• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. L’étatisation des terrains ferroviaires 87

1.1. La territorialisation du projet spatial d’un réseau ferré national en France et en Italie

1.1.2. Un domaine public pour soutenir le projet spatial de l’État 97

Après avoir présenté les projets spatiaux de l’État qui ont participé à définir la forme, l’étendue et la rapidité de développement des systèmes ferroviaires français et italien, arrêtons- nous sur les régimes de propriété qui les ont soutenus. Comme ces projets, leur définition est une étape cruciale de l’étatisation des terrains ferroviaires. L’analyse porte sur deux lois, celle sur la police des chemins de fer de 1845 en France et celle des Travaux publics de 1865 en Italie. Toutes deux catégorisent les chemins de fer comme des routes nationales et avec les insèrent dans le domaine public de l’État. Cette inscription fait échapper ces espaces à l’imposition foncière, l’une des institutions du système politico-administratif de la ville européenne (Weber, 1982 [1921]: 29). Elle s’accompagne de prescriptions concernant les rapports ascendants que ce réseau doit entretenir avec les territoires qu’il traverse. Le régime domanial confère aux sites ferroviaires situés dans les villes les marques de la matérialité de l’État.

L’affirmation du pouvoir de l’administration ferroviaire française à travers la loi sur la police des chemins de fer

La catégorisation des chemins de fer décidée par l’État français dans les années 1840 s’inscrit dans la continuité du projet colbertiste de pénétration du territoire national par les grands réseaux de transport. En effet, le classement et la réglementation des espaces ferroviaires prévus par la loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer insèrent ce réseau dans la catégorie de la grande voirie. 14 De fait, les espaces ferroviaires se retrouvent dans le domaine public de l’État15.

Durant la préparation de cette loi, cette classification des chemins de fer est contestée par des parlementaires qui souhaitent assouplir certaines dispositions quant à l’alignement et aux distances à ménager par rapport à l’infrastructure. En réponse aux suggestions de la Commission de la Chambre des pairs, le ministre des Travaux publics fit

valoir qu’il était indispensable de classer explicitement les chemins de fer dans la grande voirie, pour éviter toute ambiguïté sur leur caractère, […] pour proclamer ainsi hautement un principe d’où découleraient l’imprescriptibilité16 des voies ferrées, l’extension des pouvoirs généraux de l’administration en matière de

grande voirie et, par exemple, le droit […] d’ordonner la destruction des édifices riverains menaçant de ruine. (Picard 1884: 466)

14 La grande voirie comprend toutes les communications d'intérêt général (routes nationales et départementales,

chemins de fer, fleuves et cours d'eau navigables).

15 Les deux premiers articles de la loi prévoient que « les chemins de fer construits ou concédés par l’État font partie de la

grande voirie » et que « sont applicables aux chemins de fer les lois et règlements sur la grande voirie ».

16 L’imprescriptibilité signifie que ces biens ne sont pas susceptibles d’action en revendication car l’usage par un

Le fait que cette classification n’aille pas de soi et vise à étendre les pouvoirs de l’administration tempère l’explication culturelle en termes de dépendance au chemin emprunté. Elle offre une compréhension plus stratégique de l’appropriation du réseau par les institutions de l’État. Cette qualité commune du chemin de fer avec les réseaux antérieurs va néanmoins s’institutionnaliser. En témoigne cet arrêt du Tribunal de Bayonne de 1866 qui décrète que les chemins de fer « sont par leur nature, leur destination et une déclaration expresse de la loi, parties

intégrantes de la grande voirie aussi bien que les routes, les fleuves et les canaux » (cité par Meylan 1966:

66).

La loi sur la police confère à l’Administration ferroviaire le pouvoir d’installation et de maintien de ce réseau sur les territoires. C’est la déclaration d’utilité publique qui fonde ce pouvoir, au moyen de l’expropriation si nécessaire. Ce pouvoir croissant de l’État sur la propriété privée17 fait l’objet de critiques, comme celle de ce juriste pour qui « le pouvoir exécutif,

en vertu de l'omnipotence qu'il s'est réservée, est le seul juge de l'utilité des travaux à exécuter. […] Tout est abandonné à l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. » (Paignon 1853: 12).

