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2.3 Résistance des soignants à l’informatisation

2.3.1 Effets indésirables de l’informatisation

Des effets indésirables peuvent résulter des changements de la gestion des don-nées et de l’organisation globale des soins nécessaires pour, ou conditionnés par, le dossier patient et l’observation informatisés. Si les cliniciens pensent que ces ef-fets indésirables vont être supérieurs aux avantages opérationnels et aux bénéfices cliniques, il ne seront pas favorables à l’implantation du système d’information. Gestion des données

Les aspects de la gestion des données qui posent problème aux cliniciens re-lèvent des risques portant sur la confidentialité, de la bonne adaptation des données structurées et standardisées pour les soins et du fardeau de la saisie qui leur incombe. Contraintes ethicojuridiques. Les données de santé sont très sensibles et im-posent des exigences fortes de sécurité et de confidentialité (Paterson et al., 2011). L’informatisation occasionne des risques de brèche nouveaux. Par exemple, les mé-decins d’un service peuvent être amenés à donner un avis ou à intervenir en urgence auprès des malades d’un autre service. Ils doivent donc être en mesure d’accéder aux données de tous les patients en cas de besoin. La matérialité du dossier papier empêche les accès abusifs pas des médecins qui ne sont pas appelés dans le service où le patient est pris en charge. Cette barrière n’existe plus avec le dossier informa-tisé, qui peut être consulté à partir de n’importe où dans l’hôpital (ou plus). Toute possibilité d’accès en cas de besoin se transforme donc en possibilité d’accès même non justifiée.

Par ailleurs, la connexion au réseau internet et l’indexation automatique de tous les sites par les robots des moteurs de recherche fournit accès à toutes les données mise en ligne qui ne sont pas spécifiquement sécurisés. Clavreul (2013) rapport plusieurs cas de dossiers médicaux non anonymisés placés dans un espace non sé-curisé et indexés par le robot de Google®. Les erreurs de gestion des accès ont été commises par des prestataires informatiques ou des hébergeurs non agréés, solli-cités par exemple pour permettre le partage de données confidentielles à des fins de recherche. Il peut également s’agir de listes de patients ayant subi un examen

complémentaire, voire même des résultats nominatifs de ces examens, mis en ligne à travers un système artisanal ou mal configuré.

L’informatisation du dossier patient pose d’autres problème éthicojuridiques, dont certains sont rappelés par Sittig et Singh (2011). Ainsi, la traçabilité généra-lisée risque de favoriser une pratique de la médecine axée sur une documentation défensive, détournant les praticiens des actions nécessaires à la résolution des pro-blèmes du patient. Par ailleurs, la charge de la responsabilité est incertaine en cas d’accident lié à une défaillance du système d’information. Les modules d’aides à la décision constituent une valeur ajoutée affichée par les systèmes d’information mais posent des questions que nous avons déjà évoquées : quelle sera la responsabilité du médecin qui ne respectera pas une suggestion qu’il juge inappropriée ? à qui in-combe la responsabilité d’actualiser les modules d’aides en fonction de l’évolution des connaissances ? Toutes ces incertitudes juridiques expliquent certaines réserves au moment de mettre en œuvre un système dont la validité et la maintenance ne sont pas garanties.

Nature et format de l’information. Selon Berg (2003), l’informatisation permet à l’observation de remplir sa fonction de mémoire externe organisée et partagée de manière optimale. Elle permet en outre de connecter les données cliniques d’un patient à celle d’un groupe de patients ou à des connaissances. Mais la possibilité d’échanger l’information à grande échelle, de la traiter de manière automatisée et de la réutiliser à d’autres fins que les soins passe par la structuration des données, la standardisation du modèle de données et de la terminologie. Cependant, il n’est pas certain qu’une structure, et encore moins une structure uniforme, ait la souplesse né-cessaire pour répondre à tous les besoins de documentation clinique en médecine. Les cliniciens craignent une tendance à l’uniformisation des prises en charge, au détriment de leur individualisation (Walsh, 2004). Il est donc important de trouver un compromis entre la saisie structurée et le texte libre (Goodyear et Lloyd, 1995; Johnson et al., 2008). De plus, la structuration et la standardisation demandent des efforts considérables, réalisé avec des cliniciens qui n’y sont pas formés et qui ne veulent pas nécessairement être rendu responsables du résultat final. Certains spé-cialistes confiant dans l’avenir pensent donc préférable d’attendre que les progrès du traitement automatique du langage naturel rendent l’ordinateur capable de faire face au langage naturel plutôt que de s’obstiner à une tâche colossale et vouée à l’échec. Les projets en cours avec Watson© (IBM Corporation, Somers, NY, USA)

