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5.3 Expérimentation 2 : Intégration cognitive et eets de la distraction visuelle

5.3.1 Enjeux et objectifs

Dans notre modèle de simulation du conducteur automobile, l'élaboration et la mise à jour des représentations mentales repose sur un principe d'intégration perceptivo-cognitive de l'infor-mation, chaîne de traitement des données perceptives allant de l'÷il virtuel jusqu'aux représen-tations cognitives élaborées dans le module tactique. Cette expérimentation vise à investiguer les processus perceptivo-cognitifs qui permettent au conducteur de se représenter mentalement la situation de conduite dans laquelle il évolue. Comme pour l'expérimentation précédente, notre réexion partira ici des exemples de simulation numérique présentés dans le chapitre précédent (section4.6.2) pour formuler des hypothèses que nous chercherons ensuite à vérier en collectant des données auprès de conducteurs humains. Mais l'objectif de cette expérimentation sera aussi de s'intéresser aux eets de la  non intégration  perceptivo-cognitive d'une information sur le contenu et/ou la mise à jour des représentations mentales du conducteur et, au-delà, sur sa performance de conduite dans son ensemble.

La méthode classiquement utilisée pour étudier le processus d'intégration de l'information visuelle en conduite automobile est  l'occlusion , qui consiste à faire apparaître un écran noir ou un masque sur la scène visuelle pendant une durée plus ou moins longue. Mais cette méthode débouche sur une tâche de conduite rendue très articielle. An de mieux respecter les caractéristiques de la conduite naturelle, nous avons préféré utiliser ici le paradigme de la double tâche imposant au conducteur une tâche secondaire de distraction visuelle pouvant altérer sa perception des événements routiers et la mise à jour de sa représentation mentale tactique.

La mise en place d'une double tâche sollicitant l'attention visuelle du conducteur nous per-mettra aussi d'étudier comment les humains gèrent cette tâche secondaire en parallèle de la conduite et partagent ainsi leurs ressources visuelles. Cela viendra compléter les données sur les stratégies visuelles que nous avons collectées durant l'expérimentation précédente.

5.3.2 Protocole expérimental

A - La tâche de conduite :

Le protocole expérimental que nous avons construit pour cette expérimentation repose sur une tâche de suivi de véhicule dans diérentes conditions de conduite. Les participants doivent donc, tout au long de l'expérimentation, suivre un véhicule placé devant eux.

La tâche de suivi imposée au sujet par consigne expérimentale peut être de deux types : suivi  libre  ou suivi  contraint . Le suivi libre laisse le participant décider de la distance de suivi à adopter pour réguler son activité et garantir sa sécurité. Le suivi contraint est beaucoup plus sollicitant pour le conducteur, car il lui est demandé de maintenir une distance de suivi de 0,6 seconde, correspondant à la n de sa zone enveloppe rouge. Dans ces conditions extrêmes, le conducteur est sous la pression permanente d'un risque de collision. Pour permettre aux participants de respecter cette consigne, nous avons créé un système de mires visuelles sous la forme de sphères. Ces mires sont placées respectivement à 0,6 seconde en avant du véhicule-sujet (petite sphère), et sur le pare-choc arrière du véhicule suivi (grande sphère). Si le sujet est à 0,6 s (+/- 10 %), les deux mires sont vertes (et la petite sphère est incluse dans la plus grande). Dans le cas contraire (suivi trop proche ou trop éloigné), les sphères deviennent rouges. La consigne donnée au sujet est de chercher à maintenir en permanence les mires de couleur verte.

Par ailleurs, le comportement longitudinal du véhicule à suivre peut prendre deux formes : celui-ci peut soit avoir une vitesse stable (de 50, 90 ou 130 km/h), soit adopter une vitesse oscillante (de +/- 10 % autour de la vitesse de consigne).

Enn, cette tâche de suivi est réalisée dans trois environnements routiers diérents, sur au-toroute, route nationale, ou en milieu urbain, imposant donc des vitesses de conduite diérentes (respectivement 130, 90 et 50 km/h). Le parcours autoroutier a été créé pour cette expérimen-tation à partir de trois tronçons élémentaires (ligne droite, virage à gauche et virage à droite de 5 degrés de courbure) que nous avons assemblés bout à bout, puis habillés (signalisation, nature, etc.). Pour faciliter les développements, nous avons aussi créé un script permettant de générer automatiquement des tronçons autoroutiers de longueur variable, avec leur habillage (positionnement aléatoire autour de la route des diérents arbres et arbustes avec une densité réglable). L'infrastructure route nationale est une double voie limitée à 90 km/h, construite de la même façon que l'environnement autoroutier. Le parcours urbain, enn, est une zone urbaine existant dans la plateforme SiVIC, dans laquelle les conducteurs doivent se déplacer en suivant les informations de direction disponibles dans la signalisation verticale (gure 57).

