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Enjeux éthiques des rapports au passé

PREMIERE PARTIE Quel référent pour la photographie latino-américaine ?

CHAPITRE 3 L’image comme lieu de révision L’image comme lieu de révision

3.1. Enjeux éthiques des rapports au passé

Que l’histoire ait un sens, c’est l’exigence de toute société actuelle… dans tous les cas l’exigence des sens passe par une pensée du passé.

Marc Augé, Symbole, fonction, histoire. Les interrogations de l’anthropologie, 1979.

Dans les discours sur la photographie latino-américaine, on constate un emploi récurrent des termes identité et mémoire pour qualifier les productions photographiques contemporaines : « la scène de la photographie latino-américaine de ces dernières années voit se jouer une vaste cosmogonie de réflexions sur l’identité et la       

187 Jeff Wall, Transparencies, Bâle, Friedel, 1984, cité par Hans Belting dans l’ouvrage, Pour une anthropologie des images, op.cit., p. 298.

  147 mémoire »188. Tels qu’ils sont employés, ces termes participent à l’affirmation de la rupture dans les pratiques photographiques contemporaines latino-américaines. Dans les discours, ces termes permettent de caractériser un repositionnement critique de nombreux photographes vis-à-vis des représentations précédentes de l’Amérique latine.

L’engagement d’une recherche mémorielle et identitaire serait le biais par lequel les artistes interrogent et parfois déconstruisent ces représentations. L’utilisation du terme mémoire plus que de celui d’histoire s’explique d’une part, par un contexte récent qualifié de « vague de la mémoire » formé à la suite d’une remise en question des méthodes et des savoirs historiographiques, et d’autre part, par la volonté de caractériser les images eu égard à l’échelle de signification des références qu’elles convoquent.

Ce repositionnement critique s’effectuerait notamment dans les images à travers la construction d’ « histoires alternatives » : « grâce à la photographie non réaliste s’ouvrent des portes alternatives pour une nouvelle relation entre les sujets et l’histoire.

[…] Ces relations alternatives avec l’histoire se donnent essentiellement à travers la construction d’histoires alternatives »189. Cette pluralisation des récits de l’histoire s’effectue à des échelles différentes selon les travaux photographiques : familiale, communautaire, nationale ou continentale. Elle engage nécessairement un rapport avec le passé à partir d’une position d’énonciation située dans le présent. Dans les images, cet engagement se traduit souvent par la cohabitation de références issues de temporalités hétérogènes. L’anachronisme est en effet une modalité récurrente pour effectuer ce repositionnement, bien qu’elle n’en détermine pas sa valeur critique. Selon l’enjeu qui les motive, les artistes convoquent le passé pour se le réapproprier, s’en défaire, ou encore l’actualiser et parfois simplement produire une expérience d’historicité. Nous souhaitons expliciter chacune de ces catégories dans les deuxième et troisième parties de cette thèse en déterminant préalablement l’articulation passé/présent qu’elles impliquent. C’est pourquoi, nous devons maintenant montrer en quoi cette articulation des catégories temporelles passé/présent fournit un axe d’interprétation

      

188 Alejandro Castellote, Photoquai, op.cit., p. 24.

189 Notre traduction de : « mediante la fotografía no realista se están abriendo puertas alternativas para una nueva relación entre los sujetos y la historia. […] Estas relaciones alternativas con la historia se dan básicamente mediante la construcción de historias alternativas ».

Juan Antonio Molina, « La historia a contrapelo », in Modelos visuales y teóricos para el análisis de la fotografía contemporánea en América Latina. Situaciones artísticas Latinoamericanas. San José de Costa Rica. TEOR/éTICA/The Getty Foundation, 2005. Article consulté sur le site internet http://zonezero.com/magazine/zonacritica/contrapelo/indexsp.html, le 10 décembre 2011.

  148 particulièrement intéressant pour l’analyse des images qu’identifient dans les expositions de photographie latino-américaine les termes histoire, mémoire et identité.

