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De même qu’il semblait opportun de faire un état des lieux synthétique des connaissances en matière d’influenza aviaire à H5N1 en Thaïlande, il convient de réfléchir succinctement à la signification du concept d’émergence. Nous verrons en quoi la notion de pathocénose est également liée à notre sujet.

Le terme de maladie émergente correspond à une notion relativement ambiguë, dont le cadre peut être précisé. Utilisé à bon escient ou de manière abusive (Toma B., Thiry E., 2003), il correspond à une réalité complexe. L’idée d’émergence est liée à la naissance de l’épidémiologie moderne au 19ème siècle, avec l’étude des premières pandémies de choléra et de typhus. L’origine du concept remonte à 1930 (Nicolle C.), même si le terme en lui-même n’apparaît qu’au début des années 90, dans le cadre de l’étude de la propagation de la maladie de Lyme et de la légionellose. Le concept de maladie émergente est réellement apparu lorsque les scientifiques ont commencé à observer de nouveaux germes pathogènes jamais décrits en laboratoire, et, sur le terrain, l'extension de maladies ou leur diffusion rapide et parfois dramatique dans des populations ou des zones jusque-là indemnes. Plusieurs définitions du terme de maladie émergente ont été proposées. On peut notamment rappeler la définition retenue par le CDC (Center for Diseases Control) : « maladie infectieuse dont l’incidence chez l’homme a augmenté au cours des deux dernières décennies ou qui menace d’augmenter dans un avenir proche ». Finalement, en tenant compte des diverses propositions de définitions existantes, on pourrait raisonnablement dire d’une maladie qu’elle est émergente lorsque son incidence réelle augmente de manière significative dans une population donnée, sur un espace et pendant une période donnés, par rapport à la situation épidémiologique et aux fluctuations habituelles de cette maladie. L’idée d’un enjeu de santé publique est sous-jacente : une maladie émergente est susceptible de poser des problèmes de santé publique à l’échelle locale, régionale ou même internationale. Un consensus s’établit à l’usage sur des maladies se manifestant dans deux contextes. Le premier correspond au développement d’une maladie nouvelle, qui est la conséquence d’un agent pathogène nouveau, dans sa nature même, dans son mode de transmission, dans son expression et son adaptation aux espèces hôtes. Les exemples les plus connus sont ceux des fièvres hémorragiques virales apparues depuis la fin des années 60, le VIH en 1983, le virus du SRAS en 2002, ou encore le virus de l’influenza aviaire à H5N1. Le second contexte correspond à une maladie déjà identifiée, mais dont les manifestations sont nouvelles, associées à une augmentation brusque de l’incidence, de la gravité ou de l’aire géographique. L’exemple le plus récent est celui du virus chikungunya, isolé pour la première fois en 1952 en Tanzanie puis en Asie du Sud-Est dans les années 70. Ce

virus a fait son apparition pour la première fois dans l’océan Indien début 2005, entraînant une épidémie importante dans cette région et notamment sur l’île de La Réunion. L’aspect relatif à l’étendue géographique de la maladie est souvent déterminant. Il traduit le concept de réussite émergentielle (Chastel C., 2006).

Les maladies émergentes ont des dynamiques qui ont toujours été soumises aux changements de l’environnement, aux changements démographiques et aux activités humaines. La particularité du monde actuel est qu’il est soumis à des changements susceptibles d’agir sur une large échelle et pouvant notamment favoriser l’émergence de maladies d’origine animale. Les conditions favorisant l’émergence sont celles qui agissent sur l’apparition de la maladie (émergence au sens strict ou introduction de la maladie dans une zone indemne, cf. infra) ou sur sa propagation. Les travaux menés par les sciences sociales et de la santé ont montré que le déclenchement de processus émergentiels était toujours multifactoriel, renvoyant à la fois à des facteurs biologiques, environnementaux sensu stricto, démographiques, sociaux, culturels, économiques et politiques. Nombre de facteurs de discontinuité ou de rupture des équilibres, agissant pour certains en synergie, forcent ainsi les sociétés à une transition épidémiologique et sanitaire. L’inventaire (non exhaustif) qui suit permet d’en identifier quelques uns :

Les changements écologiques, tels que la modification des écosystèmes, la perte de diversité biologique et la rupture des équilibres climatiques (entraînant par exemple inondations et sécheresses), sont susceptibles de modifier l’aire de répartition de certains pathogènes ou vecteurs, ou de favoriser le développement ou la diffusion de maladies. Comme l’indique le rapport de l’OMS « Climate change and human health » publié en 1996, le problème de santé publique le plus préoccupant en rapport avec le changement climatique serait celui des maladies à vecteurs.

Les phénomènes de croissance démographique et de flux migratoires toujours plus étendus ont également tendance à favoriser la diffusion de certaines pathologies ou à créer des disparités de santé à l’origine de vulnérabilités.

On peut aussi évoquer l’influence des facteurs socio-anthropologiques et des comportements socio-culturels. Le changement social et spatial rapide qui marque nos sociétés, en particulier au Sud, à l’origine notamment de la perte de support social, d’un phénomène de paupérisation, de pratiques et de modes de vie nouveaux et souvent sédentaires, de bouleversements alimentaires, sont autant de déterminants de la dégradation de la santé et de l’émergence de nouvelles pathologies, dont les villes sont le lieu d’expression privilégié. Les territoires ruraux sont également concernés par des changements de gestion de l’espace et des modifications des systèmes agraires, des pratiques du milieu, des mobilités, et des modes d’occupation du sol. Hôtes ou vecteurs, les mammifères, les arthropodes, ou encore les oiseaux, par l’anthropisation des espaces et la modification des milieux naturels, participent à l’émergence de pathologies.

