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Chapitre 2. Le problème 'urbanistique' des modes d’occupation ferroviaire des

2.4. Une mise en cause continue de l’Areale de Bolzano restée sans effets 178

2.4.1. Le Haut Adige : entre modèle de planification et tensions intergouvernementales 178

Après les « 600 jours » de gouvernement du Haut-Adige par les nazis entre septembre 1943 et mai 1945, ce territoire, revendiqué par l’Autriche, revient à l’État italien après-guerre. Dès 1948, il fait cependant l’objet d’un statut particulier, avec la création de la région autonome du Trentin-Haut-Adige140 à laquelle sont conférées des compétences législatives, administratives et financières. La communauté de langue allemande considère que l’insertion du Haut-Adige dans cette Région ne garantit pas son autonomie, d’autant que les Italiens y deviennent, au total, majoritaires.

Ce sentiment se radicalise dans les années 1950 et 1960. En effet, le Südtiroler

Volkspartei (parti populaire sud-tyrolien), initialement créé par des résistants au nazisme de

langue allemande, se ‘droitise’ autour de revendications ethniques et autonomistes. Parallèlement, des actions terroristes visent des symboles, des institutions et des infrastructures de l’État italien. L’ONU convoque par conséquent les gouvernements italien et autrichien en octobre 1960 afin de régler les différends. Une « Commission des 19 » est mise en place en 1961 pour définir le statut de la Province. Dix ans plus tard, la Province obtient et renforce les compétences exercées par la Région. S’ensuit une longue procédure administrative qui ne se conclut qu’en 1992. Cette période est ponctuée d’actions terroristes, désormais réparties entre le mouvement sécessionniste d’extrême droite et des cellules nationalistes néofascistes italiennes, opposées à l’autonomie de la Province. Au terme de ce

140 Ce statut fait suite à la signature de l’accord De Gasperi-Gruber entre l’Italie et l’Autriche le 5 septembre 1946.

Il garantit la protection de la langue et de la population allemande. Il est inscrit dans la nouvelle constitution italienne de janvier 1948 (article 116).

processus, la Région existe encore administrativement, mais elle est vidée de ses compétences141. La Province de Bolzano possède une autonomie législative dans de nombreux domaines, dont celui de l’urbanisme, et financière (90 % des revenus fiscaux restent dans le territoire). La Province est gouvernée par le Südtiroler Volkspartei depuis 1972. Le parti détient la majorité absolue jusqu’en 2013.

Dans ce contexte, la présence matérielle de l’État, renforcée pendant la période fasciste, a été mise en cause. Nous avons mentionné les attentats qui visent notamment des casernes et les réseaux électriques et ferroviaires. Un projet de loi rédigé en 1977 à l’initiative du Südtiroler Volkspartei et de partis de centre gauche italiens propose de démolir les édifices fascistes de la ville. Ce texte n’aura pas de suite, mais certains édifices fascistes, comme le « monument à la victoire », continuent aujourd’hui de provoquer de vives polémiques142. En outre, la construction de logements sociaux par l’État dans la partie italienne de la ville est contestée puis interrompue dans les années 1950 et 1960, car considérée comme le prolongement de la politique de peuplement de la période fasciste143.

Le décret qui fixe le statut d’autonomie en 1972 prévoit d’importants transferts de propriété de l’État à la Province, notamment les logements sociaux et les lignes de chemin de fer régionales144. De plus, lorsque les terrains de l’État sont désaffectés, la Province en revendique la possession. Ainsi, lors d’une conférence sur la domanialité militaire à Rome, l’un des fondateurs du Südtiroler Volkspartei demande que les biens qui ne sont « plus utilisés, ni

objectivement susceptibles de l’être à nouveau pour la défense nationale » soient attribués à la collectivité

territoriale (Benedikter 1981 : 18). Il justifie cette doléance par « l’exigence de pouvoir disposer de ces

biens pour des ouvrages et des équipements publics, mais aussi pour de nouveaux développements résidentiels ou productifs [qui] s’est faite toujours plus prégnante depuis l’après-guerre et ne peut plus être repoussée » (p.18).