3.1.1. L’importance de l’articulation du passé avec le présent

Dans la majorité des discours sur la photographie, lorsqu’il ne renvoie pas à ces histoires alternatives, le terme histoire renvoie aux Histoires officielles ou canoniques, celle de la nation bien sûr qui constitue un courant historiographique à part entière en Amérique latine nommé « historia patria », mais aussi celle de l’art ou encore de la

« découverte » de l’Amérique et de la colonisation. Les polémiques ayant entouré l’usage du terme « découverte » lors de la célébration/commémoration de 1992 sont un indice de la conflictualité générée par ces récits historiques. Pour l’historien français Michel Bertrand, spécialiste du monde hispano-américain, « l’histoire occupe dans ces sociétés, et ce depuis les indépendances, une place réellement centrale »190. Avant de distinguer les différents usages des termes mémoire et histoire pour en démêler les confusions, il est important de caractériser le contexte dans lequel des rapports au passé sont établis. Si ces deux termes distinguent différentes énonciations et modalités des rapports au passé, il faut préalablement décrire le contexte dans lequel ces rapports s’effectuent afin de souligner les particularités d’une conjoncture historiographique.

Pour Michel Bertrand, en Amérique latine « l’articulation passé/présent [constitue] l’un des aspects essentiels de ce terrain historique »191. Or, en Amérique latine, l’importance de cette articulation des catégories temporelles passé/présent, autrement dit des manières dont sont engagés des rapports au passé, relève de deux facteurs contextuels.

En présentant ces deux facteurs, nous souhaitons montrer les conséquences de cette articulation et en décrire les différentes modalités de fonctionnement.

Le premier facteur contextuel est conjoncturel. Si l’histoire occupe une place centrale en Amérique latine depuis les indépendances, il faut reconnaître que l’intérêt contemporain pour le passé s’inscrit dans le contexte plus global de « vague de mémoire » et de patrimonialisation étudié en France à partir des travaux de Pierre Nora et notamment de l’ouvrage Les lieux de mémoire paru entre 1984 et 1992 : « De fait, les       

190 Michel Bertrand, « Luc Capdevila et Frédérique Langue (dir.), Entre mémoire collective et histoire officielle. L’histoire du temps présent en Amérique latine », in Cahiers des Amériques latines [En ligne], n° 60-61, 2010, mis en ligne le 31 janvier 2013, consulté le 22 juillet 2013. http://cal.revues.org/1484

191 Ibid.

  149 années 1980 ont connu le déploiement d’un grande vague : celle de la mémoire. Avec son alter ego, plus visible et tangible, le patrimoine : à protéger, répertorier, valoriser, mais aussi repenser »192. Si Pierre Nora, pour le titre de son ouvrage, utilise le terme mémoire et non pas celui d’histoire, c’est parce qu’il constate que « l’histoire s’écrit désormais sous la pression des mémoires collectives »193. Or, si des confusions entourent souvent l’usage des termes mémoire et histoire, c’est parce que c’est à partir de ces mémoires collectives que des histoires alternatives sont proposées : « Pour les artistes, des notions comme temps et mémoire apparaissent liées à la subjectivité, mais aussi à l’identité, d’où le fait que l’approche d’un même événement peut générer des […] histoires variées »194. La mémoire est donc un moyen d’établir un rapport au passé et d’élaborer des histoires alternatives. Et ces histoires ne relèvent pas seulement de l’écrit mais aussi de l’image et des travaux d’artistes. L’histoire est désormais susceptible de s’écrire, ou plutôt de se montrer, à partir de la pluralité des mémoires.

Commentant le texte d’ouverture des Lieux de mémoire, l’historien François Hartog déclare que :

l’important est d’abord le entre : se positionner entre histoire et mémoire, ne pas les opposer, ni les confondre non plus, mais se servir de l’une et de l’autre. Faire appel à la mémoire pour renouveler et élargir le champ de l’histoire contemporaine195.

Le champ de l’histoire semble ainsi s’ouvrir et la notion d’histoire se modifier quelque peu en renvoyant à une pluralité qui est autant celle de ses méthodes que de ses contenus, à une certaine polyphonie. Cette situation permet à différents collectifs de proposer de nouvelles histoires, alternatives. Ces nouvelles histoires sont bâties à partir de mémoires qui, parfois, n’ont pas les moyens de s’appuyer sur les documents de

      

192 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2002, p. 25.

193 Pierre Nora, « La mémoire collective », dans Roger Chartier, Jacques Le Goff et Jacques Revel, La nouvelle histoire, Paris, Retz – CPEL, 1978, p. 398.

