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Le recours à l’enquête sociale est central à la production de connaissance sociologique, la visée étant de « produire » des objets sociologiques plutôt que de simplement découvrir ou reconnaître des objets ou encore de valider des idées, de façon à définir et résoudre une situation problématique ou de doute234. Par conséquent, l’enquête sociale et plus particulièrement l’enquête dite de terrain se trouve au cœur de notre démarche méthodologique.

Face à la problématique multidimensionnelle que nous avons définie, nous avons opté pour une méthodologie qui combine plusieurs techniques d’enquête sociologique. Parce que notre objet de recherche a encore été peu abordé (en sociologie ou même dans d’autres disciplines), ce choix nous a paru judicieux au regard de la richesse et de la diversité des informations qu’il nous permettait d’obtenir235. En effet, disposer à la fois de questionnaires et d’entretiens semi-directifs pour une même population cible permet d’effectuer une lecture croisée des résultats quantitatifs et qualitatifs.

2.1 – Disposer d’une représentation statistique des pratiques de jardinage et des usages des pesticides

Suite à une revue de littérature et à l’opérationnalisation des questions de recherche, un questionnaire a été construit composé de 50 questions réparties en six catégories236. Etant donné que la littérature nous offrait bien peu de données à propos des usages des pesticides

234 Zask J., 2004, « L’enquête sociale comme inter-objectivation », in Karsenti B. et L. Quéré (dir.), La

Croyance et l'Enquête: aux sources du pragmatisme, Coll. « Raisons pratiques», n°15. Paris, Ed. de

l’Ecole des hautes études en sciences sociales, pp. 141-163, p.142 et 145

235 Couvreur, A. et Lehuede, F., « Essai de comparaison de méthodes quantitatives et qualitatives à partir d’un exemple : le passage à l’euro vécu par les consommateurs », CREDOC, Cahier de

recherche, n°176, novembre 2002.

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dans les jardins amateurs, ce questionnaire visait à obtenir des informations sur les représentations du jardin, les représentations associées au jardinage, les pratiques phytosanitaires, les représentations associées aux pesticides, mais aussi sur l’attribution des responsabilités dans la protection de l’environnement. Avec les données recueillies sur le profil sociodémographique des enquêtés, nous avons pu obtenir des portraits de jardiniers en fonction de leurs pratiques et usages.

Le questionnaire (cf. Annexe 1) a fait l’objet de deux modes de diffusion : d’une part, une diffusion en version papier (sous la forme d’un livret) et, d’autre part, une diffusion internet par un hébergement sur le site du laboratoire de recherche CERTOP : www.certop.fr/jardins (l’adresse est toujours active).

La diffusion de l’enquête s’est essentiellement réalisée par « boule de neige » et en ciblant des réseaux pertinents (associations de jardinage, clients de jardineries…). 930 questionnaires ont été recueillis par ce biais dont 894 exploitables pour l’enquête (279 version papier et 615 par Internet)237.

Nous nous sommes appuyées sur une stratégie d’échantillonnage consistant non pas à rechercher la représentativité pour chacune des catégories, mais plutôt à recueillir une grande diversité de descriptions de pratiques, de représentations etc., tout en composant avec les contraintes matérielles, temporelles et géographiques de notre recherche. Il s’agit par conséquent d’un échantillon qui n’a pas été « entièrement déterminé à l’avance », mais qui

237 Les réponses des questionnaires papier ont été saisies sur le logiciel de statistiques SPAD et les réponses par internet ont été récupérées sous Excel grâce à un programme mis en place par Joël Courant, l’ingénieur informaticien du CERTOP. La base de données ainsi constituée (894 questionnaires) a été transférée sur le logiciel de statistiques SPSS afin de faire les traitements appropriés. Le logiciel SPSS a permis d’effectuer les premiers traitements univariés et bivariés et a été complété par un recours à SPAD pour des analyses multi-variées. La centaine de traitements réalisés au total a permis de caractériser les enquêtés, de dresser des profils de jardiniers en fonction de leurs représentations et de leurs pratiques.

s’est plutôt construit « par étapes successives», et ce, dans le but d’assurer « cohérence, variation, précision et exhaustivité»238 à la théorie que nous étions en train de construire. On ne prétendait pas ici à la représentativité de la « population des jardiniers amateurs français » (qui représente 17 millions de personnes !), mais à obtenir l’image, à un moment donné, d’une sous-population de jardiniers, volontaire.