pourraient leur donner raison10. Ce système, qui a déjà surpassé des humains dans des tâches nécessitant une interprétation non triviale du langage naturel, est actuel-lement entraîné à faire correspondre les caractéristiques d’un patient souffrant de cancer et les résultats de la recherche clinique pertinents pour sa prise en charge personnalisée.

La structure des données est également influencée par la volonté d’avoir des informations réutilisables à d’autres fins que les soins. Berg et Goorman (1999) montrent qu’en termes d’information, la fond est étroitement lié à la forme, elle même dépendante du contexte de production ou de documentation. L’observation médicale est une illustration parfaite de ces interdépendances : le contexte de saisie et le contexte d’utilisation des données conditionnent leur nature et leur niveau de détail. Le contexte de saisie permet de faire des inférences qui ne sont plus pos-sibles dès lors qu’une donnée est sortie de ce contexte. Par exemple, une glycémie à 8 mmol/l est banale une heure après un repas mais anormale le matin à jeun. De même, une pression artérielle à 150/100 mmHg est anormale mais tout à fait rassu-rante si elle était à 220/130 un demi-heure auparavant. Autre exemple, si les pouls pédieux sont présents, on peut en déduire que les pouls fémoraux le sont également et ne pas noter ces derniers. Mais si l’information sur les pouls fémoraux doit être réutilisée à d’autre fins, la donnée sera alors considérée comme manquante.

Saisie de l’information. à un premier niveau, la présence de l’écran et du clavier modifie la relation médecin-malade. Ce problème est détaillé plus loin. Cette inter-férence est évitée si la saisie est réalisée de manière différée, mais le risque est alors que l’information soit dégradée. Par ailleurs, si des données doivent être traitées de façon automatique et réutilisées à des fins variées, un effort est nécessaire faire en sorte que leur nature, leur format et leur niveau de détail soient aussi indépendants que possible du contexte de saisie et de l’utilisation première11. Cette documenta-tion formalisée est plus longue et pénible (voir plus bas). Une première conséquence est que la charge de la documentation est déléguée aux médecins juniors ou même aux étudiants. La qualité de l’information est moins bonne (pertinence, complétude,

10. http://www-03.ibm.com/innovation/us/watson/pdf/MSK_Case_Study_IMC14794.pdf 11. Certains auteurs contestent en bloc la possibilité de réutiliser de manière valide des données à d’autres fins que celles pour lesquelles elles sont été collectées. van der Lei (1991) en fait même la première loi de l’informatique : « Data shall be used only for the purpose for which they were collected. » Le corollaire suivant s’en déduit : « If no purpose was defined prior to the collection of the data, then the data should not be used. » Son argument est que les données documentent une vison du monde déterminée par un usage particulier. Si l’usage change, la vision du monde et le contenu des données changent également.

fiabilité) sauf si elle est contrôlée ensuite par un médecin senior. Une enquête amé-ricaine suggère que2/3des internes passent plus de 4 heures par jour à documenter les cas de leurs patients, en ayant un retour sur la qualité de cette documentation moins d’une fois sur deux (Oxentenko et al., 2010). Les internes passent ainsi plus de temps avec l’ordinateur qu’avec les malades, pour un résultat dont la qualité est incertaine et sans aucun profit pédagogique.

