23. Selon H. Battifol et P. Lagarde, la différence des méthodes d’attribution n’est pas un
obstacle insurmontable à la transposition de la nationalité aux sociétés
63. D’après un autre
point de vue, la distinction des méthodes permet de conclure que la nationalité des sociétés
« est une autre espèce du même genre, moins sujette à la domination de l’idée de
souveraineté »
64. MM. Mayer et Heuzé partagent aussi cette opinion. Ils reconnaissent que la
personnalité physique n’est jamais qu’un bienfait de la loi
65, aucun être ne possède la
personnalité juridique naturellement. Par conséquent, le concept de personnalité est unique :
quelque soit l’être auquel on l’applique, c’est l’aptitude à être titulaire de droits. La nationalité
59 M. Menjucq, Droit international et européen des sociétés, op. cit., n° 13.
60 L. Mazeaud, art. précité.
61 B. Goldman, Cours de droit du commerce international, 1970-1971.
62 H. Battifol et P. Lagarde, Traité de droit international privé, 2ème éd., LGDJ, Paris, 1993, n° 193, p. 333.
63 Ibid.
64 B. Ancel et Y. Lequette, op. cit., p. 466.
65 P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 10ème éd., Domat droit privé, Montchrestien, Paris, 2010, n° 1043 et s.
des personnes morales n’est pas nécessairement de la même nature que celle des personnes
physiques. Ces auteurs font valoir que les opposants à cette théorie ont une « position de
repli »
66, qui consiste à mettre en évidence les différences qui opposent personnes physiques
et personnes morales. S’agissant de l’élément affectif, les auteurs font valoir que
l’appartenance sociologique à un Etat ne serait que l’expression d’une nationalité de fait
67. La
langue, l’histoire commune, la culture ou la mentalité sont des éléments de définition de la
nationalité des personnes physiques qui relèveraient de la nationalité de fait. Quant à la
nationalité de droit, elle est déterminée par les Etats selon des critères qui leur sont propres.
De ce point de vue, l’image utilisée par B. Goldman qui compare le jus soli au siège social est
intéressante puisqu’il s’agirait là du critère d’attribution d’une nationalité aux sociétés.
24. Si l’on refuse d’étendre la nationalité aux sociétés, elles courent notamment le danger
de ne pas pouvoir invoquer la protection diplomatique de leur Etat en cas de préjudice à
l’étranger
68. Cette position de rejet est difficilement recevable et aucun Etat dans le monde n’a
intérêt à voir l’une de ses sociétés faire l’objet de mesures coercitives à l’étranger sans réagir.
L’exemple le plus extrême serait celui d’une société faisant l’objet d’une nationalisation
forcée sans une juste compensation de l’Etat étranger. Une jurisprudence constante de la Cour
internationale de justice admet les Etats à protéger sur le plan diplomatique leurs sociétés
nationales. En outre, la Cour internationale de justice va plus loin dans l’analogie avec la
nationalité des personnes physiques en affirmant que la nationalité des personnes doit être
déterminée en principe par application des règles de l’Etat dont la nationalité est en cause.
Ainsi, le droit d’exercer la protection diplomatique appartient à « l’Etat sous la loi duquel la
société s’est constituée et sur le territoire duquel elle a son siège social »
69. Il n’y a qu’une
seule nationalité que l’on peut appliquer indifféremment aux personnes physiques et aux
66 Ibid. ; V. Niboyet, Traité de droit international privé, op. cit. Les critères d’attribution peuvent être les mêmes mais les effets de l’allégeance sont différents : une société n’a pas de droits civils et politiques. La nationalité des sociétés est donc dépourvue de tout caractère affectif.
67 P. Mayer et V. Heuzé, op. cit., n° 1043 et s.
68 Frossard, art. précité, n° 5, p.15.
69 CIJ, 5 février 1970, aff. « Barcelona Traction », Rec. 1970, p. 3 ; v. aussi Ph. Franceskakis, Rev. crit. DIP 1970, p. 609.
personnes morales
70. L’arrêt « Barcelona Traction » a appliqué le critère du siège social, mais
dans un arrêt ultérieur la Cour internationale de justice a fait usage du critère du contrôle pour
reconnaître le droit à un Etat de pouvoir protéger les personnes physiques actionnaires d’une
société
71. Il semblerait que la Cour internationale de justice ne penche pas en faveur d’un
critère précis, elle laisse à chaque Etat souverain la liberté d’appliquer son propre critère de
rattachement juridique.
25. Bien que ne contestant pas l’analogie entre personnes physiques et personnes morales,
certains auteurs sensibles à l’argumentation de Niboyet repoussent cette définition proposée et
préfèrent reconnaître la nationalité dans « la compétence personnelle étatique opposable aux
autres Etats »
72. Plus que par les fonctions qui lui sont assignées – détermination de la loi
applicable, jouissance des droits, protection diplomatique – la nationalité des sociétés se
caractériserait par l’exclusivité de compétence qu’elle confère à un Etat de régir le statut
juridique de la société
73. Un auteur ne souscrit à aucune de ces définitions et affirme que
l’analogie avec les personnes physiques n’apparaît pas dans le lien rattachant la personne à
l’Etat, politique pour les individus, juridique pour les sociétés mais dans la fonction de la
nationalité qui consiste à établir un lien stable avec l’Etat
74. Cette définition est assez vague
mais elle a le mérite de souligner les fonctions de la nationalité des sociétés. Un auteur
favorable à la nationalité des sociétés affirme même qu’une occasion pour définir la
nationalité des sociétés a été manquée lors du vote de la loi du 24 juillet 1966
75. Selon J.
Frossard, « la loi de 1966 est prudente en ces termes ; le législateur n’a pas posé de règles,
dans un domaine voisin de celui qui est l’objet de notre propos, qu’en matière de conflits
(article 3), même lorsqu’il utilise, de façon peut-être impropre, le mot nationalité (articles 60
et 154). Nous ne disposons pour l’instant d’aucun texte à portée générale ». Les réticences de
70 P. Mayer et V. Heuzé, op. cit., n° 1044, in fine.
71 CIJ, 20 juillet 1989, aff. « Elettronica Secula », Rec. 1989, p. 15 ; B. Stern, « La protection diplomatique des investisseurs internationaux », JDI 1990, p. 897 ; P. Juillard, « L’affaire Elettronica Secula : procès sur un traité ou procès d’un traité », Ann. franç. de dr. intern., 1989, vol. 35, n° 35, pp. 276-297. En l’espèce, la Cour a admis la recevabilité de la protection dans un cas où l’Etat défendeur était l’Etat national de la société.
72 L. Lévy, thèse préc., n° 17 ; P. Mayer, op. cit., n° 836, p. 546.
73 En ce sens, L. Lévy, thèse préc., p. 40 ; v. aussi P. Louis-Lucas, « Remarques sur la nationalité des sociétés », JCP 1953, I, 1104.
74 H. Synvet, op. cit., p. 162, n° 184.