C’est ce choix de stratégie d’échantillonnage qui explique la variance du nombre de répondants par catégorie, la redondance des discours ayant été atteinte à un rythme différent dans chacune des catégories ainsi qu’un des biais que nous avons mis à jour. On a en effet noté une surreprésentation de jardiniers pour lesquels la pratique de jardinage, plus qu’un passe-temps, est une véritable passion ainsi qu’une surreprésentation d’individus sensibles à la question environnementale.

2.2 – L’enquête par entretien : pour une recherche de sens

Des entretiens qualitatifs peuvent avantageusement compléter une enquête quantitative. Ils permettent de confirmer ou d’infirmer les hypothèses émises pour analyser les données quantitatives. Ils sont un outil pertinent pour comprendre et donner du sens aux logiques qui sous-tendent les opinions et les comportements des interviewés. Les entretiens qualitatifs amènent également un certain nombre d’informations complémentaires faisant apparaître de nouveaux thèmes, de nouvelles questions permettant de mieux couvrir le champ de l’étude. En complément d’une enquête quantitative, le choix des entretiens semi-directifs plutôt que des entretiens non directifs nous a semblé plus adapté. En effet, les premiers permettent de choisir les thèmes sur lesquels on souhaite un complément d’information, d’orienter l’entretien vers les hypothèses qu’on souhaite vérifier.

L’entretien est par ailleurs particulièrement adapté à l’étude d’un ou de plusieurs groupes restreints, les informations obtenues étant validées par leur contexte plus que par le nombre

238 Laperrière A., 1997, « La théorisation ancrée: démarche analytique et comparaison avec d'autres approches apparentées », in Deslauriers et al., La recherche qualitative: Enjeux épistémologiques et

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de leurs occurrences. Comparée aux mesures quantitatives, cette méthode compréhensive a davantage vocation à repérer des comportements, des pratiques, des processus et surtout à « enregistrer » des témoignages qu’à décrire systématiquement ou à mesurer. Ne nous trompons pas, cette méthode ne peut prétendre à l’universalité, à la généralisation des résultats. Elle permet en outre de saisir au mieux des représentations, des systèmes de valeurs dictant des choix, des pratiques…

Au total, 53 entretiens semi-directifs ont été conduits (cf. Annexe 2 et 3 pour le détail des entretiens menés et les guides d’entretien).

En France, les entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de deux populations d’enquête : les jardiniers (N=20)239

qui nous ont permis de visiter leur jardin afin de matérialiser et d’appuyer leurs propos ; et les acteurs du monde économiques qui gravitent autour d’eux, à savoir : les fabricants de pesticides (N=6), les vendeurs en jardinerie (N=6) et les journalistes de la presse spécialisée « jardin » (N=5). Des entrevues complémentaires ont été conduites notamment avec des responsables d’association de jardinage (N=4). Par ailleurs, nous avons participé au groupe de travail du Ministère de l’Ecologie chargé de la mise en place de la campagne de communication auprès des jardiniers amateurs dans le cadre de Ecophyto 2018 par le biais de réunions et d’échanges de courriers électroniques.

Au Québec, nous avons rencontré des acteurs associatifs et politiques particulièrement impliqués sur le Code de gestion des Pesticides ainsi que des responsables de jardineries afin de connaître l’impact de la réglementation sur leur activité. Ce qui porte le nombre d’entretiens réalisés au Québec à neuf.

2.3 – Bilan à l’usage d’une méthode mixte

Malgré les difficultés rencontrées (notamment la mise en œuvre des traitements statistiques) le choix d’un dispositif de recherche croisant les méthodes quantitative et qualitative nous

239 Ils ont été conduits en partie par Manuella Mathis, lors de son stage de maîtrise IUP au CERTOP, sous ma direction et celle de Denis Salles.

