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Les discussions doctrinales entourant l’emploi des notions de marché intérieur et de

Partie 1 – La déconstruction des frontières extérieures

70. Les discussions doctrinales entourant l’emploi des notions de marché intérieur et de

marché commun reflètent les incertitudes suscitées par l’élimination des frontières. La

construction d’un marché sans frontières intérieures implique-t-il de supprimer toutes les frontières nationales ? Ou suppose-t-il de métamorphoser les frontières, leurs composantes et leurs contenus, en leur imposant une nouvelle fonction ? Ce sont ces questions que pose le Professeur Fabrice Picod. Il considère que l’interdiction des frontières douanières n’emporte pas la suppression des frontières nationales, mais, à tout le moins, leur transformation, car « un espace sans frontières intérieures, considéré au sens strict, aurait signifié que la Communauté européenne n’aurait plus été constituée d’Etats membres, sauf à imaginer un nouveau concept, celui d’Etats sans frontière et ainsi sans territoire défini. Une telle conception ne pouvait sérieusement être retenue. »295. L’emploi de la notion de marché

intérieur, plutôt que celle de marché commun traduit à ce titre « un degré d’homogénéité

supplémentaire »296. L’abolition de la charge tarifaire des frontières nationales constitue un pas supplémentaire dans le sens du rapprochement des marchés nationaux. Elle fait entrer la douane « dans le domaine de l’interdépendance »297.

2- La construction jurisprudentielle de la frontière

71. L’élimination des frontières douanières a été approfondie par la Cour de justice. La suppression des contrôles physiques lors du franchissement d’une frontière intérieure est complétée par l’interdiction d’imposer des taxes d’effet équivalent lors du franchissement d’une frontière infra-étatique. Les frontières régionales et locales acquièrent la même valeur juridique que les nationales298, phénomène que l’Avocat général Tesauro avait justifié en relevant le paradoxe qui existait alors au sein d’un marché intérieur « dans lequel sont

294 CJCE, 1er juillet 1969, Commission c/ Italie, aff. C-24/68, EU:C:1969:29, point 9 ; CJCE, 5 octobre 2006,

Nadasdi, aff. C-290/05, EU:C:2006:652, point 39 ; CJCE, 2 avril 1998, Outokumpu, aff. C-213/96,

EU:C:1998:155, point 20.

295 F. Picod, « Le statut juridique des taxes et autres mesures restrictives au franchissement des frontières », in

Les frontières de l’Union européenne, op. cit., p. 81.

296 D. Simon, « Article 8A », in V. Constantinesco, J-P Jacqué, R. Kovar, D. Simon (sous la dir.), Le traité

instituant la CEE. Commentaire article par article, Paris, Economica, 1992, p. 73.

297 P. Daillier, « La coopération européenne en matière douanière », in La Frontière, colloque S.F.D.I, Paris, Pedone, 1980, p. 224.

298 CJCE, 9 août 1994, Lancry, aff. C-363/93, EU:C:1994:315 ; CJCE, 16 juillet 1992, Legros, aff. C-163/90, EU:C:1992:326.

interdits les obstacles aux échanges entre le Portugal et le Danemark, alors que les obstacles aux échanges entre Naples et Capri ne sont pas pris en considération »299. L’objectif de l’élaboration d’un marché intérieur sans frontières n’opère pas, en effet, de distinction entre frontières étatiques et frontières infra-étatiques300. Ce n’est donc que l’effet bloquant de la frontière, peu importe sa nature et sa localisation, qui compte. Le juge de l’Union affirme à cet égard que « l’absence de taxes – tant interétatiques qu’intra-étatiques – présentant les caractéristiques d’un droit de douane ou d’une taxe d’effet équivalent constitue une condition préalable indispensable à la réalisation d’une union douanière dans laquelle la libre circulation des marchandises est assurée »301. En décidant, dans l’arrêt Carbonati, de qualifier de taxe d’effet équivalant à un droit de douane, une taxe italienne qui s’applique en raison du franchissement d’une frontière communale, la Cour de justice étend la notion de « frontière douanière ». Elle fait coïncider, sur le plan fonctionnel, les frontières infra-étatiques et les frontières nationales302. La frontière intérieure n’est plus la limite d’un Etat, mais une limite dans un Etat. La Cour fonde son raisonnement sur la nécessité de faire appliquer les règles relatives à la suppression des obstacles tarifaires aux échanges sur l’ensemble du territoire de l’Union douanière303. L’ensemble de cette jurisprudence est symptomatique du fait que le juge de l’Union, lorsque l’occasion se présente, « œuvre inlassablement au fléchissement de l’effet négatif produit par les frontières. Cela va jusqu’à la découverte de nouvelles frontières internes pour mieux les débusquer et les anéantir »304.