Il demande aussi la démolition des bunkers qui « défigurent » le paysage. Dans la même allocution, cette « exigence » est liée au problème de l’étalement urbain (consumo del suolo). Pour le

141 La Région est le regroupement formel des deux Provinces autonomes. Sa présidence est assurée

alternativement par les présidents de chaque province au cours de la législature. La Région n’entretient pas de rapports directs avec l’État qui possède un Préfet pour chaque Province.

142 Le monument à la victoire a été édifié entre 1926 et 1928. Il est inséré dans l’extension urbaine du plan

régulateur général élaboré par le même architecte. Le Südtiroler Volkspartei et des partis de gauche demandent sa destruction dans les années 1970. Après la décision de la municipalité de renommer la place en 2001, un référendum local décide de la restitution de l’appellation établie sous le fascisme.

143 La manifestation de Castel Firmiano menée par le Südtiroler Volkspartei en 1957, la plus importante dans

l’histoire du processus d’autonomisation du Haut-Adige, avait pour motif le projet de réalisation d’un complexe d’habitat social par l’organisme national de l’INA-Casa.

144 Les articles 66 à 68 du décret présidentiel n°670 du 31 août 1972 prévoient que les routes, autoroutes, voies

ferrées et aqueducs d’intérêt régional, les forêts domaniales et les bâtiments administratifs soient transférés à l’autorité provinciale. Les biens du domaine militaire et les espaces qui soutiennent un service de caractère national, comme les grandes lignes ferroviaires, sont exclus de ce transfert.

parti autonomiste, les terrains militaires désaffectés sont un lieu d’urbanisation préférable au sol agricole.

La lutte contre l’étalement urbain, au motif de la défense des terres agricoles, est l’un des principes fondamentaux du « modèle sud-tyrolien ». Ce modèle se présente à la fois comme une explication et un cadre pour le fonctionnement de ce territoire145. Il est suffisamment lâche et consensuel pour être mobilisé par des acteurs territoriaux socialement, économiquement et politiquement divers. La défense de l’environnement et du paysage côtoie des revendications de nature identitaire. Les tentatives de le caractériser « scientifiquement » mêlent des facteurs géomorphologiques, économiques et culturels pour révéler une « symbiose

environnementale entre un peuple et son territoire » (Pasquali et al. 2002 : 15)146. Sans s’étendre sur la réalité ou les fondements idéologiques du modèle, soulignons qu’il se traduit dans certaines règles et pratiques du gouvernement de la planification et des transformations du territoire. Le modèle désigne et protège avant tout la dimension rurale du territoire. La ruralité est conçue à la fois comme une ressource pour l’économie touristique et une condition pour le maintien de la spécificité culturelle et ethnique de la société locale (Diamantini 1998). Elle se traduit par exemple par le soutien à l’agriculture traditionnelle, la lutte contre l’urbanisation des terres agricoles et la protection des villages de montagne147. Cette idéologie ruraliste se répercute dans la planification de Bolzano qui apparaît comme une « ville comprimée ». De fait, sa croissance a été inférieure à celle du reste de la Province depuis 1971, du fait d’un contrôle strict de son expansion par les autorités provinciales (Zanon 2013 : 20).

Outre la protection des terrains agricoles et la limite de l’urbanisation, le mode de gouvernement des développements urbains de la Province, se caractérise également par la proportion élevée de logements sociaux dans les opérations. Ces proportions ont augmenté depuis une loi provinciale de 1972, pour atteindre aujourd’hui entre 55 et 60 % des logements selon la taille des opérations. 70 000 logements sociaux ou aidés (agevolati) ont ainsi été créés dans les 1500 zones d’aménagement de la Province. Plus largement, les « standards urbanistiques » consacrent la moitié des surfaces des développements urbains à des

145 La formulation et la promotion de ce modèle sont portées par l’Academia Europea di Bolzano (EURAC),

organisme de recherche parapublic financé par la Province.

146 Le modèle est également construit en comparaison des « modèles » de la Vénétie (Cacciari 1975) ou de la

troisième Italie (Bagnasco 1977) élaborés précédemment.