L’information structurée est parfois peu pertinente pour les soins, par excès de données ou de précision, ou par format inapproprié. La structure génère donc du travail supplémentaire pour le médecin, qu’il soit senior ou junior, à la fois au mo-ment de la saisie et au momo-ment de l’utilisation pour les soins. Cette situation est injuste si le clinicien ne tire aucun profit des traitements automatiques que la struc-turation des données permet, notamment par des aides à la décision ou la génération automatique de comptes rendus. Dans le cas contraire, la résistance est compréhen-sible12. De plus, les aides ont des effets pervers (Ash et al., 2004; Bernat, 2013) : les fonctions d’aide à la décision provoquent des message qui sont toujours disruptifs, souvent triviaux ou erronés ; les comptes rendus automatiques sont interminables et dépourvus de cohérence clinique, ce format de communication écrite et standardi-sée remplace une communication orale interactive pour laquelle le temps n’est plus suffisant. . .

Une autre solution est de réduire le temps de documentation par des fonctions d’édition. Ces moyens sont efficaces mais génèrent également des effets indési-rables devenus patents avec le recul (Ash et al., 2004; Bernat, 2013). Le copier-coller, par exemple, a généré des effets pervers détaillés plus loin. Des modèles d’observation générique sont parfois proposés, qu’il convient de modifier de ma-nière conforme à l’état clinique du patient pris en charge. La rédaction de l’ob-servation correspond alors à un travail d’édition et non plus à la construction d’un problème correctement posé pour être résolu de façon sensée. Le copier-coller et les observations génériques sont à l’origine d’une information surabondante qui expose à une surcharge cognitive chez l’utilisateur, déjà sollicité de façon excessive par une interface complexe. Certaines observations structurées ont un nombre incalculables d’items. Il est tentant, pour réduire la charge de saisie, de préférer des réponses fermées. Les choix proposés sont alors souvent ou trop nombreux, ou trop limités. Une autre solution est d’utiliser des questions ouvertes avec des valeurs par défaut

12. Et similaire à celle qui a été rencontrée lors du mouvement de standardisation imposant la tenue d’une observation médicale complète alors que les internes assuraient encore par leur présence la continuité des soins (MacEachern, 1922).

ou des valeurs reportées, mais qui sont souvent validées sans contrôle sérieux. Organisation des soins

Chaque profession de santé utilise le dossier patient de façon différente tout en collaborant avec les autres pour construire et réaliser la prise en charge du patient (Pratt et al., 2004). Mais ces acteurs ne se contentent pas d’échanger de l’informa-tion en vue d’une décision partagée et d’une acl’informa-tion coordonnée (Greenhalgh et al., 2009) : ils communiquent, c’est-à-dire qu’ils interprètent et contextualisent l’infor-mation échangée. La formulation du problème à résoudre résulte des réinterpréta-tions et recontextualisaréinterpréta-tions successives. Par conséquent, l’observation informatisée ne doit pas être envisagée comme un simple outil destiné à faciliter la gestion et le traitement d’information par des agents cognitifs idéalisés (Patel et al., 2000; Black et al., 2011). L’observation informatisée, comme l’observation papier, est un acteur des soins à part entière. Elle interagit avec des utilisateurs sujets à des émotions et situés dans un réseau de relations professionnelles (Greenhalgh et al., 2009). à ce titre, elle détermine l’information recueillie et traitée, le statut et le comporte-ment des acteurs de santé et l’organisation des tâches (dépendance technologique, communication et coordination).

Des réactions adaptatives non prévues peuvent s’organiser avec des effets va-riables, dont certains sont indésirables. Ces effets pervers peuvent consister en (Berg, 2001; Campbell et al., 2006) : une perturbation de la séquence des tâches cliniques ; une modification des habitudes de communication ; des conflits avec la persistance du papier ; des conflits avec les valeurs ou les dépendances professionnelles anté-rieures ; une dépendance excessive à la technologie génératrice d’émotions néga-tives. Il en résulte de nouveaux types d’erreurs et des exigences techniques supplé-mentaires incessantes de la part des utilisateurs.