194 Notre traduction de : « Para los artistas nociones como tiempo y memoria aparecen ligadas a la subjetividad, pero también a la identidad, de allí que la aproximación a un mismo evento puede generar procesos mentales y emocionales diversos y ser variadas las historias que tienen la palabra ».

Ivonne Pini, « Revisiones al manejo del tiempo histórico desde el arte latinoamericano », in Artes, n° 6, Volume 3/juillet-décembre 2003, Universidad de Antioquia, p. 77.

195 François Hartog, op.cit., p. 169.

  150 rigueur qu’utilisent les historiens, elles vont utiliser d’autres procédures, parfois nommées « actes de mémoire » et dont les anthropologues peuvent s’emparer196.

Ces actes de mémoire permettent de constituer un récit collectif autant que de s’identifier à ce récit, ils ont une dimension performative, à la manière des rituels. Ces histoires alternatives ne sauraient toutefois se substituer aux histoires officielles et ce pour plusieurs raisons : d’une part, parce qu’elles ne partagent pas toujours leur échelle, d’autre part, parce que l’énonciation qui les médiatise ne jouit pas de l’autorité de l’historien ou de celle de l’Etat (autorité qui, malgré la défiance, n’a pas été transférée vers une autre instance énonciative), et enfin et surtout parce que, assumant leur statut fragmentaire, elles ne peuvent tenter de décrire qu’un segment de réalité historique, comme un détail dans un tableau plus global.

La mémoire collective est devenue « l’instrument de la montée en puissance de l’histoire contemporaine », appelée aussi « histoire du temps présent »197. Cette histoire au statut polémique se traduit en Amérique latine par diverses appellations qui manifestent déjà l’importance du passé dans cet espace socioculturel : « histoire du passé récent » ou « histoire du passé vivant ». La notion de mémoire collective, dans la majorité des revendications qui en usent, manifeste implicitement le fait que le passé est porteur d’une dimension problématique dans le présent, souvent liée à des enjeux identitaires et/ou territoriaux.

Dans Les lieux de mémoire, si Pierre Nora utilise le terme mémoire plutôt que celui d’histoire c’est pour faire état d’une situation contemporaine, cette fameuse vague mémorielle, mais c’est aussi pour argumenter en faveur d’une articulation signifiante des catégories passé/présent : il s’agit de faire « consciemment surgir le passé dans le présent (au lieu de faire inconsciemment surgir le présent dans le passé) »198. Or, pour que le passé puisse surgir dans le présent, l’historien doit prendre en compte ces       

196 Dans sa thèse soutenue en janvier 2014, l’anthropologue Dario Arce analyse les revendications récentes portées par un groupe indianiste en Uruguay quant à la reconnaissance de l’existence d’une communauté indigène. Les historiens avaient jusqu’alors majoritairement asserté l’inexistence de communautés indigènes dans ce pays depuis le massacre de Salsipuedes (1831). Pour Dario Arce, les revendications de ce groupe indianiste s’appuient sur des fragments de mémoire, amalgamés pour former un récit. Il étudie la manière dont cet amalgame peut prendre et le rôle des actes de mémoire que sont les réunions et les commémorations.

Dario Arce, « L'Uruguay ou le rêve d'un extrême-occident. Mémoire et histoire du malencontre indien », thèse soutenue le 9 janvier 2014 à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, sous la direction de Thérèse Bouysse-Cassagne.

197 François Hartog, op.cit., p. 169.

198 Pierre Nora, « Le retour de l’événement », in Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, p. 225.

  151 mémoires collectives qui attestent du passé comme enjeu dans le présent. Ainsi, l’histoire n’a plus seulement pour rôle de donner à connaître le passé, elle a pour mission d’opérer, « en fonction du présent, des relectures constantes du passé qui doit pouvoir être constamment remis en cause »199 comme le déclare l’historien Jacques Le Goff (1924-2014).

