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Les masques de la violence : analyse lexicologique

1. La définition de la violence

3.1 Considérations générales

’est au cours de la première moitié du XXe

siècle que certains linguistes s’attachèrent à souligner dans leurs travaux le caractère social de la langue. Louis-Jean Calvet nous rappelle que le Français Antoine Meillet (1866-1936) fut l’un des pionniers de ce courant de pensée :

« Pour lui on ne peut rien comprendre aux faits de langue sans faire référence au social et donc sans faire référence à la diachronie, à l’histoire259. »

A. Meillet s’efforça de mettre en évidence les limites de la pensée de Ferdinand de Saussure selon laquelle « la linguistique a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-elle-même260 ». Un peu plus tard dans les années 1960, le linguiste William Bright quant à lui détermina trois facteurs qui conditionnent la diversité linguistique : « l’identité sociale du locuteur, l’identité sociale du destinataire et le contexte261. » Sur les traces de son prédécesseur A. Meillet, William Labov entreprit une recherche sur « l’explication de l’irrégularité des changements linguistiques dans les fluctuations de la composition sociale de la communauté linguistique262 ». Les études sociolinguistiques ne cessèrent de se développer durant les décennies suivantes, plaçant et analysant la linguistique dans son contexte social.

Plus récemment, dans son ouvrage La variation sociale en français, la sociolinguiste Françoise Gadet explique que :

« Les façons de parler se diversifient selon le temps, l’espace, les caractéristiques sociales des locuteurs, et les activités qu’ils pratiquent263. »

259 CALVET, Louis-Jean. La sociolinguistique. Collection : Que sais-je ? Paris : Presses Universitaires de France, 1993, p. 7.

260 DE SAUSSURE, Ferdinand. Cours de linguistique générale. Paris : Payot, 1995, p. 317.

261 CALVET, Louis-Jean. La sociolinguistique, p. 12.

262 Cité par CALVET, Louis-Jean. La sociolinguistique, p. 14.

263

GADET, Françoise. La variation sociale en français. Paris : Éditions Ophrys, 2007, p. 13.

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Elle distingue plus particulièrement quatre types de variation dans ce qu’elle nomme « l’architecture variationnelle ». Tout d’abord, la variation diachronique, qui tient compte de la diversité dans le temps, du changement de la langue selon les époques. Puis, la variation diatopique, définie comme l’étude des différentes façons de parler au sein même d’une communauté, « rapportées à la diversité des localisations spatiales ». Vient ensuite la variation diastratique ou sociale, qui concerne cette fois-ci la diversité démographique ou sociale. Enfin, la variation diaphasique, que F. Gadet nomme également « diversité stylistique ou situationnelle », qui porte plus particulièrement sur l’adaptation de la façon de parler du locuteur en fonction du contexte dans lequel il se trouve : activité, entourage ou encore but de l’échange264

.

L’étude des champs sémantiques nous invite à prendre en considération l’ensemble des variations définies par F. Gadet dans son ouvrage. Comme le souligne A. Niklas-Salminen à propos de la constitution des champs sémantiques :

« […] on peut distinguer plusieurs niveaux et registres de langue. En un même point d’un champ sémantique, plusieurs mots différents peuvent correspondre à un même signifié. Les conduites linguistiques changent en effet, par exemple, selon le médium utilisé (écrit vs oral) ou selon les relations sociales. […] La structure d’un même champ sémantique n’est donc jamais déterminée d’un point de vue unique et homogène. Les variations dues aux individus ou aux groupes (classes socioculturelles, professions…) amènent à définir explicitement l’angle à partir duquel on découpera le champ envisagé265. »

Notre démarche se voulant sociolinguistique, elle prendra forcément en compte le lexique employé par tous les acteurs liés, directement ou indirectement, à la violence au Mexique : les criminels d’une part, les autorités et les journalistes d’autre part. Ce lexique étant très souvent retranscrit par les auteurs dans les ouvrages appartenant à notre corpus, parfois au même titre que le registre de langue standard.

