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3 EVALUATION OPERATIONNELLE DE LA COMPOSITION AVEC PATTERNS

3.5 Ecrire sans tonalité

Nous avons abordé la question de la composition par patterns sous l’angle de la tonalité et de la modalité. Il est donc temps de se poser la question de ce que signifierait ce mode de composition pour des musiques donc le souci principal ne relève pas de ces logiques tonales ou modales. L’exer- cice est ici à la fois plus compliqué et plus simple.

Plus compliqué car il existe autant de méthodes de composition hors tonalité que de compositeurs. Depuis les mouvements du début du 20ème avec l’école de Vienne, et de l’avant-garde d’après la seconde guerre mondiale, la création d’un langage personnel, et donc de méthodes de composition personnelles, fait partie des fondements de la recherche esthétique de nombreux compositeurs. Il n’est donc plus possible de poser rapidement une question aussi générale que la composition par patterns hors tonalité, ce serait l’objet au moins d’une thèse en musicologie.

La question est aussi plus simple car les systèmes de composition hors tonalité n’étant pas con- traints par un corpus de « règles » harmoniques, contrapuntiques ou formelles, quel est l’intérêt de se poser la question de la limite ? On pourrait donc immédiatement conclure que la composition par patterns peut être vue comme constituante d’un langage et qu’elle ne mérite donc en soi au- cune justification à partir de méthodes existantes. Ceci ne doit pas justifier de ne pas continuer l’effort commencé avec les musiques tonales. Nous allons aborder quelques styles sous l’angle

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forcément réducteur de notre logique de patterns. Ces styles ne se réduisent évidemment pas à notre approche. Il s’agit plutôt de voir comment nous pourrions appliquer certains éléments propres à ces styles à notre méthode de composition.

3.5.1 A la Schoenberg

Un des premiers systèmes, pensé en dehors de la tonalité, est le dodécaphonisme de Schoenberg. La théorie de Schoenberg n’est pas très complexe. Elle repose sur le choix initial d’un arrangement des 12 sons de la gamme chromatique que l’on qualifiera de « série ». Cette série sera soumise à des traitements simples (récurrence, renversement, récurrence du renversement, transposition) qui donneront un matériel de base constitué de 48 séries. L’école de Vienne avec Schoenberg, Berg et Webern va largement développer et argumenter autour de ces traitements de base en cherchant notamment des propriétés de symétrie à l’intérieur des séries. Arnold Schoenberg a expliqué sa démarche son ouvrage Le style et l’Idée [76], le chef d’orchestre et compositeur René Leibowitz a introduit ces réflexions en France notamment avec l’ouvrage Introduction à la musique de douze

sons publié en 1949 [53].

Le rapprochement entre la série de 12 sons et les patterns est tentante. On imagine facilement de construire des patterns de façon quasi systématique à partir des 48 versions d’une série. De fait, la méthode dodécaphonique peut s’appliquer à la composition par patterns au même titre qu’une méthode tonale, excepté qu’il y a assez peu de règles strictes en dehors de celles sur la constitution de la série. Schoenberg préconisait d’éviter les implications tonales par exemple, Alban Berg ne sera pas aussi strict que son professeur à ce sujet, alors qu’Anton Webern appliquera la règle à la lettre. Pourquoi donc ne pas penser une musique dodécaphonique sous forme de patterns ?

3.5.2 A la Messiaen

La façon de composer d’Olivier Messiaen repose en partie sur des éléments qui relèvent de pat- terns. Ce sont les chants d’oiseaux et les personnages rythmiques [58]. De plus son travail sur les modes à transposition limité se prêtent bien aux traitements par transpositions présentés précé- demment. Nous avons utilisé ces modes dans l’exemple : https://soundcloud.com/user- 651713160/opus1-skini-v2-echelle.

3.5.3 Composer avec des sons

Nous avons jusque-là parlé uniquement de patterns exprimés sous la forme de note et des traite- ments possibles sur ces notes. Mais il est simple de concrétiser des patterns sous forme de sons enregistrés, comme celui de la Figure 5, d’échantillons sonores ou de contrôles sur des paramètres de synthèse du son. Les possibilités offertes ici sont celles de l’outil utilisé pour produire les sons, la Digital Audio Workstation. Comme nous l’avons vu dans le chapitre sur l’état de l’art, la compo- sition par clips dans le domaine de l’Electro fait souvent appel à ce type composition. Nous avons expérimenté ce type d’écriture dans le projet Fabrique à Musique supporté par le CIRM et la SACEM, où les collégiens qui ont conçu leur pièce de musique ont travaillé plutôt sur des ambiances sonores que des mélodies. Un extrait sonore est disponible à l’adresse : https://www.cirm- manca.org/actualite-fiche.php?ac=1273.