147 Les documents de planification produits par la Province, du Programma di Sviluppo per il Trienno 1980-82

au Piano Provinciale di Sviluppo e di Coordinamento Territoriale, actuellement en vigueur, institutionnalisent ces principes. Ce dernier pose parmi ses principes que la « carence de terrains et la sauvegarde de l’environnement continueront de rester, par la force des choses, les réalités de fond sur lesquelles devront se ranger chaque décision économique et politique en Haut- Adige » (Lerop, 2005 : 22).

équipements et des espaces publics, privilégient les programmes de logements tout en limitant les densités (3,5 m3/m2 dans les zones d’urbanisation)148. Les opérations d’urbanisme sont déléguées à des opérateurs privés, mais l’action publique trouve de puissants relais dans les entreprises d’infrastructure et de services urbains et les organismes de logements sociaux contrôlés par la Province et les villes149.

Ce système se complique dans la capitale provinciale, notamment sur la question du gouvernement urbain. Bolzano est peuplée aux trois quarts par des habitants de langue italienne depuis la politique de peuplement fasciste. Si une part est liée à la droite nationaliste, une alliance historique entre le Südtiroler Volkspartei et les démocrates chrétiens a gouverné la ville, de l’après-guerre jusqu’au début des années 1990. Cette alliance se prolonge depuis avec le parti de centre gauche150. Malgré cette alliance, les rapports entre la Province et la Ville sont historiquement conflictuels et dominés par la première. En effet,

La province autonome est gouvernée principalement par des représentants de la périphérie [rurale] avec par conséquent des conflits (parfois féroces) entre les administrations municipale et provinciale, cette dernière étant le vrai lieu du pouvoir, dans la mesure où elle décide des lois, contrôle les flux financiers, approuve les plans locaux [d’urbanisme], etc. (Zanon 2013 : 28)

En outre, la Province et la Ville de Bolzano diffèrent par les modes de gouvernement. À l’échelon provincial, les décisions stratégiques et d’allocation de ressources sont prises par l’exécutif, sinon par son président « qui (de facto) contrôle également de nombreuses agences et entreprises

via les dirigeants qui siègent à leur conseil d’administration » (Zanon 2013 : 33). À l’échelon communal,

les choix sont faits par le conseil municipal, par un jeu complexe d’alliances entre partis. Cette différence accentue l’opposition des deux institutions. La municipalité reproche à la Province son dirigisme et son ingérence dans les affaires urbaines, la Province quant à elle juge la municipalité incapable de prendre des décisions du fait de son système partisan.

Cette conflictualité s’exprime particulièrement dans le champ de l’aménagement urbain. Dans ce domaine, la Province prédéfinit les opérations en amont à travers un cadre réglementaire strict (standards, densités, périmètres, etc.). Elle les contrôle également en aval,

148 À Bolzano, la loi provinciale prévoit par habitant : 5,5 m2 pour les écoles, 3 m2 pour les activités d’intérêt

général, autant pour les jeux d’enfants et les parkings, 2,5 m2 pour les espaces verts et 3,5 m2 pour les

équipements sportifs (Provincia Autonoma di Bolzano 1995: 160).

149La Ville de Bolzano contrôle ainsi les entreprises de services urbains dans le domaine des déchets et dans les

services sociaux. Elle a des parts dans la compagnie énergétique provinciale, dans l’entreprise de transport public, dans le marché de gros et dans le parc des expositions de la ville. Elle détient des parts de l’autoroute du Brenner, tout comme la Province (Zanon 2013: 31). Cette dernière possède la compagnie de trains régionaux, ainsi que des parts dans la compagnie en charge de la réalisation du tunnel du Brenner.

150 Suite à l’effondrement de la Démocratie Chrétienne après l’affaire de Tangentopoli, le parti s’est fragmenté en

plusieurs entités. Les forces politiques de centre-gauche ont changé à plusieurs reprises de nom. Aujourd’hui, le parti dominant et le Partito Democratico qui rassemble l’essentiel des partis antérieurs.

à travers des procédures d’autorisation. Nous verrons combien cette structure politique influe sur le leadership, les ressources et les choix du réaménagement de l’Areale. Retenons que, au- delà de ce conflit structurel, la ville comme la province se signalent par leur prospérité, même comparées aux riches villes de la vallée de l’Isarco (Vérone et Trente)151.

2.4.2. Le blocage du déménagement ferroviaire par le système institutionnel