72. L’élargissement conceptuel de la frontière est lourd de conséquence. Premièrement, il modifie la nature de la libre circulation des marchandises. D’une liberté régissant les

« situations transnationales »305, elle régit désormais les « situations transfrontières »306. Le franchissement d’une frontière, nationale ou infra-étatique, est le seul critère pertinent pour identifier une entrave. Le juge de l’Union confère à la libre circulation des marchandises une portée nouvelle qui n’est pas ordonnée selon une logique d’échelle. L’application de la libre

299 Conclusions de l’Avocat général Tesauro présentées dans l’arrêt Lancry, préc., point 28.

300 CJCE, 9 septembre 2004, Carbonati Apuani, aff. C-72/03, EU:C:2004:506, point 23.

301 CJCE, Carbonati, préc., point 24; CJCE, Lancry, préc., points 26 et 27.

302 Conclusions de l’Avocat général Jacobs présentées dans l’arrêt Legros, préc, point 22.

303 CJCE, Carbonati Apuani, préc., point 22.

304 C. Blumann, « Les frontières de l’Union européenne », préc., p. 5 ; voir, en ce sens, CJUE, 13 juin 2017, The

Gibraltar Betting and Gaming Association Limited, C-591/15, ECLI:EU:C:2017:449.

305 Conclusions de l’Avocat général Maduro présentées dans l’arrêt Carbonati, préc., point 45.

circulation des marchandises « s’ouvre à des situations nouvelles et sont capables d’intégrer tous les ressorts de la vie économique nationale »307.

73. Deuxièmement, la Cour de justice autonomise la notion de « frontière ». Elle dégage

un régime juridique de la frontière propre au marché intérieur et qui s’éloigne conceptuellement de la ligne délimitant le territoire d’un Etat. C’est ce que relève l’Avocat général Maduro lorsqu’il affirme qu’en élargissant ainsi la notion de « frontière » aux limites infra-étatiques, la Cour de justice « a dû se fonder sur une notion de la frontière qui n’est pas conforme à la définition communément admise en droit international public »308. Le juge de l’Union ajoute à l’approfondissement de la libre circulation un second objectif visant à défragmenter territorialement l’espace européen en prenant la frontière pour référent premier de cette opération. Dans cette recherche de l’ « homogénéité » 309 et de l’ « unicité du territoire douanier commun » 310, la frontière revêt une dimension structurante fondamentale311. L’ouverture des marchés s’effectue dans sa totalité. L’Union douanière ne correspond pas à une simple juxtaposition des territoires douaniers nationaux, mais à la

« fusion des marchés nationaux »312. Le territoire douanier s’est substitué aux différents territoires douaniers nationaux. L’unicité du territoire douanier suppose d’inclure les sous- espaces nationaux. Dans cette optique, les frontières douanières ne peuvent être maintenues, qu’elles se trouvent aux limites du territoire douanier national ou qu’elles le traversent.

