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Les masques de la violence : analyse lexicologique

1. La définition de la violence

3.3 Les emprunts à l’anglais

L’histoire fait que les langues et les cultures entrent en contact, s’enrichissent ou tendent au contraire à s’affaiblir ou à disparaître. L’emprunt – signe d’un enrichissement linguistique – est l’un des procédés-phares dans la création d’un nouveau langage qui consiste à faire apparaître dans un système linguistique un mot provenant d’une autre langue. J. G.

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Moreno de Alba nous invite à prendre en compte les empreintes laissées par les langues étrangères dans l’espagnol parlé au Mexique297. Tout d’abord, le français, qui a exercé une influence considérable sur la langue espagnole, notamment au XIXe siècle marqué par les idées des Lumières et l’intervention française sur le sol mexicain298

. Puis, la langue de Molière a cédé sa place à celle de Shakespeare à compter du début du XXe siècle ; de nombreux termes anglais s’invitent dans la langue espagnole mais également dans d’autres idiomes comme le français, qui perd son statut de langue véhiculaire à cette même période. Le monopole exercé par la langue anglaise s’explique par « l’impérialisme économique des États-Unis », pour reprendre les termes de J. G. Moreno de Alba. Le linguiste – qui s’appuie entre autres sur les travaux de Jerónimo Mallo consacrés à « La invasión del anglicismo en la lengua española de América » – souligne l’apport remarquable de la langue anglaise sur le continent latino-américain dans des champs aussi variés que l’économie, la politique ou encore la culture. J. Mallo distingue trois pays latino-américains particulièrement influencés par l’anglais, pour des raisons géographiques, politiques et/ou économiques : Porto Rico, par son statut d’État Libre Associé aux États-Unis, le Panama, dont le canal a été administré durant près d’un siècle par le gouvernement états-unien, et le Mexique, qui partage une frontière de plus de 3 000 kilomètres avec son voisin du Nord. Dans le cas du Mexique, la proximité entre les deux pays favorise les échanges sociolinguistiques, le spanglish en est l’un des meilleurs exemples. Les emprunts à la langue anglaise s’insèrent donc dans tous les domaines. À ce premier facteur s’ajoute le statut de premier consommateur mondial de stupéfiants, détenu par les États-Unis, un second facteur qui contribue à l’enrichissement des deux langues parlées de part et d’autre de la frontière. L’argot apparaît naturellement dans le sous-champ de la drogue et du circuit de la drogue mais aussi dans des domaines de la vie quotidienne comme le pouvoir et la frontière. En voici quelques exemples :

297 MORENO DE ALBA, José Guadalupe. El español en América. México : Fondo de cultura económica, 1988, p. 206-208.

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Figure 9 Les emprunts à l’anglais dans l’argot du milieu criminel.

Terme emprunté Adaptation graphique/phonologique Traduction La drogue en tant que matière

Crack Crack (cocaïne en cristaux)

Speedball Mélange de drogues explosif Le circuit de la drogue

Business Bisne Les affaires

Clean Qui ne prend pas ou plus de drogue

Deal Trafic

Dealer Díler Trafiquant

Down Daun Drogué à l’excès Le narco-pouvoir

Leader Líder Chef

Une frontière, deux mondes

Border Patrol Police des frontières

Brownie Mexicain

Citizen Citoyen

Gatekeeper Garde-frontière

Green card Carte verte

Remarquons d’une part l’existence d’une adaptation à la fois graphique et phonologique pour certains mots, propre au phénomène de l’emprunt. En effet, le mot emprunté peut recevoir une forme écrite différente de l’orthographe de la langue prêteuse. C’est le cas par exemple du mot dealer que l’on trouve à la fois dans son orthographe originale – dans la langue anglaise – et adapté à la phonologie espagnole – les voyelles /e/ et /a/ sont remplacées par un /i/ accentué pour respecter l’intonation dans la langue d’origine –. Ou encore le terme business pour lequel l’adaptation graphique et phonologique bisne a été relevée.