apparaît pertinent à de multiples titres. Tout d’abord, la somme de données et donc d’informations recueillies présente un intérêt cumulatif. La complémentarité des deux méthodes permet de confronter et donc d’enrichir les résultats. Concernant l’enquête auprès des jardiniers amateurs (puisque c’est à cette population d’enquête que les deux méthodes ont été appliquées), les entretiens nous ont en effet permis de vérifier la cohérence entre les réponses à certaines questions du questionnaire fermé et le contenu d’un discours recueilli postérieurement sur le même thème. La comparaison permet à la fois de mieux comprendre les opinions de la personne interrogée et d’évaluer la qualité d’un questionnement rétrospectif. L’entretien qualitatif permet d’explorer les systèmes de représentation (pensées construites) et les pratiques sociales (faits expérienciés) qui ne peuvent être pleinement appréhendés dans le cadre d’un questionnaire quantitatif. D’ailleurs, et nous en reparlerons dans le corps de cette thèse, dans la partie dédiée aux résultats des enquêtes menées auprès des jardiniers amateurs, nous avons pu mettre à jour de fortes dissonances entre les réponses recueillies par le biais du questionnaire et le déclaratif issu des entretiens semi-directifs. Au-delà du constat de ces dissonances, qui n’est pas une donnée nouvelle en sociologie, nous avons pu intégrer des éléments originaux de compréhension et d’explication.

2.4 – L’introduction d’une dimension comparative internationale

Au travers notre enquête au Québec, nous avons cherché à obtenir, moins une comparaison systématique qui aurait requis de déployer un dispositif analogue à celui du cas français, qu’un éclairage sur une situation différente (pour ne pas dire opposée). Différente à bien des égards, à commencer par les conditions pédoclimatiques, la configuration urbaine et l’habitat qui induisent, au Québec, d’autres pratiques de jardinage. Ainsi, c’est surtout la différence qui a trait aux modes de régulations politiques de la question des usages domestiques des pesticides qui a motivé notre traversée de l’Atlantique.

En effet, et nous le repréciserons par la suite, en 2001, un jugement de la Cour Suprême du Canada a reconnu le pouvoir des municipalités en matière de réglementation de l’usage des pesticides. En 2003, entre en vigueur le Code de gestion des pesticides du Québec. C’est la première réglementation du genre en Amérique du Nord qui interdit la vente et l’usage de

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produits grand public en horticulture ornementale, dont le 2,4-D, un herbicide très utilisé pour l’entretien de la pelouse. Ayant pour objectif d’interdire l’utilisation des pesticides à l’extérieur des bâtiments, sauf dans certaines situations précises et bien balisées, ce règlement veut aussi favoriser le jardinage écologique, la lutte intégrée et les méthodes alternatives de contrôle des organismes nuisibles, nocifs ou gênants pour l’être humain, la faune, la flore ou autres biens. La ville de Montréal, comme des dizaines d’autres municipalités, de son côté, a adopté un Règlement sur les pesticides en 2004.

Même si ces réglementations, à diverses échelles administratives, semblent comporter des effets induits/pervers (que nous détaillerons dans le dernier chapitre de cette thèse), il s’agit d’un mode inédit de régulation du problème de l’usage amateur des pesticides, très éloigné de ce qui existe actuellement en France. Dans le contexte français de la mise en œuvre des débats du Grenelle de l’environnement et du plan Ecophyto 2018, il est particulièrement utile de comprendre l’ensemble du processus québécois qui a abouti au vote de cette réglementation et de tenter d’appréhender les conditions sociales de sa mise en œuvre au sein des services publics et des centres de jardinage.

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Notre pari est celui de partir des pratiques de jardinage pour tester l’hypothèse d’une recomposition des régulations sous la forme d’une régulation composite des risques sanitaires et environnementaux liés aux pesticides, qui « mixerait » régulation individuelle, régulation marchande et régulation publique avec comme clé de lecture principale un appel de plus en plus marqué à la responsabilisation individuelle. Nous espérons qu’au terme de la description argumentée des trois niveaux de notre problématique ainsi que de la méthodologie mise en œuvre, le lecteur aura compris la pertinence de cette démarche pour éclairer de façon nuancée et multidimensionnelle notre objet de recherche et les questions que nous nous sommes posées à son encontre. Cette approche vise à prendre à bras le corps la complexité de notre objet, caractéristique des questions de santé et/ou d’environnement qui relèvent de plusieurs champs d’expertise appréhendables à différents niveaux. Notre démarche cherche à donner à voir des processus qui ne se limitent pas au champ des pratiques individuelles (Partie II),

mais questionnent toutes les strates sociales, notamment celles du marché (Partie III) et de l’action publique (Partie IV).

PARTIE II

LE JARDINAGE OU L’ART DE CULTIVER LES PARADOXES :