le directeur, démissionnaire en avril 1998, n'avait toujours pas été remplacé en juin 1999.

La politique patrimoniale des villes du NOA est d'abord une politique de classement, qui repose sur une inventaire exhaustif des sites et des édifices publics et privés présentant un intérêt patrimonial, et qui doivent faire l'objet d'une protection: églises, bâtiments administratifs ou commerciaux, établissements scolaires et universitaires, établissements de santé, bâtiments ferroviaires, édifices résidentiels, parcs et jardins… Un premier inventaire a été dressé en 1986 à Jujuy, et complété en 1990 (référençant 200 bâtiments environ, subdivisés en " Monuments architecturaux d'intérêt municipal", bénéficiant d'une protection maximale, ou simples "Composantes du patrimoine architectural"). Une liste équivalente a été dressée à Tucumán en 1992 (223 édifices recensés) (Vue 2). Il s'agit d'une mesure au cas par cas, sans délimitation d'un véritable "secteur sauvegardé" (même s'il existe par ailleurs un bornage précis du centre historique, où est concentré l'essentiel du patrimoine). Les classifications municipales n'ont théoriquement pas lieu de recenser les monuments nationaux et provinciaux, déjà protégés et sur lesquels la ville n'a pas compétence. Jujuy l'a pourtant fait, ce qui revient symboliquement à montrer son attachement au patrimoine le plus prestigieux de la ville, qui est le plus souvent propriété de la nation ou de la province, et dont la gestion lui échappe. Plus méticuleuses que les inventaires centraux, ces classifications municipales sont aussi plus audacieuses, ayant inscrit un grand nombre d'édifices privés, de bâtiments modernes ou industriels.

5.1.2. Un patrimoine revendiqué par les élites et faiblement approprié par la société civile

Contrairement à d'autres sujets sensibles qui ont des répercussions immédiates sur les conditions de vie des citoyens, comme le logement, les services publics, ou les transports urbains, le thème du patrimoine n'a pas généré de mobilisation citoyenne importante dans le NOA, à la différence de ce qu'on peut observer en Europe. Les associations de type "participatives" et les ONG4 sont restées dans l'ensemble discrètes sur ce sujet, en dehors des

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Qui sont dans l'ensemble moins nombreuses et moins actives en Argentine qu'en Colombie, pour des raisons historiques: le secteur associatif et coopératif, traditionnellement contrôlé par le péronisme (comme les syndicats), puis affaibli sous la junte militaire, fonctionnait souvent sur un modèle paternaliste et sciemment "dépolitisé" (sports, folklore, associations de quartier…), ce qui a contribué à son discrédit et sa désaffection dans l'opinion publique.

"sociétés savantes" et autres "académies régionales" (comme "l'Association des amis de la ville" à Tucumán), qui sont proches des élites patrimoniales et plutôt conservatrices dans leurs choix esthétiques, ce qui les pousse à adopter une position défensive face aux pouvoirs publics locaux, mais rarement au point d'entrer en opposition frontale aux politiques du patrimoine, qui sont le plus souvent inspirées par ces mêmes élites.

Dans ce panorama relativement consensuel, une seule ONG se distinguait à Jujuy en 1999, Wayruro, une association marquée à gauche, mobilisant une population différente (davantage parmi les étudiants, les sciences sociales et les mouvements participatifs), très sensible à la défense de la culture populaire et à la revalorisation de l'héritage indigène et ethnographique local (plus riche à Jujuy qu'à Tucumán, car le fonds culturel indigène et le métissage y sont plus présents). Surtout mobilisée par les thèmes politiques et sociaux, Wayruro n'est pas insensible à la question patrimoniale, cherchant à valoriser la culture populaire locale, sans aller toutefois jusqu'à être un protagoniste actif (et un contradicteur éventuel) de la gestion du patrimoine jujeño.