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Dans La lexicologie299, A. Niklas-Salminen distingue plusieurs types d’emprunts. Nous retiendrons les deux principaux, à savoir : les emprunts nécessaires – termes justifiés par la nécessité de désigner une réalité lointaine dans la mesure où le lexique de la langue emprunteuse ne possède pas les mots nécessaires pour nommer cette réalité avec suffisamment de justesse et de précision – et les emprunts superflus – termes étrangers qui ne sont pas nécessaires puisque la langue emprunteuse possède le lexique pour nommer les choses –. Nous constatons que les emprunts présents dans le tableau précédent sont pour la plupart superflus, la langue espagnole possédant le lexique approprié pour nommer la réalité dont il est question. Par exemple, traficante pour dealer, ciudadano pour citizen ou encore

cabeza pour leader. Pourquoi dans ce cas avoir recours à l’emprunt ? L’influence culturelle

états-unienne est sans doute un facteur à prendre en compte. Par ailleurs, la consommation de stupéfiants est un phénomène international, l’anglais est à ce jour la langue la plus parlée dans le monde. Le recours à l’anglais représente sans doute aussi un effet de mode.

L’empreinte anglaise dans la langue espagnole du Mexique est notamment perceptible dans le parler du Nord, un dialecte que nous aborderons dans la section suivante dans la mesure où plusieurs auteurs appartenant à notre corpus ont fait le choix de sa retranscription.

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4. Le parler du Nord

vant de nous pencher de plus près sur les ouvrages de notre corpus, il nous a semblé intéressant d’intégrer à ce volet l’étude d’un dialecte, le parler du Nord du Mexique. Ce dialecte est souvent caractéristique du langage des acteurs criminels, originaires pour bon nombre d’entre eux des États frontaliers connus pour être les plus sanglants du territoire. Au sujet des variantes géographiques, F. Gadet affirme :

« Quand une langue est parlée sur une certaine étendue géographique (ce qui est toujours le cas, même si le territoire est restreint), elle tend à se morceler en usages d’une région ou d’une zone (dialectes, patois)300. »

Que dire d’un pays comme le Mexique dont le territoire s’étend sur un peu moins de deux millions de kilomètres carrés. L’espagnol parlé au Mexique possède de nombreuses variantes géographiques dont John Lipski nous fait part en mettant en exergue trois grands facteurs de diversité : « regionales, sociales y étnicos301 ». Bon nombre de variantes dialectales sont influencées par les langues indigènes, encore très présentes sur le territoire : le maya dans la péninsule du Yucatán et le nahuatl qui a influencé en grande partie l’espagnol parlé au Mexique – notamment le Centre du pays, où était établi l’Empire Aztèque –, si l’on en croit les nombreux vocables qui trouvent leur racine dans cette langue indigène302. Dans chaque région du Mexique, on peut entendre un parler unique qui se distingue par des caractéristiques morphologiques, syntaxiques ou encore lexicales ainsi que des traits phonétiques et phonologiques particuliers exposés par J. M. Lipski dans son ouvrage303. Le parler du Nord – qui s’étend de Durango jusqu’à l’intérieur des États-Unis – se distingue quant à lui par sa musicalité. Analysons plus en détails ses caractéristiques.

Le parler du Nord possède plusieurs traits distinctifs exposés par J. G. Moreno de Alba dans son ouvrage La pronunciación del español en México304 qui touchent à la fois les systèmes vocalique et consonantique comme il le précise lui-même. Les principaux

300 GADET, Françoise. La variation sociale en français, p. 14.

301 LIPSKI, John M. El español de América. Madrid : Cátedra, 1996, p. 294.

302 Les mots espagnols empruntés au nahuatl sont appelés nahuatlismes. Ils sont particulièrement abondants dans le champ sémantique des aliments, des animaux et des végétaux (aguacate, cacahuate, coyote, chicle, elote, guacamole, nopal etc.). Ils se terminent souvent par les suffixes –ate et –ote.

