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Il est confirmé que l'attractivité des villes pour l'industrie par exemple est globalement

proportionnelle à leur taille (avec d'ailleurs une sur-représentation de la seconde ville, Medellín, qui était le premier foyer industriel de Colombie au milieu du XXème siècle), mais le décalage existant avec les plus grandes villes s'accroît rapidement quand on descend dans la hiérarchie urbaine, surtout autour du quinzième rang. Comme l'ont fait remarquer de nombreux auteurs colombiens (notamment Cuervo & González, 1997), il n'existe qu'un nombre limité de pôles de développement industriel diversifiés en Colombie; en dehors de ces pôles on ne trouve que des "enclaves" dont le caractère durable n'est pas garanti, ou des foyers industriels mineurs.

L'influence de l'industrie sur la croissance urbaine semble clairement établie pour les foyers industriels les plus petits (comme Duitama, Sogamoso ou Barrancabermeja), dont la croissance rapide est en décalage (voire à contre courant) avec l'évolution des autres villes de la même catégorie de taille (Fig. 1.7 et 1.8). A l'inverse les capitales les moins industrialisées (comme Tunja, Popayán ou Pasto), où celles qui ont été durement touchées par la crise (comme Manizales, Armenia ou Palmira) accusent un retard de croissance sur l'ensemble de la période. Mais il est difficile d'aller au delà de ces constations assez générales, car l'essentiel de l'appareil productif (industries et services) s'est concentré, tout au long du demi siècle considéré, dans les plus grandes villes, où ont eu lieu les cycles d'innovation et les crises majeures, sans que le rythme de leurs taux de croissance en paraisse affectée.

Le caractère fortement concentré et hiérarchisé de la distribution des activités économiques est encore plus marqué pour les services supérieurs, comme le laisse supposer sur la Fig. 1.12 la courbe de la main-d'oeuvre hautement qualifiée (la disponibilité de main-d'œuvre de haut niveau étant en Colombie un facteur décisif pour la localisation d'industries et de services de pointe). La courbe des dépôts bancaires est la plus fortement hiérarchisée (Bogotá représentant plus de la moitié du total national -Mesclier, Gouëset et al., 1999: 104), ce qui signifie que non seulement les activités les plus lucratives sont concentrées dans la capitale colombienne et dans un nombre très limité de grandes villes, mais que les services financiers et les capitaux disponibles à l'investissement le sont aussi.

Enfin pour terminer la Fig. 1.13 qui représente le nombre et le taux de chômeurs dans la population active en 199314 semble confirmer, même si l'on ne dispose pas de chiffres plus anciens pour suivre le phénomène dans la durée, l'idée d'un relative déconnexion entre la conjoncture économique et la dynamique du réseau urbain. Cette carte illustre en effet assez bien le "décrochage économique" dont souffraient les villes de la région caraïbe au début des années 1990 (et qui est en réalité ancien). Décrochage dont souffrent également les capitales peu industrialisées (dans le sud de la région andine) et les villes trop spécialisées (foyers industriels du Boyacá, pôle pétrochimique de Barrancabermeja, port de Buenaventura…). Les villes du triangle métropolitain au contraire se caractérisent par un volume et un taux de chômage assez bas (la hiérarchie des villes selon le nombre de chômeurs s'apparentent de ce point de vue davantage à l'état du réseau urbain en 1951 qu'à celui de 1993 sur la Fig. 1.5), ce qui confirme la vitalité économique de la partie centrale des Andes.

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Un indicateur certes indirect et insuffisant de la conjoncture économique -qui d'ailleurs s'est considérablement dégradée depuis cette date- mais qui est le plus simple à utiliser pour la totalité des villes.

Il semble établi néanmoins, en comparant cette carte du chômage avec celle des taux de croissance (Fig. 1.7), voire même celle des trajectoires de croissance (Fig. 1.8), que les difficultés économiques altèrent peu la croissance démographique des villes, et qu'à l'inverse certaines régions urbaines en perte de dynamisme démographique (comme la région caféière du Vieux Caldas ou le Valle du Cauca) ne semblent pas particulièrement affectées, comparativement aux autres, par le problème du chômage.