Les élites intellectuelles et universitaires en revanche jouent un rôle décisif dans la gestion du patrimoine urbain à Jujuy et Tucumán. Elles ont notamment exercé une influence importante - quoique fluctuante- auprès de la classe politique et les élus qui sont, à de rares exceptions près (comme celle d'Antonio Bussi, deux fois Gouverneur de Tucumán et qui a fait preuve de constance dans ses choix esthétiques et patrimoniaux, marqués idéologiquement par un point de vue conservateur), peu intéressés par un thème a priori aussi peu porteur sur le plan électoral que la défense du patrimoine. On peut, en simplifiant le propos, distinguer plusieurs cercles d'influence sur la question patrimoniale:

- celui des historiens, regroupés au sein des Instituts d'histoire et des Facultés d'architecture et d'urbanisme des universités publiques de Tucumán (UNT) et Jujuy (UNJ), et fédérés à l'échelle nationale dans différents réseaux d'histoire urbaine et gestion du patrimoine, comme le CEDODAL (Centro de documentación de arquitectura latinoamericana). Plusieurs d'entre eux ont joué un rôle important dans les politiques patrimoniales, intégrant à la fois les instances nationales et l'administration municipale ou provinciale (ou jouant parfois un rôle plus informel de conseillers auprès des élus).

- Très proche du groupe précédant, mais moins consensuel, le cercle des architectes, dont une partie, marquée par l'esprit "préservationniste" de la Charte de Venise, fait corps avec les historiens (au sein de la Faculté d'architecture et d'urbanisme de l'UNT notamment), et une autre partie, minoritaire et davantage marquée par l'influence moderniste de la charte d'Athènes, est plutôt "urbaniste" et réformatrice (on la retrouve au LIGHAM -"Laboratoire de recherche sur la gestion et le développement de l'habitat et de l'environnement"- de l'UNT par exemple). Les regroupements corporatifs ("Collèges des architectes") de Tucumán et Jujuy se situent nettement du côté du premier courant, sans exclure toutefois le second. Suivant une logique qu'on a vu à l'œuvre partout depuis la renaissance italienne, nombre de ces architectes ont joué -et continuent de le faire- à titre personnel, un rôle actif dans les instances nationales et dans la politique locale, au même titre que les historiens (le plus proche conseiller de Bussi pour la politique de récupération ferroviaire étant l'un d'eux).

- Moins compétents sur le plan technique et moins influents dans la politique locale, les archéo-anthropologues, moins nombreux à Tucumán qu'à Jujuy (où ils sont portés par la notoriété intellectuelle et morale du prof. Jorge Kulemeyer, fondateur du Département d'anthropologie et d'archéologie de l'UNJ), sont sensibles à la défense et la revalorisation

culture dite "des vallées" (qui marque la transition entre les cultures de la Puna et celles du Chaco), dont certains situés à l'intérieur même du périmètre urbain. Les chantiers de terrassement en font surgir sans cesse de nouveaux (quartier du Bajo de la Viña, gazoduc d'Atacama…), mais ces gisements n'ont été recensés dans aucune des listes provinciales ou municipales du patrimoine. Après une longue lutte contre le désintérêt des autorités locales, les découvertes sont aujourd'hui entreposées dans un bâtiment prêté par la Province, à l'extérieur de la ville, mais administré par une ONG contrôlée par le milieu des archéo-anthropologues, le "grupo Yavi".

L'université publique joue donc un rôle décisif dans la définition, la revendication et la gestion du patrimoine urbain. D'abord par ce qu'elle occupe elle-même certains bâtiments historiques jugés comme prestigieux dans les listes du patrimoine local (Vue 2); ensuite parce qu'on trouve en sein des milieux fortement mobilisés par les enjeux du patrimoine, prêts dans certains cas à pousser leurs convictions jusqu'à s'engager dans l'action politique.

5.1.3. Quel patrimoine choisir? L'appel du "sang" (européen) contre celui du "sol" (américain)…

La définition du patrimoine architectural et urbain à Tucumán et Jujuy est avant tout le résultat d'une transaction entre d'un côté la "production savante" (pour reprendre la formule de Bourdin, 1996), c'est-à-dire la pression des élites locales mobilisées par la défense du patrimoine (intellectuels et universitaires, amateurs et idéologues, professionnels et praticiens du patrimoine), et de l'autre la classe politique provinciale et municipale, ainsi que les institutions patrimoniales nationales.