Le phénomène de mondialisation et de développement économique et technologique a aussi une influence directe sur l’accroissement du risque infectieux, au travers notamment des facteurs suivants : accroissement des transports internationaux, globalisation des échanges commerciaux, à l’origine d’une intensification des échanges humains et des transports d'animaux et de marchandises alimentaires d'un continent à un autre, favorisant la diffusion rapide et sur de grandes distances des pathogènes ; nouvelles formes d’exploitation de l’espace (urbanisation, déforestation, colonisation de nouveaux milieux et grands travaux d’aménagements) ; conflits armés et tensions internationales d’un nouvel ordre, pouvant entraîner de vastes migrations forcées ; etc..

L’étude de processus émergentiels par nature multifactoriels peut faire appel au concept de système pathogène72, développé par H. Picheral, qui conçoit le milieu où apparaît et se développe une maladie de manière globale et intégrée. Les interrelations entre milieu naturel, santé et activités humaines créent des conditions spécifiques d’émergence et de transmission. L’émergence est liée aux propriétés intrinsèques des éco- et anthropo-systèmes, souvent 72

M. Sorre a auparavant posé les fondements de la géographie médicale moderne, avec le concept de complexe pathogène, ouvrant la voie à de multiples recherches sur la répartition des maladies, leurs facteurs de risque d’émergence, leur diffusion et leur impact

cryptiques, et qui rencontrent des conditions d’instabilité et d’amplification des risques qu’il convient d’étudier.

Enfin, au travers de l’invention de la théorie de pathocénose en 1969 (avec pour objectif initial de mieux appréhender l'histoire des maladies et une première application à l’étude des maladies dans l'Antiquité), M.D. Grmek offre un complément d’analyse. Ce terme, forgé sur celui de « biocénose », désigne l'état d'équilibre des maladies à un moment donné de l'histoire, dans une société donnée. Il introduit un aspect dynamique à l’étude des systèmes pathogènes, aspect essentiel au regard de la dimension spatio-temporelle des processus d’émergence. Les pathologies interagissent dans un espace fini dans des systèmes complexes, et tout bouleversement de ces interactions pourra donner lieu à l’émergence ou à la ré-émergence de maladies. La pathocénose tend naturellement vers un état d’équilibre dans une situation écologique qui varie dans des limites relativement étroites, mais des changements de facteurs externes peuvent produire des ruptures et créer des déséquilibres imposant des tendances nouvelles, comme l’apparition de maladies émergentes. On peut noter que ce processus de continuités/discontinuités dynamiques renvoie également aux bases conceptuelles de la démarche géographique (en particulier le rôle des discontinuités spatiales ou exceptions géographiques dans la compréhension des déterminants d’une maladie ; Handschumacher P., Hervouët J-P., 2004) et atteste plus généralement de l’intérêt de combiner approches temporelles et spatiales (idée de "pathologie historico-géographique", Hirsch A., 1860, renvoyant également, à l’origine, au « Traité des airs, des eaux et des lieux » d’Hippocrate). Les différents concepts évoqués peuvent finalement se combiner et aboutir à l’idée de géopathocénose, selon laquelle chaque zone géographique présente un triptyque espace- société-santé qui lui est propre. Tous les facteurs de rupture de l’équilibre ou de bouleversement de la pathocénose trouvent une inscription spatiale, et chaque combinaison de facteurs conditionne l’apparition ou le maintien des maladies sur un territoire donné. Caractériser la géopathocénose d’une maladie revient ainsi à étudier la géographie de ses déterminants et de leurs associations complexes, autrement dit à étudier les lieux où s’inscrivent les bouleversements de pathocénose, leur distribution spatiale et leurs conditions sociales intrinsèques.

Il est néanmoins important de mentionner que, dans notre cas d’étude, l’analyse, bien qu’intégrée à ces grands concepts et réflexions, ne rend pas compte de phénomènes spatiaux intrinsèques liés par exemple au contexte culturel et social d’une population, ou d’associations complexes entre facteurs. En effet, on s’intéresse au statut sanitaire de populations animales et non humaines, et à des facteurs extrinsèques liés à des processus de diffusion d’un agent pathogène (l’émergence étant ici principalement "réduite" à de la diffusion à moyenne et longue distance, cf. infra) et étudiés individuellement. Ceci constitue une des limites de notre étude en comparaison des objectifs plus ambitieux que peut relever la discipline de géographie de la santé lorsqu’elle fait appel aux sciences sociales (cf. conclusion) et s’intéresse plus largement aux « combinaisons de facteurs qui, sur un espace donné, exposent de manière différentielle des populations à des risques pathogènes exogènes, et qui distribuent inégalement dans l’espace des populations exposées à un risque donné » (Salem G., 1995). L’originalité de notre étude repose davantage sur la méthode employée pour caractériser un processus émergentiel, le différencier selon des critères spatio-temporels73, puis l’analyser à part entière ou de manière comparative74.

73

Le sens attribué au terme d’émergence dans le cadre de ce travail, et la méthodologie employée pour discriminer les foyers considérés comme émergents des autres selon des critères spatio-temporels, sont explicités plus en détails au § 4.2.1

74

Avant la soumission de l’article de Souris M. et al. en mai 2008, la caractérisation des points d’émergence de l’influenza aviaire n’avait jamais fait l’objet d’une analyse spécifique. De plus, aucune étude n’a jusqu’à présent été menée sur les facteurs de risques associés à l’émergence sensu stricto vs. la diffusion.