En effet, comment ne pas prendre en considération l’évolution de la langue au sein même de la société ? D’un point de vue diachronique, comme le précise F. Gadet, le contexte, l’environnement social, politique ou culturel peut affecter, modifier notre langage : certains

264 Op. cit. p. 13-17.

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mots tombent en désuétude au fil du temps tandis que d’autres surgissent pour nommer de nouvelles réalités.

Le langage, à l’image même de notre société, est en constante évolution. À titre d’exemple, les vagues d’immigration sur le continent américain – aussi bien au Nord qu’au Sud – entraînèrent l’apparition d’un langage spécifique. Le lunfardo, argot parlé à Buenos Aires à compter du XIXe siècle à l’époque où les migrants européens s’installèrent en masse dans la capitale argentine. C’est aussi la langue du tango dont certains mots sont entrés dans le vocabulaire courant argentin. Un peu plus tard au XXe siècle, la forte présence de la communauté latino-américaine aux États-Unis – notamment dans les États du Sud – donna naissance au spanglish, mélange d’anglais et d’espagnol. Puis, à compter de la seconde moitié du XXe siècle, l’avènement de la révolution numérique fut à l’origine d’un nouveau langage qui se manifesta par l’usage – très à la mode – de l’élément de composition cyber- dans des substantifs tels que cybercafé, cyberculture, cyberattaque ou encore cyberterrorisme. Enfin, plus récemment, le contexte de violence sociale et politique auquel notre société se trouve confrontée – terrorisme, guérillas, trafic de drogue entre autres – entraîne l’apparition d’un lexique spécifique. Les expressions voiture-piégée, attentat-suicide, kamikaze ou encore

djihadiste font de plus en plus la Une des journaux.

De nos jours en Amérique Latine – plus particulièrement au Mexique et en Colombie – le langage de la société se trouve affecté par la violence liée au trafic de drogue, comme le rappellent Luz Stella Castañeda Naranjo et José Ignacio Henao Salazar :

« […] el narcotráfico ha generado no solamente una cultura, sino un lenguaje que es necesario analizar para contribuir a la explicación e interpretación de este fenómeno social tan complejo266. »

De nombreux termes ont fait leur apparition très récemment pour nommer une nouvelle réalité, en particulier les modi operandi des narcotrafiquants, à savoir les différentes manières de tuer et les lieux où sont découverts les corps des victimes. Cette évolution n’est pas propre à la langue parlée au Mexique, d’après A. Niklas-Salminen :

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CASTAÑEDA NARANJO, Luz Stella, HENAO SALAZAR, José Ignacio. El elemento compositivo narco- en los medios de comunicación. Revista Virtual Universidad Católica del Norte [en ligne]. 2011, n° 33, p. 4. [Consulté le 11/04/2016]. Disponible à l’adresse : https://www.redalyc.org/articulo.oa?id=194218961002 « Le narcotrafic a engendré non seulement une culture mais également un langage qu’il convient d’analyser pour nous permettre d’expliquer et d’interpréter ce phénomène social aussi complexe. »

150 « Tant qu’il y a des sujets parlants pour se servir d’une langue, elle est en perpétuel mouvement. Comme la vie change, des mots nouveaux sont toujours indispensables pour exprimer les changements qui surviennent […]267. »

Face aux nouvelles pratiques et activités des narcotrafiquants, surgit une nécessité de créer un nouveau langage, le langage standard rencontrant des limites et ne suffisant plus à nommer cette nouvelle réalité de la violence. L’argot des narcotrafiquants se développe considérablement et la presse est amenée à créer son propre langage, un jargon journalistique constitué essentiellement de procédés de dérivation et de composition. Au cours des dernières années, le narco a envahi toutes les sphères de la société mexicaine, y compris le langage.