Comme l'ont fait remarquer de nombreux auteurs français sur le patrimoine (Choay, Bourdin, Lamy…), le choix de distinguer, parmi les formes héritées du passé, ce qui relève du patrimoine collectif et ce qui n'en relève pas est bien sûr un acte dont les motivations, revendiquées ou tacites, ont une forte charge idéologique (voire "narcissique"), pouvant servir de "refuge identitaire".

Choisir son patrimoine, pour reprendre une distinction proposée par M. Gravari-Barbas (1996), c'est transiger entre "la loi du sang" (l'héritage de nos ancêtres) et celle du "sol" (quand le patrimoine nous est transmis par le territoire lui-même). Ce choix n'est bien sûr pas neutre; il est représentatif des valeurs et de l'identité qu'on décide, sciemment ou non, de s'approprier et de mettre en scène.

Or le territoire recèle de nombreuses ressources dans les villes du nord-ouest argentin, avec toute une palette d'héritages, qui se décline selon plusieurs modalités:

- apport autochtone (précolombien et indigène) contre influence allogène (européenne surtout, mais aussi "créole" et extérieure à la région);

- patrimoine ancien (précolombien, colonial ou républicain) contre patrimoine plus récent (Belle époque, après-guerre, voire héritage plus contemporain du modernisme);

- architecture religieuse ou civile ("cathédrale" contre "assemblée provinciale"), dans un pays où la laïcité et l'anticléricalisme ont alimenté des clivages forts, sans doute plus que dans les autres pays d'Amérique latine;

- patrimoine monumental contre patrimoine "mineur", qu'il s'agisse des demeures bourgeoises, de l'architecture vernaculaire, ou des bâtiments de type industriel;

- parmi cette dernière catégorie, patrimoine "sucrier" (ingenios, "chalets" et villas azucareras) contre "patrimoine "ferroviaire" (gares, bâtiments et villas obreras) et friches industrielles.

Face à un telle gamme de possibilités, des arbitrages ont été faits, qui ont privilégié le choix d'une filiation en partie mythique au "sang" (européen) plutôt que la référence au "sol" (américain)… De fait, l'héritage indigène, qui certes n'a pas laissé de bâti -mais plusieurs sites funéraires ou traces d'habitat ancien à Jujuy- est totalement ignoré du discours des interlocuteurs rencontrés ainsi que des listes d'inventaire du patrimoine, au profit de l'architecture coloniale, républicaine, et "Belle époque", d'inspiration nettement européenne. De même, l'architecture monumentale est privilégiée par les instances nationales et provinciales sur l'architecture "mineure", qui attire surtout l'attention des autorités municipales. Enfin, parmi le patrimoine économique, on constate, sans que cette situation ne soit revendiquée ou même signalée dans les discours sur le patrimoine, que l'architecture ferroviaire fait aujourd'hui l'objet de toutes les attentions, alors que l'héritage sucrier, pourtant présent dans la ville de Tucumán, et bien connu des spécialistes (Paterlini, 1987; Mansilla, 1993) n'a fait l'objet d'aucune mesure de restauration spectaculaire (Vue 3). Nous n'avons trouvé ni entendu aucune explication précise à ce traitement différencié. En dehors de l'ampleur inégale du bâti (les gares étant plus massives), et de leur localisation plus centrale, il n'est pas impossible que la symbolique même de la gare, qui renvoie à la mémoire "positive" de la culture ferroviaire argentine (empreinte à la fois d'élégance, de modernité et de valeurs sociales "progressistes"), ait été préférée à celle de la plantation (ou de la mine à Jujuy), qui reflète davantage un modèle social inégalitaire et rétrograde, voire réactionnaire, celui du planteur et de ses peones.

La définition du patrimoine répond donc, dans les villes du NOA comme ailleurs, à une aspiration identitaire, caractérisée par le souci d'un ancrage dans "l'européanité".

5.2. Des politiques patrimoniales dépendantes de la configuration du

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