La loi sur la police ne se contente pas de catégoriser le chemin de fer, elle structure également les relations de ce réseau avec les territoires qu’il pénètre. Elle définit précisément les interactions entre cette infrastructure et les terrains, le cadre bâti et la population qu’elle rencontre sur son passage. Les définitions des dispositifs de clôture du domaine ferroviaire ou de distanciation des activités et des pratiques de l’infrastructure montrent que ce réseau est placé dans des rapports ascendants avec les territoires qu’il dessert. Ces dispositions sont articulées avec la définition des peines applicables à ceux qui les enfreindraient. Ainsi, à titre d’exemple, les articles 10 et 19 de cette loi prévoient que :

Si […] la sûreté publique ou la conservation du chemin de fer l'exige, l'administration pourra faire supprimer, moyennant une juste indemnité, les constructions, plantations, excavations, couvertures en chaume, amas de matériaux combustibles ou autres, existant, […] lors de l'établissement du chemin de fer. […] Quiconque, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou inobservation des lois ou règlements, aura involontairement causé sur un chemin de fer, ou dans les gares ou stations, un accident

17 La législation sur l’expropriation pour cause d’utilité publique s’est consolidée dans les années précédentes avec

les lois du 8 mars 1810, du 7 juillet 1833 et du 3 mai 1841. Elle est encore renforcée par les décrets du 26 mars 1852 et du 1er janvier 1859. Ils étendent les espaces qui peuvent faire l’objet d’une expropriation et réduisent les

possibilités de recours des propriétaires (Sauget 2009). Cet extrait d’un ouvrage de droit comparé montre l’articulation entre les règles domaniales, de déclaration d’utilité publique et d’expropriation dans le déploiement du réseau ferroviaire : « Tout chemin de fer suppose un acte qui le fasse naître à l’existence juridique ; et cet acte, c’est la déclaration d’utilité publique. Par cela même que cette déclaration confère à l’ouvrage projeté la qualité de chemin de fer (et plus précisément de chemin de fer d’intérêt général ou d’intérêt local), elle assujettit au régime de la grande voirie, et par conséquent au régime de la domanialité publique, les immeubles qui seront incorporés à cet ouvrage, les immeubles qui seront devenus partie intégrante du chemin de fer. » (Meylan 1966: 82)

qui aura occasionné des blessures, sera puni de huit jours à six mois d'emprisonnement, et d'une amende de cinquante à mille francs.

La loi de 1845 assortit donc l'inscription du chemin de fer dans la catégorie de la grande voirie à des dispositions relatives à la sûreté et à la sécurité. Ensemble, elles permettent d’asseoir ce domaine public dans les territoires où il s’insère.

Toutefois, l’observation des acteurs et des procédures d’installation du domaine ferroviaire invite à nuancer l’idée d’une imposition unilatérale, par l’État, du réseau aux territoires. C’est certes le préfet qui désigne par arrêté les propriétés dont la cession est nécessaire à la création d’une ligne, sur la base de la définition des tracés par les compagnies qui déterminent dans le détail les itinéraires. Mais, ce sont ensuite des commissions formées de membres des conseils généraux, établies dans chaque commune traversée qui sont chargées de confronter les points de vue des maires, des propriétaires et des compagnies concessionnaires au sujet des conséquences foncières de ces tracés. Ce système des commissions a pour but explicite de représenter les différents intérêts, à la fois publics et privés, locaux et nationaux18. Les indemnités de cession des terrains sont proposées par des « appréciateurs » mandatés par les compagnies. Selon la loi de 1810, ils doivent « avoir égard aux

baux actuels, aux contrats de vente passés antérieurement, et néanmoins aux époques les plus récentes, soit des mêmes fonds, soit des fonds voisins et de même qualité ». Les appréciations se font donc à la valeur de

marché. Cette valeur est estimée à partir de la comparaison des transactions passées à proximité. De plus, en cas de désaccord sur les indemnités d’expropriation, des recours peuvent être engagés par les propriétaires auprès du tribunal civil. En résumé, l’implantation du réseau et les indemnisations qui en résultent font l’objet d’une négociation, parcelle après parcelle, entre les parties prenantes.