Figure 57  Parcours en contexte urbain

En considérant toutes ces sources de variation, nous obtenons ainsi un total de douze scénarii diérents (trois environnements, deux modes de suivi, deux types de comportement du véhicule suivi). Les participants devaient réaliser chaque scénario pendant 1,5 minute environ, avant de passer au scénario suivant. Par ailleurs, ces douze scénarii ont été réalisés avec et sans double tâche visuelle. L'ensemble représente donc un total de 30 à 35 minutes de conduite (pour moitié en simple tâche et pour moitié en double tâche).

De plus, nous avons étudié des situations critiques pendant cette tâche de conduite. En eet, à la n de dix scénarii parmi les vingt-quatre (cinq sans double tâche, et cinq avec double tâche), le véhicule suivi engageait un freinage brutal, imposant au conducteur une réaction d'urgence pour éviter la collision. Dans le cas des scénarii avec double tâche, une sollicitation visuelle intervenait entre 400 et 600 ms avant le freinage d'urgence du véhicule suivi. En prenant en compte le temps nécessaire au sujet pour pouvoir consulter l'écran et produire sa réponse à la double tâche distractive, cela signie que dans la majorité des cas, le freinage d'urgence du véhicule suivi s'est engagé alors que l'attention visuelle du conducteur se portait sur l'écran embarqué, et non sur les feux-stops du véhicule situé devant lui.

B - La tâche de distraction visuelle (avec signal sonore initial) :

La tâche de distraction visuelle à laquelle étaient soumis les conducteurs reposait sur la présentation de trois pictogrammes (gure 58(a)) sur un écran embarqué situé à hauteur d'un autoradio. Pour garantir la saillance perceptive de cette information, l'apparition visuelle était accompagnée d'un  bip  sonore. Quelques secondes plus tard (temps de latence aléatoire compris entre 3 et 4 secondes), l'un des trois pictogrammes apparaissait en dessous de l'ensemble initial (gure58(b)). Le conducteur devait alors appuyer sur un contrôleur à trois boutons pour signier quel pictogramme était répliqué (A, B ou C). Cette double tâche était répétée en continu

tout au long de la tâche de conduite, avec des intervalles d'une douzaine de secondes (entre dix et quinze) entre chaque sollicitation.

(a) Ensemble de trois pictogrammes (b) Quatrième pictogramme

Figure 58  Double tâche visuelle

5.3.3 Population

Cette expérimentation a été réalisée auprès d'un groupe de 20 conducteurs, 10 femmes et 10 hommes, âgés de 23 à 56 ans (âge moyen de 35 ans), et possédant une bonne expérience de conduite (permis de conduire acquis depuis plus de cinq ans et parcourant un minimum de cinq mille kilomètres par an).

5.3.4 Hypothèses et résultats attendus

Au vu des caractéristiques de fonctionnement de notre module de perception, reposant sur (1) un ÷il virtuel permettant de faire remonter l'information (intégration perceptive) présente dans la zone fovéale du champ visuel, et (2) d'un processus d'intégration cognitive permettant de mettre à jour les représentations mentales tactiques, l'hypothèse générale que nous formulerons ici est relativement triviale : si le conducteur ne porte pas son attention visuelle sur la route, alors l'information ne sera pas perçue par le récepteur sensoriel et encore moins intégrée dans la représentation tactique.

Compte tenu du caractère évident de cette hypothèse, l'enjeu ne sera pas pour nous de la valider, mais plutôt de chercher à la reproduire. A cet égard, l'objectif de cette expérimentation est plus ambitieux. Il s'agit de mieux comprendre l'origine de certaines erreurs de conduite et de pouvoir les simuler au moyen de notre modèle informatique. En eet, de nombreux travaux ont montré les eets négatifs de la distraction visuelle au volant (e.g. [Horberry et al., 2006], [Lee et al., 2007]) et qu'elle pouvait être une cause d'accident. Il apparaît clairement qu'une distraction visuelle impactera la conduite automobile puisque le conducteur ne regarde alors plus la route, et qu'il peut donc omettre une information capitale (comme le changement d'état des feux de stop du véhicule qu'il est en train de suivre, dans le cadre de notre protocole).

