l’exigence de l’existence d’un rapport de concurrence comme condition de recevabilité
de l’action en concurrence déloyale
94. Cette évolution implique que l’on soit
progressivement passé d’un droit des concurrents à un droit des professionnels. Certains
auteurs militaient en faveur de l’inclusion des normes régissant la concurrence déloyale
dans l’ordre public de direction en se fondant sur la qualification d’infractions pénales
des comportements qu’elles régissent
95. Cette opinion ne fait cependant pas l’unanimité
au sein de la doctrine française
96. Seules certaines dispositions visant à protéger à la fois
les intérêts privés des professionnels et ceux du marché pourraient être considérées
comme relevant de l’ordre public. Il en va ainsi des dispositions codifiées en France
dans le Code de Commerce qui visent à réguler les pratiques restrictives de concurrence
afin de garantir la loyauté de la concurrence. Sont par exemple inclues dans la catégorie
des pratiques restrictives de concurrence les comportements visés dans les articles L.
441-6 III et L. 442-6 I du Code de Commerce visant à assurer la loyauté des
transactions commerciales dans les relations entre producteurs et distributeurs et qui
régissent les conditions commerciales discriminatoires, l’obtention d’un avantage
commercial injustifié ou disproportionné, l’abus de dépendance, les primes de
référencement, la menace de rupture abusive de relations commerciales, la rupture de
relations commerciales établies, l’interdiction de revente hors du réseau de distribution,
ou les conditions de règlement abusives ou discriminatoires. Ces comportements sont
illégaux et peuvent être sanctionnés en France soit par le prononcé de
dommages-intérêts, soit par le prononcé d’une sanction pénale. D’autres types de pratiques sont
interdites et sanctionnées pénalement, comme par exemple les prix minimums
94
Sur cette question, notamment, Y. SERRA, « L’évolution de l’action en concurrence déloyale en droit français », dans Mélanges en l’honneur de Bernard Dutoit, Comparativa, Librairie Droz, Genève, 2002, pp.287-296, spéc. p. 289 et suiv.
95 C. GIVERDON, « Les délits et quasi-délits commis par le commerçant dans l’exercice de son commerce », R.T.D.Com. 1953, pp.855-867.
96
M.-A. FRISON-ROCHE, « Les principes originels du droit de la concurrence déloyale et du parasitisme », op. cit.
imposés
97, la revente à perte
98, le paracommercialisme
99ou la pratique de prix
abusivement bas
100.
20.- Les règles régissant les actes de concurrence déloyale commis dans les
relations entre professionnels participent à la préservation de l’équilibre dans les
moyens de la concurrence. En revanche, elles ne concourent en tant que telles ni à la
préservation d’intérêts publics ni à la régulation du marché comme peuvent le faire les
règles régissant les pratiques anticoncurrentielles ou les actes restreignant la
concurrence. La théorie de la concurrence déloyale est extrêmement utile, car elle
fournit un fondement juridique pour la sanction de nombreux comportements qui
portent atteinte à la loyauté de la concurrence, et qui ne pourraient pas être sanctionnés
sur d’autres fondements. Pour assurer la réparation du dommage causé par un acte de
concurrence déloyale, le professionnel lésé peut intenter une action en concurrence
déloyale fondée sur les règles relatives à la responsabilité civile délictuelle, soit, en
France, l’article 1382 du Code civil. La finalité du droit des actes de concurrence
déloyale réside par conséquent dans la préservation des intérêts privés des
professionnels, et les normes qui les régissent ne relèvent pas de l’ordre public de
direction.
§.2. La régulation des comportements entre professionnels et consommateurs
21.- L’extension de la fonction sociale des règles nationales relatives à la
concurrence déloyale à la protection des intérêts des consommateurs – En retenant
la tromperie du public sur la nature ou les caractéristiques des produits comme exemple
d’actes de concurrence déloyale, l’article 10 bis de la Convention d’Union de Paris,
initialement conçu comme visant la protection des intérêts particuliers des concurrents,
97 Article L. 442-5 du Code de Commerce. 98 Article L. 442-2 du Code de Commerce. 99
Article L. 442-7 du Code de Commerce. 100 Article L. 442-9 du Code de Commerce.