En résumé, on retrouve en Colombie une loi déjà largement confirmée en Europe (Baudelle, 2000: 179-184): s'il est indéniable que le développement économique demeure, sur le long terme, un moteur essentiel de la croissance démographique des villes, dans le détail et à plus court terme en revanche, l'observation de la dynamique du réseau urbain colombien nous enseigne que la relation entre les deux formes de croissance n'est pas linéaire.

Conclusion

Une dynamique urbaine désormais mieux cernée en Colombie

Cette rapide analyse de la dynamique spatiale des villes colombiennes, qui n'avait encore jamais été réalisée de façon systématique entre 1951 et 1993, la période de maturation du réseau urbain contemporain, nous a permis de dégager une série de tendances fortes.

Il a confirmé tout d'abord le caractère systémique de la dynamique des villes en Colombie, avec par exemple -et c'était relativement inattendu- le "décrochage" précoce de la croissance des villes situées au cœur du triangle Bogotá-Medellín-Cali, pourtant assez prospère, qui ne s'explique que par un détournement des flux migratoires vers les métropoles nationales. Il s'agit là d'un bon exemple de l'interdépendance qui unit la croissance des villes entre elles. Autre exemple: le fourmillement des petites villes au cours de la période récente (après 1973) s'explique en grande partie par le changement des modalités de croissance des grandes

villes, de plus en plus orienté vers la périphérie des métropoles. Cela montre que le processus

d'étalement périurbain des villes qui a été décrit en Europe ou en Amérique du nord opère également en Colombie, en dépit de conditions de transport radicalement différentes (et avec une ampleur sans doute moindre).

On le voit avec l'exemple précédent, certaines évolutions de type systémique ne font que confirmer des tendances observées ailleurs, notamment dans les pays industrialisés, et qu'on dit parfois universelles: une certaine corrélation des trajectoires de croissance à la taille

des villes, un phénomène d'autocorrélation de la croissance qui contribue à conserver la

physionomie générale du réseau urbain en dépit de sa très forte croissance, ou encore l'existence d'une "prime de croissance" aux villes bénéficiant de fonctions politiques centrales (dans un pays où l'Etat est pourtant réputé pour sa faiblesse, surtout dans les années 1960 qui sont les années de croissance maximale de nombreuses capitales de départements alors périphériques).

D'autres évolutions sont révélatrices au contraire de spécificités du territoire colombien, et de la diversité des modèles régionaux d'urbanisation: un réseau de grandes villes relativement denses sur la côte caraïbe, qui conservent leur dynamisme démographique alors que les

difficultés économiques de cette région sont anciennes et sérieuses; une côte pacifique qui s'apparente à un quasi désert urbain (en dehors de Buenaventura et Tumaco), fortement polarisé par des villes extérieures à la région (Cali surtout); une moitié orientale de la Colombie très pauvre en villes, voire en hommes; des cordillères andines densément urbanisées et sous le contrôle du triangle formé par Bogotá, Medellín et Cali, qui par leur dynamisme ont "anesthésié" la croissance des villes moyennes trop proches; un contraste très marqué entre les deux grandes vallées inter-andines, celle du Magdalena, hier stratégique et aujourd'hui totalement marginalisée, contrairement à celle du Cauca, qui demeure un des principaux "couloirs urbains" de Colombie, dominé par Cali.

L'ombre de Bogotá plane sur l'ensemble du réseau urbain. On a longtemps cru -et cette image continue de prévaloir parfois à l'extérieur- que la Colombie avait la chance de ne pas souffrir des affres de la "macrocéphalie" qui affligeaient au même moment la plupart des autres pays d'Amérique latine. L'étude de la distribution et du fonctionnement des activités productives en Colombie nous avait en réalité montré depuis longtemps que cette exception colombienne était en grande partie illusoire (Gouëset, 1992). L'examen des dynamiques démographiques

renforce davantage encore ce constat: Bogotá, situé au cœur d'une région métropolitaine de

plus en plus vaste et dynamique (cf. Chap. 3), ne cesse de renforcer sa domination sur le réseau urbain colombien, par le jeu des migrations entre villes notamment, qui sont les migrations les plus sélectives socialement.