303 LIPSKI, John M. El español de América, p. 299-307.

304 MORENO DE ALBA, José Guadalupe. La pronunciación del español en México. México : El Colegio de México, 2002.

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phénomènes de relâchement altérant le système vocalique sont les suivants : 1. Le relâchement, l’affaiblissement voire l’amuïssement des voyelles atones, phénomène entraînant à son tour la contraction de certains mots courts. Par exemple, nostá pour no está. 2. La fermeture de la première voyelle des hiatus en application de la loi du timbre selon laquelle l’élément le plus fermé tend à se fermer davantage. Cette fermeture est rendue par le remplacement du graphème -e- par le graphème -i- : crio pour creo, rafaguiar pour rafaguear, à titre d’exemples. La fermeture du /e/ final n’est pas caractéristique du Nord du Mexique selon J. G. Moreno de Alba mais il s’agit d’un phénomène que nous retrouvons à plusieurs reprises dans notre corpus. Par exemple, norti pour norte.

Quant au système consonantique, il est notamment marqué par les traits phonologiques suivants : 1. L’affaiblissement et la perte du /d/ intervocalique. Par exemple, fregao pour

fregado. 2. La suppression du /d/ en position finale : usté pour usted, à titre d’exemple. 3.

L’affaiblissement du /ʎ/ intervocalique, entraînant à son tour un déplacement accentuel pour éviter les hiatus. Par exemple, ái pour allí.

Par ailleurs, nous pouvons remarquer la présence de nombreux cas d’apocope qui traduisent une articulation caractéristique de la langue relâchée. Par exemple, pa pour para. Enfin, d’autres phénomènes encore sont signalés par le linguiste mais ils ne sont pas retranscrits ou très peu dans notre corpus d’ouvrages : l’affaiblissement du /s/ en fin de mot devant une voyelle ou du /s/ implosif devant une consonne nasale et/ou sonore, l’articulation fricative du phonème /ʧ/, l’assibilation du /r/ implosif devant pause ou encore l’articulation comme vibrante multiple du /r/ implosif devant pause.

Il nous semble important de rappeler que certains de ces phénomènes ne sont pas propres aux États du Nord et qu’ils se produisent à un degré variable ailleurs sur le territoire, voire même dans d’autres pays hispanophones. Ajoutons à ces caractéristiques phonologiques un facteur de poids : l’influence considérable de l’anglais, abordée dans la section précédente. Une fois de plus, il ne s’agit pas d’un phénomène inhérent aux États du Nord mais la frontière contribue naturellement à accentuer l’apport lexical de la langue anglaise dans l’espagnol parlé au sein de ce très vaste espace frontalier. L’empreinte du voisin est du reste visible dans les constructions, la culture et surtout le modus vivendi, autant de facteurs qui confèrent à la ville norteña un caractère très particulier. Il n’est donc pas rare d’entendre ou de lire dans ces régions du Nord – et même ailleurs au Mexique – des termes anglais appartenant à la vie courante, adaptés phonologiquement et graphiquement à l’espagnol : troca de l’anglais truck,

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camionnette, picop, adaptation de pick-up, trailer (camion remorque) ou trailero (chauffeur routier), panqué (pancake), teibol (table dance), etc.

Après avoir rappelé les principales caractéristiques du parler du Nord du Mexique, nous allons nous attacher de plus près à la présence des marqueurs sociolectaux et dialectaux dans les ouvrages de notre corpus.

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5. Distribution générale de ces deux éléments dans le corpus

ous commencerons par l’analyse des ouvrages non fictionnels, en nous centrant tout d’abord sur les chroniques et reportages journalistiques, puis, sur les témoignages. Nous poursuivrons notre étude par les romans de fiction, un volet intéressant dans la mesure où certains auteurs font le choix de la retranscription argotique et dialectale tandis que d’autres optent pour des choix différents. Nous essayerons d’en déterminer les raisons. Enfin, nous terminerons par l’étude des ouvrages hybrides.