laisse la porte ouverte aux Etats pour la prise en compte et la protection des intérêts des
consommateurs
101. La flexibilité instaurée par l’article 10 bis de la Convention d’Union
de Paris a permis l’aménagement progressif des règles régissant la concurrence
déloyale afin de tenir compte des effets néfastes des comportements déloyaux sur les
consommateurs. Dans ses Dispositions types sur la protection contre la concurrence
déloyale
102, l’Organisation Mondiale pour la Propriété Intellectuelle reconnaissait que la
protection contre la concurrence déloyale devrait aujourd’hui être assurée par les Etats
de manière équivalente pour les professionnels ou les concurrents et pour les
consommateurs. Une illustration du lien existant entre la protection des intérêts des
concurrents et des intérêts des consommateurs contre les comportements déloyaux
réside dans la notion d’équilibre dans les moyens de la concurrence, qui a permis
d’intégrer progressivement l’objectif de préservation des intérêts des consommateurs au
sein des finalités du droit de la concurrence déloyale
103. En France, les études réalisées
montrent que l’objectif de sauvegarde des intérêts des consommateurs n’est pas étranger
au droit de la concurrence en général, et au droit de la concurrence déloyale en
particulier. Un acte de concurrence déloyale commis entre deux professionnels (ou
concurrents) peut tout d’abord affecter de manière indirecte les intérêts des
consommateurs
104. Si la concurrence n’est pas effective et loyale, le consommateur ne
peut en effet bénéficier de ses bienfaits sur l’ajustement des prix par l’offre et la
demande. Il est ensuite admis que l’un des objets du droit de la concurrence consiste en
la recherche du bien-être des consommateurs. Le droit de la consommation et le droit de
la concurrence poursuivent alors des finalités communes
105. En tant que composante du
droit du marché et de la discipline du droit de la concurrence, le droit de la concurrence
déloyale peut appréhender les pratiques commerciales déloyales qui portent atteinte aux
101
En ce sens, M. HÖPPERGER and M. SENFTLEBEN, “Protection Against Unfair Competition at the International Level – The Paris Convention, the 1996 Model Provisions and the Current Work of the World Intellectual Property Organization”, in R. M. HILTY and F. HENNING-BODEWIG (Eds), Law Against Unfair Competition. Toward a New Paradigm in Europe?, op. cit., pp.62-76, spéc. p. 67.
102
OMPI, Dispositions types sur la protection contre la concurrence déloyale, op. cit..
103 De manière plus générale, M.-S. PAYET, Droit de la concurrence et droit de la consommation, op. cit., spéc. p.23 et suiv.
104
D. FERRIER, « Droit de la concurrence et droit de la consommation », JCP E 2000, p.36.
105 G. CANIVET, « Droit de la concurrence et droit de la consommation : complémentarité ou divergences ? », Revue Lamy de la Concurrence 2006, n°9, pp.134-165, spéc. p.135, qui considère que le droit de la concurrence « est (…) aussi un droit de protection du consommateur comme l’est le droit de la consommation », le premier s’attachant à « l’agent économique (…), au consommant », alors que le second prend en considération « l’être juridique (…), le sujet de droit, dont la protection s’inscrit dans l’analyse d’un rapport de force inégal, d’un risque contractuel asymétrique ».
intérêts économiques des consommateurs, afin de garantir leur bien-être
106. La
régulation des comportements déloyaux affectant les intérêts des consommateurs peut
alors, selon les Etats, être opérée sur le fondement du droit de la concurrence, du droit
des obligations, ou du droit spécial de la consommation
107.
22.- Le droit communautaire des pratiques commerciales déloyales et la
protection des intérêts économiques des consommateurs – La Directive 2005/29/CE
du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005 relative aux pratiques
commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché
intérieur
108(ci-après la Directive sur les pratiques commerciales déloyales) a été
adoptée sur le fondement de l’article 153, paragraphes 1 et 3, point a) du Traité CE.
L’intervention communautaire doit favoriser la réalisation de l’objectif de renforcement
de la protection des consommateurs, énoncé dans l’article3, t) du Traité CE, et qui
consistent, notamment, en la promotion des intérêts économiques des consommateurs et
de leur droit à l’information, ainsi que la garantie d’un niveau élevé de protection
109.