B- Le tarif extérieur commun : la frontière pérenne

74. L’Union douanière n’implique pas la disparition complète et systématique de toutes les frontières. Certaines démarcations demeurent nécessaires au regard de la sécurité du marché intérieur. Le contrôle aux frontières extérieures313, dans le cadre de l’Union

307 L. Azoulai, « L’ordre concurrentiel et le droit communautaire», in L’ordre concurrentiel, Mélanges en l’honneur d’Antoine Pirovano, Paris, Editions Frison-Roche, 2003, p. 287.

308 Conclusions de l’Avocat général Maduro présentées dans l’arrêt Carbonati, préc., point 44.

309 Ibidem.

310 CJCE, Lancry, préc., point 26.

311 G. Garner, « La question douanière dans le discours économique en Allemagne », Histoire, économie &

société, 2004/1, p. 48.

312 CJCE, Schul, préc., point 33.

313 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des règles et des procédures concernant le respect et l’application effective de la législation d’harmonisation de l’Union relative aux produits et modifiant les règlements (UE) n° 305/2011, (UE) n° 528/2012, (UE) 2016/424, (UE) 2016/425, (UE) 2016/426 et (UE) 2017/1369 du Parlement européen et du Conseil, et les directives 2004/42/CE, 2009/48/CE, 2010/35/UE, 2013/29/UE, 2013/53/UE, 2014/28/UE, 2014/29/UE, 2014/30/UE, 2014/31/UE, 2014/32/UE,

douanière, correspond ainsi à « l’équilibre entre la protection de la société et la facilitation des échanges»314. La disparition des frontières douanières au sein du marché intérieur dépend alors de l’étanchéité de la frontière extérieure. Le tarif extérieur commun représente la frontière douanière extérieure. Des règles communes européennes sont appliquées au passage de cette frontière315. Elles portent sur le calcul et la perception des droits de douane qui frappent les marchandises importées d’Etats tiers316. Cette frontière douanière extérieure représente la première unification juridique de l’Europe, qu’un filet payant distingue désormais des pays qui n’en sont pas membres (1). Elle sécurise le marché intérieur en imposant aux Etats tiers de payer un droit d’entrée et en contrôlant les flux de marchandises qui souhaitent y accéder. Le maintien des frontières douanières sous une forme collaborative accroît la sécurité du marché intérieur (2) et fluidifie, dans le même temps, leur franchissement (3).

1- La délimitation du territoire douanier européen

75. Les frontières douanières délimitent le territoire sur lesquels s’exercent des règlementations douanières. Or les Etats ont renoncé à leurs compétences douanières317. Ils ne peuvent plus taxer les marchandises du simple fait qu’elles franchissent leurs frontières. Cette compétence est désormais exclusivement dévolue à l’Union européenne, qui l’exerce envers les Etats tiers318. L’abandon des compétences douanières nationales au profit de l’Union européenne correspond à un mouvement d’unification de la frontière. Ce transfert définit le

2014/33/UE, 2014/34/UE, 2014/35/UE, 2014/53/UE, 2014/68/UE et 2014/90/UE du Parlement européen et du Conseil, 19 février 2017, COM (2017) 795 final.

314 Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et au Comité économique et social européen, « Une stratégie pour l’avenir de l’Union douanière », 1er avril 2008, COM (2008) 169 final, point 1.

315 Le Code des douanes de l’Union est entré en vigueur en 2016.

316 CJUE, 19 octobre 2017, Istanbul Lojistik Ltd, aff. C-65/16, ECLI:EU:C:2017:770, points 37 à 42.

317 F. Jobard, « Schengen ou le désordre des causes », Vacarme, 1992/2, p. 21 : « Ceux qui ont eu l’infortune de partir aux sports d’hiver en février 1984 s’en souviennent avec amertume. Durant le mois de janvier, une corporation particulière, celle des douaniers français, en poste aux frontières, fait grève. Non pas en cessant le travail, mais en l’intensifiant : les douaniers entament une “grève du zèle” en contrôlant de manière systématique la conformité de chacun des chargements des transporteurs routiers avec leur feuille de route. Les chauffeurs européens protestent depuis longtemps contre l’inefficacité et l’obsolescence des contrôles aux frontières. En février, ils font donc grève, à leur tour, en bloquant les routes et leurs semblables, et avec eux tout le trafic routier intérieur et extérieur français. Cette immobilité spectaculaire fait subitement de la circulation un enjeu politique. Le gouvernement français craint particulièrement la force des camionneurs et, après avoir déployé l’armée aux abords des barrages routiers, se prononce contre le principe de la feuille de route, incompatible avec la croissance des flux de marchandises et de personnes aux frontières du pays ».