Dans ce contexte, notre objectif sera de collecter des données expérimentales auprès de conducteurs humains an de mesurer les conséquences de la distraction visuelle en conduite

et de pouvoir en simuler les eets, en termes d'altération des processus d'intégration perceptivo-cognitive de l'information, d'inadéquation du contenu des représentations mentales ou de dégra-dation de la performance de conduite, et ceci en situation normale et en situation critique.

Enn, l'enjeu sera aussi d'étudier comment les conducteurs gèrent leurs ressources visuelles et partagent leur attention perceptive entre la tâche de conduite et une tâche secondaire. Les données collectées devraient ainsi nous permettre d'identier des patterns visuels de consulta-tion d'informaconsulta-tion dans l'habitacle susceptibles de venir enrichir l'analyse des stratégies d'ex-ploration visuelle de l'environnement telles que nous les avons étudiées durant l'expérimentation précédente.

5.3.5 Présentation des résultats

La principale hypothèse que nous avions posée initialement postulait un impact négatif de la distraction visuelle, à la fois sur la perception des événements et sur la performance de conduite. C'est précisément sur ce dernier niveau que se focalisent les résultats que nous présenterons dans cette section. Nous nous intéresserons tout d'abord aux eets de la distraction en situation de conduite  normale , puis nous traiterons ensuite les situations d'urgence (freinage brusque du véhicule suivi). Les diérences signicatives qui sont présentées ici sont basées sur le test-T de student.

En situation de conduite normale (aucun freinage brusque du véhicule suivi), les diérences signicatives observées durant cette expérimentation portent sur deux aspects particuliers de la performance de conduite :

ˆ Une réduction signicative de la distance intervéhiculaire pendant la tâche de suivi libre : pour tous les environnements (autoroute, nationale et ville), nous observons en eet une diminution duTIVentre le véhicule du sujet et le véhicule le précédant lorsque le conduc-teur est soumis à une double tâche visuelle. La moyenne desTIVde suivi sans double tâche est de 3 secondes, et seulement de 2,65 secondes en case double tâche (p<0,01).

ˆ Une diminution de la performance de maintien de distance pour les tâches de suivi contraint : sans double tâche les conducteurs conservent en moyenne 57 % du temps la mire de suivi de couleur verte. En double tâche, cette performance chute à 44 % (p<0,01). Nous pouvons aussi remarquer qu'en moyenne, les conducteurs en double tâche adoptent plus souvent un TIVinférieur à 0,6 s (17 % du temps), alors que cela ne représente que 10 % du temps de conduite en simple tâche (p<0,05).

En situation de conduite critique (freinage brusque du véhicule suivi), deux diérences no-tables ont été observées chez nos conducteurs :

ˆ Le temps de réaction des conducteurs pour agir sur le frein augmente signicativement en situation de double tâche : tous contextes confondus, pendant la tâche de suivi contraint, le temps de réaction moyen des conducteurs est de 0,89 s. sans double tâche, et de 1,1 s. en double tâche visuelle (T student, p<0,01).

ˆ Le risque d'accident augmente sensiblement en cas de double tâche. Le tableau7présente les pourcentages d'accidents observés, en fonction des contextes routiers, des tâches demandées et de la double tâche ajoutée.

Contexte Tâche Sans double tâche visuelle

Avec double tâche visuelle Autoroute Suivi libre, vitesse stable 55% 50%

Suivi libre, vitesse instable 35% 50% Suivi contraint, vitesse stable 65% 70% Suivi contraint, vitesse instable 70% 70% Périurbain Suivi libre, vitesse instable 60% 60% Suivi contraint, vitesse instable 55% 80% Urbain Suivi libre, vitesse stable 20% 30% Suivi libre, vitesse instable 30% 30% Suivi contraint, vitesse stable 30% 30% Suivi contraint, vitesse instable 25% 90%

Tableau 7  Pourcentage d'accidents en fonction des contexte, tâche et double tâche visuelle Nous pouvons souligner ici que le  suivi contraint en zone urbaine, avec une vitesse instable du véhicule précédent  est un scénario extrêmement accidentogène en cas de double tâche visuelle (90 % d'accident), alors qu'il est par contraste plutôt bien géré par nos conducteurs en simple tâche (25 % d'accident seulement). Cela fait de cette situation expérimentale un scénario particulièrement intéressant si l'on souhaite pouvoir évaluer l'impact de diérentes solutions d'achages embarqués, ou de diérentes modalités de diusion d'une information.

5.3.6 Discussion et modélisation des eets de la distraction visuelle sur la