Le rôle des mémoires collectives dans l’écriture de l’histoire s’appréhende au regard de la remise en question des méthodes historiographiques. Cette remise en question intervient progressivement en France à partir des travaux de Marc Bloch (1886-1944) et de Lucien Febvre (1878-1956) qui fondèrent en 1929 les Annales d’histoire économique et sociale établissant une rupture avec « l’histoire historicisante » de l’école positiviste, que Walter Benjamin qualifie d’historicisme200. « L’histoire positiviste qui […] paraissait permettre une bonne étude du passé, immobilisait l’histoire dans l’événement et éliminait la durée »201. Alors que les méthodes de l’histoire positiviste reposaient sur une conception des catégories temporelles marquant une césure nette entre passé et présent, l’évolution des méthodes historiographiques repose quant à elle sur une articulation plus flexible de ces catégories. En postulant la séparation du passé et du présent, le passé devenait un objet mort et l’historien ne pouvait aller que du présent vers le passé, à partir des traces et des documents qu’il en reste dans le présent. Or, les travaux menés avec les Annales ont dynamisé cette relation inaugurant un double mouvement qu’identifient Jacques Le Goff202 et François Hartog203 à partir de la citation suivante de Marc Bloch : « L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé si l’on ne sait rien du présent »204. Ce double mouvement indique une interaction entre les deux catégories temporelles et donc une forme de réflexivité.

      

199 Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 56.

200 Cf. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 427-443.

Le texte a été publié pour la première fois en 1942.

Michel de Certeau analyse en 1975 cette évolution des méthodes historiographiques dans son ouvrage intitulé L’écriture de l’histoire.

201 Jacques Le Goff, op.cit., p. 54.

202 Ibid., p. 57.

203 François Hartog, op.cit., p. 153.

204 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien [1949], Paris, Cahier des Annales n° 3, Armand Colin, 1952, p. 27.

  152 Cette réflexivité est l’indice que différents types de rapports au passé peuvent être établis. Selon l’enjeu qui les détermine, les histoires alternatives articulent différemment les catégories temporelles passé/présent. Il peut s’agir de se réapproprier dans le présent un passé oblitéré ou marginalisé. Dans la photographie latino-américaine c’est notamment le cas de certains travaux qui convoquent un patrimoine iconographique préhispanique. Au contraire, parfois l’enjeu est de se défaire d’un passé qui parasite les représentations du présent. C’est ainsi que nous comprenons par exemple une affirmation récurrente dans les discours contemporains sur la photographie latino-américaine. Elle fait de l’élément urbain une référence obligatoire de la photographie latino-américaine. Cette affirmation explique l’existence d’une catégorie thématique « Villes », aux côtés des catégories « Territoires », « Mémoire et Identités »,

« Informer-Dénoncer », dans l’exposition América Latina 1960-2013 de la Fondation Cartier. Elle se comprend notamment au regard de la volonté de se défaire d’une image rurale, trop souvent accolée à la catégorie Tiers-monde, et d’être en corrélation avec l’évolution des pays d’Amérique latine. Dans le premier cas, un passé est ramené vers le présent, tandis que, dans le second, il s’agit de conduire dans le passé des représentations devenues anachroniques au regard de la situation contemporaine.

D’autres fois, l’enjeu est de faire du passé un présent. On parle alors de contemporanéité du passé dans le présent. En convoquant des références iconographiques appartenant au passé (images d’archives, reconstruction parodique, historicité des matériaux utilisés), les artistes entendent mettre en évidence la manière dont certaines configurations (sociales, mais aussi économiques ou encore esthétiques) constituées par le passé survivent dans le présent. On retrouve cette interprétation dans l’analyse contemporaine du groupe dit décolonial. Pour les chercheurs qui le constituent, les structures de pouvoir coloniales subsistent encore aujourd’hui malgré l’indépendance acquise par les nations latino-américaines au début du XIXe siècle. La distribution des inégalités parmi les différents groupes sociaux et leur origine ethnique en seraient par exemple un indicateur.

Enfin, nous empruntons une notion travaillée par l’historien François Hartog lorsque nous pensons les images comme capables de produire des expériences d’historicité. François Hartog forge cette notion en s’appuyant sur une analyse menée par Hannah Arendt d’un passage de l’Odyssée d’Homère. Dans ce passage, plusieurs

  153 années après la guerre de Troie et n’ayant toujours pas regagné Ithaque, Ulysse verse des larmes en écoutant le récit de ses exploits durant la guerre. Tendu vers l’avenir que représente Ithaque, c’est la première fois qu’Ulysse est ainsi replongé dans le passé par le récit de l’aède. Or, s’il pleure, c’est :

[qu’] il n’éprouve aucunement ce plaisir lié à la reconnaissance […] Il ne peut encore passer de ce présent (révolu) au présent d’aujourd’hui, en les reliant par une histoire, la sienne, et en faire un passé. […] Dans cette distance éprouvée entre altérité et identité, quoi vient se loger sinon une expérience du temps ?205.