territoire douanier de l’Union319. L’abandon de la souveraineté des Etats membres sur les taxes douanières entraîne la démarcation d’une nouvelle limite. En ce sens, la frontière douanière extérieure ne correspond pas aux frontières politiques des Etats membres. Elle suit le cours de l’intégration juridique. A travers le tarif extérieur commun, l’Union européenne forme « une seule entité commerciale vis-à-vis du reste du monde »320, de sorte que « le marché commun [devient] une cité fortifiée dont le mur d’enceinte est constitué par le tarif extérieur commun. Pour y entrer, il faut passer par la porte et non pas s’efforcer d’ouvrir des brèches dans la murailles »321. Le tarif extérieur commun est le résultat d’une « collaboration normative »322 correspondant à l’unification des règlementations douanières nationales et l’entrée en vigueur d’un code des douanes communautaires.323 Il se rapproche, à certains égards, d’une « entente d’un certain protectionnisme industriel et commercial vis-à-vis des pays tiers »324, car seules les marchandises d’origine étrangère sont soumises à l’application de règlementations douanières. Du point de vue des Etats tiers, la frontière extérieure, constituée par le tarif extérieur commun, reflète l’unicité du territoire douanier européen. L’établissement de l’Union douanière atténue la réalité des frontières dans le marché intérieur. Les frontières intérieures sont interdites au regard des règles douanières, alors que la frontière douanière extérieure revêt un caractère fondamentalement communautaire, dans la mesure où elle est l’entrée sur le territoire commun.

76. Le tarif extérieur commun n’entraîne pas pour autant, selon le Professeur Daillier, une unité frontalière. L’union douanière se traduit par une décomposition de la frontière en « une série de lignes douanières »325 qui correspond à un phénomène de « frontière éclatée »326. En effet, lorsque le franchissement de la frontière douanière extérieure n’aboutit pas à la mise en libre pratique, il n’entraîne l’application que d’une partie de la règlementation douanière européenne327. C’est notamment le cas du système de transit. Celui-ci implique que pour les principales opérations douanières, « n’importe quelle frontière nationale peut s’analyser

319 P. Daillier, « Les frontières douanières de la Communauté Economique Européenne », Annuaire français de

droit international, 1968, p. 789.

320 C. Blumann, L. Dubouis, Droit matériel de l’Union européenne, op. cit., p. 254.

321 L. Van Middelaar, Le passage à l’Europe. Histoire d’un commencement, Paris, Gallimard, 2012, p. 269.

322 P. Daillier, « La coopération européenne en matière douanière », préc., p. 225.

323 Règlement (UE) n° 952/2013 du Parlement européen et du Conseil du 9 octobre 2013 établissant le Code des douanes de l’Union, JOUE L 269 du 10 octobre 2013, p. 1-101.

324 P. Daillier, « La coopération européenne en matière douanière », préc., p. 225.

325 Idem, p. 229.

326 Id.

327 CJUE, 8 novembre 2012, Profitube, aff. C-165/11, ECLI:EU:C:2012:692 ; CJCE, 9 février 2006,

comme la frontière douanière communautaire […] Peu importe que géographiquement telle frontière soit intracommunautaire ; elle ne l’est pas nécessairement du point de vue du droit douanier »328.

2- Le maintien des frontières douanières extérieures

77. Le lien entre la douane et la sécurité du marché intérieur est évident329 (i). Le maintien