La réglementation des chemins de fer est partie prenante de la loi d’unification du Royaume d’Italie

Vingt après le règlement français sur la police des chemins de fer, la loi italienne sur les travaux publics opère une catégorisation similaire. Cette loi est partie prenante d’un dispositif législatif plus large, « pour l’unification administrative du royaume d’Italie » du 20 mars 1865, dite Legge Lanza, du nom du ministre de l’Intérieur de l’époque. Parce qu’elle transpose à l’Italie unifiée l’organisation administrative du royaume de Sardaigne (elle-même inspirée du

18 Un arrêt de la cour de cassation du 3 juillet 1839 précise ainsi que « le nombre de ses membres a été calculé de telle sorte

que les divers intérêts qu'il s'agit de concilier dans toute affaire d'expropriation pour cause d'utilité publique y fussent représentés ; qu'ainsi, le préfet et l'ingénieur stipulent, dans l'intérêt de l'expropriation requise, le maire de la commune, dans l'intérêt de la localité, soit opposé, soit conforme à l'expropriation, et les quatre membres du Conseil général du département ou du Conseil d'arrondissement, dans l'intérêt sainement apprécié, soit de la propriété privée, soit de l'utilité générale » (cité par Paignon 1853: 20).

modèle napoléonien), cette loi est considérée comme un des actes majeurs de la ‘piémontisation’ de l’Italie. Dans la mesure où elle comprend le cadre qui va réguler les grands réseaux territoriaux, cette loi met en relation les volets organisationnel et matériel de la construction de l’État.

L’annexe F de ce dispositif législatif définit la « loi fondamentale sur les travaux publics ». Elle stipule d’abord les compétences du ministère du même nom sur les grands réseaux de communication du pays : ports, voies de navigations, routes, télégraphes et chemins de fer. La loi envisage les chemins de fer dans le même cadre que les autres réseaux. Elle insère les voies ferrées dans la catégorie des routes nationales tout en les positionnant sous la « surveillance » du ministère des Travaux publics (article 1), « afin d’assurer l’intérêt

économique de l’État et d’assurer la sécurité, la ponctualité et la régularité »(article 4). Puisque « le sol des

routes nationales est la propriété de l’État » (article 22), il en va de même pour le réseau ferroviaire

principal19. Par la même occasion, l’État étend le pouvoir d’expropriation pour cause d’utilité publique à ce réseau (article 225). Enfin, le Code civil également établi la même année20 inclut les voies nationales dans le domaine public. En résumé, comme en France, le système ferroviaire est envisagé comme un grand réseau territorial s’appuyant sur le régime de la domanialité publique.

Après les avoir associées aux autres réseaux dans les premiers articles, le « titre 5 » de cette loi porte spécifiquement sur les voies ferrées. Il définit d’abord le régime des concessions (articles 242 à 300), puis les articles précisent un à un les pentes, les rayons de courbure, les largeurs des voies, les pentes des talus, qui forment l’architecture de cette infrastructure. Ils s’attachent également à fixer les rapports avec les environnements naturels ou bâtis traversés : les franchissements, les servitudes, les distances avec les premières constructions existantes ou futures, etc. L’État s’incarne aussi dans les qualités géométriques de ses réseaux. Les rédacteurs de la loi ont aussi pris soin de définir les pratiques admises aux abords ou sur le domaine ferroviaire et de les accompagner des peines relatives à leurs non-respects (articles 301 à 318)21. Ce texte rappelle donc en tout point la loi de police des chemins de fer dans la manière de placer cette infrastructure dans des rapports ascendants vis-à-vis des territoires qu’elle traverse. Dès lors, il est possible d’en tirer des conclusions similaires à propos de la classification des terrains ferroviaires. Elle s’insère dans le double projet d’unification des

19 Selon le décret n°2358 du 25 juin 1865. La nature domaniale des voies ferrées a été mise en doute par le décret

n° 827 du 23 mai 1924 qui les a classé parmi les « biens patrimoniaux » de l’État. Le code civil de 1942 réaffirme que les voies ferrées italiennes appartiennent au domaine public (Parisio 2008).

20 Article 427 de la loi n°2358 du 25 juin 1865.

provinces et de déploiement de l’État sur le territoire national poursuivi à travers la réalisation du réseau ferroviaire.

Les territoires français et italien traversés par le réseau ferroviaire se trouvent réorganisés à la fois sur le plan matériel et sur celui des pratiques. Cette réorganisation s’appuie sur une législation qui établit et protège le domaine qui va supporter ce nouveau réseau. Dès le milieu des années 1840 en France, juste après l’unification en Italie, le cadre institutionnel garantit à l’État la propriété et le contrôle de ce domaine. Le processus d’étatisation des espaces ferroviaires est donc engagé dès la moitié du 19e siècle. Il participe à la construction de la dimension matérielle de ces deux États. Pourtant, ce réseau n’est pas imposé par l’État aux villes françaises et italiennes.

1.1.3. Un assemblage de ressources hétérogènes pour installer le chemin de