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Figure 5: Un pattern sous forme de son

3.6 Conclusion : limites et opportunités

Nous avons évoqué ici quelques traitements possibles de patterns dans des contextes musicaux connus sur la base de l’activation aléatoire de patterns avec des trames harmoniques fixes. Ces essais se positionnent de façon intermédiaire entre musique complétement écrite, et musique aléa- toire. Ce choix intermédiaire répond au besoin de mettre en avant des processus musicaux qui se rapprochent de ce que nous allons rencontrer lors de la création de pièces dans une démarche d’interaction et d’orchestration selon notre méthode de composition. La réflexion sur la composi- tion à base de patterns proposée ici n’a pas donc pour objectif de refaire en moins bien ce qui a été fait, mais plutôt de concrétiser et d’imager les limites d’un exercice et surtout de donner une idée de son potentiel.

Comme première opportunité, en reprenant l’article de Laurie Spiegel, nous voyons que l’éventail des possibilités est plus large que ce que nous avons évoqué ici. Nous avons évoqué l’utilisation d’une part de patterns fixes, c’est-à-dire sans traitement en temps-réel, nous avons d’autre part évoqué la possibilité de modifier des patterns en temps-réel au moyen de patterns harmoniques. Nous ne sommes pas allés plus loin dans nos travaux, mais il est possible d’introduire d’autres types de traitements en temps réel sur les patterns, qu’ils soient sous forme de notes ou de sons. Le traitement en temps-réel des notes est un sujet tout à fait abordable avec notre plateforme, qui est naturellement bien adaptée au traitement algorithmique de données MIDI. Parmi les traite- ments applicables aux patterns, notons aussi la création par l’audience qui fait l’objet d’un chapitre à part sur le séquenceur distribué.

Comme deuxième axe d’opportunité, nous avons le traitement du son. Les possibilités sont infinies dans la mesure où il est possible de contrôler des synthétiseurs ou autre processeur de son via les protocoles MIDI ou OSC. Par ailleurs, nous avons évoqué ici les patterns au sens musical du terme, mais notons que des patterns peuvent aussi contrôler la lumière ou des robots de scène de la même façon que des patterns musicaux. Nous avons fait quelques essais de contrôle DMX de la lumière au travers de commandes OSC, ceci ne pose aucune difficulté technique importante.

Nous voyons donc que l’éventail des traitements possibles n’est pas limité d’un point de vue algo- rithmique. Il le sera néanmoins par d’autres facteurs dans notre cas. Le premier est lié à l’interaction avec l’audience. Pour qu’elle soit possible, c’est-à-dire motivante pour les participants, le composi- teur doit imaginer des scénarios où l’audience puisse se repérer, comprendre son rôle. Plus les trai- tements sur les patterns seront sophistiqués, plus l’interaction devra trouver les moyens originaux de faire ressentir ces traitements à l’audience.

Il existe une autre limite. La composition par patterns revient à avoir une approche de type pointil- liste de l’œuvre musicale. Ceci a un impact sur les formes musicales que va générer notre méthode de composition. Nous avons vu que le comportement non-déterministe de l’audience fait que notre système à base de patterns n’est pas adapté, ou du moins facilement adaptable, à une vision con- trapuntique de la musique, ou à une forme sonate par exemple. Nous n’avons pas encore trouvé le

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bon moyen de mettre en œuvre une fugue. La superposition structurée de mélodies de façon aléa- toire ou de développements mélodiques sont des problèmes difficiles. Il peut probablement y avoir des solutions en modifiant les mécanismes de synchronisation des patterns, en utilisant des réseaux de neurones, mais il s’agit de sujets de recherche à part entière en dehors de notre propos. Nous pouvons conclure qu’une méthode de composition à base de patterns n’est pas un moyen d’émuler les formes musicales classiques, même s’il est possible de s’en inspirer et de créer des atmosphères qui se rapprochent d’univers musicaux « habituels ». En revanche, dans le chapitre sur l’orchestra- tion nous proposerons de mettre en œuvre un type nouveau de formes complexes, qui se rappro- cheront de la logique des « œuvres ouvertes ».