Le "problème" que pose désormais Bogotá en termes d'équilibre territorial et d'aménagement du territoire, longtemps sous-estimé par les pouvoirs publics, n'est désormais plus nié: il était déjà au cœur de la réflexion sur la politique urbaine du gouvernement Samper (1994-1998) (Marín, Giraldo et al., 1995). Aucune politique majeure d'aménagement du territoire visant à contrer le centralisme de Bogotá n'a pourtant été menée depuis lors. Il est vrai que la sérieuse dégradation de la conjoncture économique colombienne depuis le milieu des années 1990, ainsi que la détérioration de la situation d'ordre public et des conditions de sécurité, sur les routes notamment, ont considérablement limité la marge de manœuvre de l'Etat, qui n'a toujours pas été en mesure d'achever la rédaction d'une loi organique sur l'aménagement du territoire (LOT), pourtant inscrite dans la Constitution de 1991, et en débat depuis des années au parlement... (cf. Chap. 3).

Quoi qu'il en soit, notre étude a permis de montrer que les clés de la croissance urbaine étaient avant tout démographiques, et que les aléas de la conjoncture économique ne se répercutaient pas toujours de façon linéaire sur l'évolution du réseau urbain.

Quels prolongements pour améliorer la connaissance des villes d'Amérique latine?

Un premier prolongement logique de cette étude serait à moyen terme d'observer les

évolutions postérieures à 1993, dont on peut se demander si elles confirmeront ou

infléchiront au contraire, au vu de ce que l’on sait déjà de la conjoncture colombienne des années 1990, les tendances observées jusqu'au dernier recensement: le dynamisme de Cali n'a- t-il pas été freiné par la très grave récession qui a frappé la ville après les coups portés au cartel de la drogue? Les villes de la région caraïbe ont-elles connu un sursaut de croissance avec les flots massifs de personnes déplacées par la violence dans toute la région caraïbe ces dernières années (et si oui lesquelles: les petits centres urbains de proximité ou les capitales départementales)? Bogotá, ville relativement épargnée par la violence, mais touchée elle aussi par la récession, a-t-elle continué sa "course primatiale", et sous quelle forme (densification du District Capital ou croissance de la couronne métropolitaine)? Autant de questions qui devraient trouver leur réponse dans le prochain recensement, au second semestre 2003.

Un autre prolongement possible serait une étude comparative des dynamiques de croissance dans les autres pays d'Amérique latine. La synthèse ambitieuse menée par Cuervo en 1990, étendue à plusieurs continents, avait déjà permis de faire la part des tendances universelles, latino-américaines ou spécifiquement colombiennes -au final peu nombreuses- dans les mécanismes de croissance urbaine jusqu'à la fin des années 1980. Une série de monographies nationales menées entre temps, ainsi que l'existence de données démographiques comparables, sur le modèle de la base Geopolis, pourraient permettre de mener à bien cette tâche, sous réserve d'une révision rigoureuse de la fiabilité et de la comparabilité des sources existantes, et d'une bonne connaissance de la réalité géographique des espaces comparés, qu'une approche strictement statistique ne permet jamais d'interpréter avec pertinence. Pour cette raison, seule une comparaison avec les situations argentine ou mexicaine nous paraît envisageable.

Enfin une leçon importante que nous avons tiré, depuis 1989, de l'observation statistique du réseau urbain colombien est qu'il est utile, pour bien comprendre les ressorts de la dynamiques des villes, de compléter l'approche spatialiste et quantitative par des méthodes plus qualitatives, plus proches des acteurs et de la société urbaine, qui contribuent eux aussi à produire la ville. C'est tout l'intérêt des chapitres suivants, qui abordent la ville sous un angle institutionnel (chapitres 2 à 5) puis social (chapitre 6).

CHAPITRE 2

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