Dans ce rapport au temps, l’enjeu est peut-être moins de produire une histoire que de donner la possibilité d’éprouver la distance qui sépare une altérité (ce qui n’est plus) d’une identité (ce qui peut encore en témoigner) : « il ne s’agit pas non plus du temps comme flux, mais bien de l’expérience d’une distance de soi avec soi, que je nomme rencontre avec l’historicité »206.

Dans la troisième partie de cette thèse, nous aurons l’occasion d’analyser différents travaux photographiques qui peuvent produisent des expériences d’historicité.

En guise d’exemple, nous pouvons néanmoins d’ores-et-déjà solliciter l’un d’entre eux.

Dans le livre de photographies intitulé Ausencias (« Absences ») 207, le photographe argentin Gustavo Germano propose une véritable expérience d’historicité à partir d’un dispositif éditorial relativement simple. Partant du contexte argentin, il s’intéresse à une problématique récurrente pour un grand nombre de pays d’Amérique latine depuis une vingtaine d’années environ : la question de la mémoire des disparus, dans le cas présent, victimes de la dictature militaire que connut l’Argentine entre 1976 et 1983. Dans cet ouvrage, l’artiste commence par mettre côte à côte la photographie d’une famille (prise entre 1968 et 1976) et une photographie prise en 2006 au même endroit et depuis le même point de vue (Figures 66 et 67). Pour cette photographie contemporaine (à droite dans les pages du livre), il a demandé aux personnes présentes sur l’image de gauche, de reproduire peu ou prou la même pose que celle adoptée plus de trente ans auparavant.

Chacune de ces photographies contemporaines témoignent d’une ou de plusieurs

      

205 François Hartog, op.cit., p. 82.

206 Ibid.

207 Gustavo Germano, Ausencias, Barcelone, Casa Amèrica Catalunya, 2007.

  154 absences. Tous ces absents sont des victimes de la dictature et la majorité d’entre eux est encore portée disparue. Dans les pages qui précèdent dans le livre chacun des diptyques on trouve quelques indications biographiques sur le ou les absents de l’image.

La plupart de ces indications sont anecdotiques, elles ont pour fonction de susciter l’empathie du spectateur en ancrant le récit dans une dimension humaine et sociale. Ces brèves informations biographiques témoignent aussi de l’engagement militant, souvent modeste, de ces individus et donc de l’ampleur de la répression menée par la dictature militaire. Le récit présente ensuite les quelques informations que la famille a pu obtenir au sujet des conditions de détention de leur père, mère, enfant, femme ou mari, frère ou sœur.

En mettant côte à côte les deux images, Gustavo Germano nous permet d’appréhender l’absence sur l’image de droite comme une forme de présence latente. La répétition des postures représente en effet de manière symbolique l’impossibilité ou les difficultés du deuil qu’impose la catégorie de disparu pour les parents des victimes.

L’absent n’est donc pas seulement le défunt disparu, il est encore l’individu manquant.

Si la mort d’un individu est généralement prise en charge par des actes – veillée funèbre, funérailles, inhumation – qui accompagnent les vivants dans le processus de deuil, la catégorie de disparu produit une mort d’autant plus abstraite qu’elle jette le doute sur l’existence des disparus. La répétition des poses manifeste les difficultés de faire de ce passé un véritable passé désormais séparé du présent, ce qui est notamment l’une des fonctions du deuil. C’est pourquoi l’on peut dire que ce passé est encore contemporain du présent. Toutefois, aucun doute ne subsiste quant au temps qui sépare les deux

Si la mort d’un individu est généralement prise en charge par des actes – veillée funèbre, funérailles, inhumation – qui accompagnent les vivants dans le processus de deuil, la catégorie de disparu produit une mort d’autant plus abstraite qu’elle jette le doute sur l’existence des disparus. La répétition des poses manifeste les difficultés de faire de ce passé un véritable passé désormais séparé du présent, ce qui est notamment l’une des fonctions du deuil. C’est pourquoi l’on peut dire que ce passé est encore contemporain du présent. Toutefois, aucun doute ne subsiste quant au temps qui sépare les deux