Les dispositions régissant les pratiques commerciales déloyales sont par conséquent
imprégnées des objectifs communautaires, et de la politique de protection des
106
D. FERRIER, « Droit de la concurrence et droit de la consommation », ibid, p.36.
107 R. HILTY, “The Law Against Unfair Competition and Its Interfaces”, op. cit., spéc. p.7; pour une comparaison des droits européens, voir J. STUYCK, “La théorie de la concurrence déloyale et l’intérêt des consommateurs », Concurrence et consommation 1994, pp.95-109 ; la protection des intérêts des consommateurs contre la concurrence déloyale a parfois été expressément prévue lors de l’adoption d’une loi spéciale sur la concurrence déloyale. Ainsi, par exemple de la loi belge sur les pratiques du commerce, qui inclut des dispositions relatives à la publicité ou à certaines méthodes de vente : Pour un aperçu, voir J. STUYCK, “Belgian Report: Example of an Integrated Approach”, in R. M. HILTY and F. HENNING-BODEWIG (Eds), Law Against Unfair Competition. Toward a New Paradigm in Europe?, op. cit., pp. 139-150.
108 Directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur, J.O.C.E. L149/22 du 11 juin 2005 ; J. STUYCK, E. TERRYN et T. VAN DYCK, “Confidence Through Fairness? The New Directive on Unfair Business-To-Consumer Commercial Practices in the Internal Market”,
Common Market Law Review 2006, pp.107-152; L. GONZALEZ VAQUE, « La directive 2005/29/CE relative aux pratiques commerciales déloyales : entre l’objectif d’une harmonisation totale et l’approche d’une harmonisation complète », RDUE 2005, n°4, pp.785-802 ; C. HANDIG, “The Unfair Commercial Practices Directive – A Milestone in the European Unfair Competition Law?”, Business Law Review
2005, vol.16, n°16, pp.1117-1132; M. LUBY, « La directive 2005/29 sur les pratiques commerciales déloyales (une illustration de la nouvelle approche prônée par la Commission européenne) », Europe
2005, p.6-10.
109 Article premier de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales: «L’objectif de la présente directive est de contribuer au bon fonctionnement du marché intérieur et d’assurer un niveau élevé de protection des consommateurs en rapprochant les dispositions législatives, règlementaires et administratives des Etats membres relatives aux pratiques commerciales déloyales qui portent atteinte aux intérêts économiques des consommateurs».
consommateurs. Le champ d’application matériel de la Directive sur les pratiques
commerciales déloyales est relativement large. L’expression «pratiques commerciales
déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs» est en effet définie comme
visant «toute action, omission, conduite, démarche ou communication commerciale, y
compris la publicité et le marketing, de la part d’un professionnel, en relation directe
avec la promotion, la vente ou la fourniture d’un produit aux consommateurs
110». Il est
cependant limité aux relations entre professionnels et consommateurs, et ne s’étend pas
à la protection des professionnels contre les actes de concurrence déloyale
111. Le
consommateur protégé contre de telles pratiques s’entend de «toute personne physique
ou morale qui (…) agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité
commerciale, industrielle, artisanale ou libérale
112», alors que le professionnel est
défini comme «toute personne physique ou morale qui (…) agit à des fins qui entrent
dans le cadre de son activité, commerciale, industrielle, artisanale ou libérale, et toute
personne agissant au nom et pour le compte d’un professionnel
113».
23.- L’influence multiple du droit des pratiques commerciales déloyales – Si
les règles relatives aux pratiques commerciales déloyales se rattachent, par leur objectif
de maintien d’une concurrence effective et loyale, à l’institution juridique de la
concurrence déloyale, elles se rapprochent également du droit de la consommation et
des règles applicables aux contrats conclus par les consommateurs
114. L’objectif des
dispositions de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales réside en effet
dans la protection des intérêts économiques des consommateurs contre les pratiques
commerciales déloyales des entreprises à leur égard. Cette protection était déjà assurée
par les dispositions issues de directives adoptées antérieurement dans des domaines
particuliers, comme la directive 84/450/CEE, la directive 97/7/CE du Parlement
110 Article 2, d) de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales.
111 Considérant 6 de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales: «La présente directive a pour objet de rapprocher les législations des Etats membres relatives aux pratiques commerciales déloyales, y compris la publicité déloyale, portant atteinte directement aux intérêts économiques des consommateurs, et par conséquent indirectement aux intérêts économiques des concurrents légitimes. (…) Elle ne couvre ni n’affecte les législations nationales relatives aux pratiques commerciales déloyales qui portent atteinte uniquement aux intérêts économiques de concurrents ou qui concernent une transaction entre professionnels (…)».
112 Article 2, a) de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales. 113 Article 2, b) de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales
114 Cette matière se caractérise par sa fonction, qui est intrinsèquement liée à la source communautaire de la plupart de ses dispositions : Y. PICOD et H. DAVO, Droit de la consommation, Armand Colin, Dalloz, 2005, p.3, §4.