Rapports interpersonnels. Participer à un travail collaboratif implique que les actions du groupe constituent le contexte de l’action personnelle, et la coordina-tion de l’ensemble nécessite un objectif explicite et partagé. Mais Pratt et al. (2004) argumentent que les collaborations sont d’autant plus efficaces que chaque acteur est également conscient des tâches réalisées par les autres et de l’interdépendance de l’ensemble. L’informatisation, si elle formalise la coordination de la prise en charge, fait courir le risque de perdre la communication interactive, seule à per-mettre le partage d’un objectif et d’une vision de l’ensemble. En effet,

l’informa-tion contenue dans l’observal’informa-tion médicale doit être contextualisée pour faire sens (Hartswood et al., 2003) : connaissance du patient ; connaissance des rédacteurs ; connaissance de l’environnement clinique et de l’organisation des soins ; connais-sance de événement vécus avec le patient et les autres soignants ; connaisconnais-sance des données actuelles de la science et des recommandations. Le partage de l’observa-tion sans les éléments pertinents du contexte occasionne donc une perte de sens. Autrement dit, la communication ne se résume par à de la gestion d’information et optimiser la seconde aux dépens de la première est préjudiciable à la qualité des soins (Coiera, 2000).

Par ailleurs, l’informatisation perturbe la hiérarchie usuelle, car les médecins les plus expérimentés en clinique sont généralement les moins expérimentés en in-formatique. Les premiers peuvent craindre d’être dépossédé de leur autorité au-paravant incontestable. D’autres effets sont plus inattendus, lorsque par exemple l’informatique rétablit une dépendance en droit qui n’est pas justifiée dans les faits. Par exemple, la prescription papier est souvent l’objet d’une négociation avec les infirmières, très profitable lorsqu’elles sont plus expérimentées que le prescripteur. La prescription informatisée, qui n’a plus lieu dans le dossier infirmier et ne donne plus lieu à communication, fait perdre cette occasion de synergie (Berg et Goorman, 1999).

Communication, coordination et continuité des soins. Pratt et al. (2004) rap-pellent que l’organisation des équipes de soins qui se met en place dans les unités de soins permet de coordonner de façon efficace les actions des soignants. L’activité clinique se distingue de beaucoup d’autres par son degré d’incertitude, qui concerne l’évolution spontanée des situations individuelles mais aussi l’effet de la plupart des interventions. L’organisation est efficiente seulement si elle intègre cette dimension d’incertitude et donne les moyens d’y répondre. En particulier, une réévaluation fréquente des situations et un grande flexibilité dans la réponse aux problèmes im-prévus sont nécessaires. Les humains sont tout a fait compétent pour réinvestir leur expérience ou, à défaut, faire preuve de créativité pour pallier à l’insuffisance des règles préétablies. Les systèmes informatiques en sont incapables.

Même lorsque les événements suivent le cours attendu, une grande partie de l’information utilisée lors de soins est implicite car elle fait partie d’un arrière-plan de connaissances partagées, qu’il s’agisse de connaissances générales, de la connaissance du contexte ou d’expérience antérieures partagées. Ces connaissances implicites, volontiers échangées par oral mais difficiles à documenter à l’écrit, sont

nécessaires pour interpréter judicieusement les données cliniques et faire les infé-rences pertinentes. Les modifications de la gestion de l’information explicite liées à l’informatisation peuvent avoir des répercussions délétères sur les aspects de la prise en charge dépendants de connaissances implicites.

Avec l’informatisation du dossier patient, la communication entre les acteurs de soins a tendance à devenir virtuelle : elle à lieu dans le monde numérique et pas dans le monde physique. La communication tend également à devenir asynchrone : l’in-formation est déposée à un moment est consultée à un autre, découplant encore plus l’émetteur et le récepteur. Ce phénomène est démultiplié par l’interopérabilité qui rend instantanément accessible à un endroit des informations produites à un autre. Autrement dit, la communication cesse d’être un réseau de dialogues où l’émetteur sait ce qui a été reçu et par qui. Cette situation crée un problème pratique qui a des conséquences médicolégales (Sittig et Singh, 2011) : un responsable et des procé-dures doivent être définis pour que les informations versées au dossier du patient soient consultées, synthétisées et suivies des décisions appropriées.