Chapitre 1 : Hydroaminométhylation des alcènes : état de l’art, défis et stratégies
V. Discussion sur les excès énantiomériques
L’ensemble des essais catalytiques décrit précédemment n’a pas permis d’accéder à une induction asymétrique dans la réaction d’hydroaminométhylation de l’isopropénylaniline et du styrène. Dans le cas de l’induction asymétrique sur l’étape d’hydroformylation à partir de l’isopropénylaniline, nous n’avons pas d’explication quant à l’absence d’excès énantiomériques. Nous avions au départ supposé une racémisation de l’amine dans le milieu réactionnel, liée aux conditions de réaction. La présence d’eau et de traces d’acide HBF4 peut aussi jouer un rôle. Mais le motif Ph-*CH(CH3)-R est commun à tous nos substrats, de telle sorte que ce phénomène se produirait aussi bien à partir du styrène. Beaucoup d’amines étudiées en hydrogénation asymétrique possèdent un carbone asymétrique en α d’un cycle benzénique, et sont stables, sans racémisation. Il faut donc peut-être plutôt chercher ce qu’il se produit au niveau mécanistique.
Dans le cas de l’induction asymétrique au niveau de l’hydrogénation, nous pouvons proposer plusieurs pistes de réflexion. L’amine ramifiée 107 a été formée par voie catalytique, soit par hydroaminométhylation, soit par amination réductrice du 2-phénylpropionaldéhyde, et aucune des deux alternatives n’a permis d’observer des excès énantiomériques.
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Nous avons conçu le système catalytique en raisonnant sur les deux cycles catalytiques de l’hydroformylation et de l’hydrogénation. Cependant, en réfléchissant à la réaction globale, deux points de vue peuvent être adoptés pour discuter de l’énantiosélectivité de la réaction : se focaliser sur l’hydrogénation de l’énamine ou considérer la réaction d’amination réductrice.
V.1. Hydrogénation de l’énamine
D’après les suivis de réaction présentés précédemment, nous savons que l’énamine est hydrogénée, puisque la proportion d’énamine diminue avec le temps. Pour le mécanisme d’hydrogénation de l’énamine, nous pouvons envisager plusieurs possibilités.
(i) La première possibilité est que les deux hydrogènes transférés proviennent du centre métallique. Que l’on raisonne à partir des mécanisme de type dihydrure (géométrie octahédrique du complexe) ou monohydrure (bipyramide trigonale), cela devrait jouer faveur d’une induction asymétrique, puisque d’après l’encombrement stérique du ligand, son mode de coordination, et la nature de l’énamine à hydrogéner, il est vraisemblable qu’un mode de coordination du substrat sera privilégié. Il semble improbable qu’aucune induction asymétrique ne soit observée quel que soit le ligand examiné, puisque les familles de ligands testés dans notre étude sont assez différentes au niveau structure et géométries, sauf si la coordination du substrat ne subit aucune influence de la part des substituants du ligand chiral.
(ii) La deuxième possibilité que l’hydrogénation se produise par un mécanisme impliquant un transfert H-/H+, avec un hydrure provenant d’une espèce métal-hydrure, puis le transfert d’un proton provenant d’une molécule protique présente dans le milieu réactionnel. Dans notre cas, cela peut être le proton provenant d’une molécule d’amine protonée R’R2NH+, ou d’une molécule d’acide dans le milieu, provenant de la présence d’eau ou de traces d’HBF4. Le cycle catalytique envisagé commence par l’insertion de la double liaison C=C dans la liaison Rh-H, suivie de la protonolyse de l’espèce alkyl-rhodium.
Lau et al. ont décrit ce phénomène dans l’hydrogénation du styrène avec un complexe du ruthénium37. La présence de Et3N et H2O, qui jouent le rôle de bases (B), permet de suivre ce mécanisme, par déprotonation d’un complexe Ru(η2-H2), formant le complexe Ru-H et la molécule BH+ (Et3NH+, H3O+) qui transférera ensuite son proton à l’espèce alkyl-ruthénium (Schéma III. 11). Récemment, Clarke et al. ont publié des calculs DFT concernant l’étape limitante de l’hydrogénation de l’énamine (4-(2-phénylprop-1-enyl)morpholine) dans l’hydroaminométhylation du styrène avec la morpholine38. La modélisation a été effectuée à partir du complexe dihydrure insaturé [RhCl(H)2(PPh3)2], par coordination de la double liaison C=C et transfert des deux
37W-C.Chan, C-Po Lau, Y-Z. Chen, Y-Q. Fang, S-M. Ng,
Organometallics, 1997, 16, 34-44
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hydrures. Le profil énergétique proposé met en évidence que dans le cas de l’énamine considérée, l’étape cinétiquement déterminante n’est pas le premier transfert d’hydrogène pour former l’espèce alkyl-rhodium, mais le deuxième, conduisant à l’élimination réductrice, contrairement au cas d’un alcène simple. Cela est dû à la stabilisation de l’intermédiaire alkyl-rhodium par interaction avec l’atome d’azote de l’énamine.
[M] H H B BH+ [M] H R1 R2 R3 R4 [M] H R1 R4 R3 R2 [M] R1 R4 R3 R2 H L L L L BH+ R2 R1 R4 R3 [M] L H2 espèce alkyl-métal transfert d'H+ insertion dans la liaison métal-hydrure
Schéma III. 11. Transfert H-/H+ pour l'hydrgénation d'une liaison C=C (adapté de la référence [37]
La densité électronique présente sur le rhodium avec le fragment [Rh(PPh3)2Cl(H)2] est certainement différente de celle de nos propres complexes formés en catalyse, et il n’est pas certain que le complexe de départ avant coordination de l’énamine soit un complexe dihydrure. Cependant, si l’étape cinétiquement déterminante est l’élimination réductrice à partir d’une espèce alkyl- rhodium, elle pourrait favoriser le transfert d’un proton par une molécule du milieu réactionnel, comme proposé précédemment. Selon l’espèce alkyl-rhodium formée, l’induction asymétrique peut être perturbée par le transfert un peu aléatoire du deuxième hydrogène.
(iii) La dernière possibilité est que l’hydrogénation s’effectue par un mécanisme « outer-sphere ». Des études récentes proposées par Chan39, Crabtree et Eisenstein40, alliant observations expérimentales et calculs théoriques, décrivent en effet des mécanismes d’hydrogénation de quinolines sous pression d’H2, sans que ces dernières se coordonnent au centre métallique. Les substrats sont hydrogénés par des transferts d’hydrogène des complexes du ruthénium ou de l’iridium sur le substrat, via protonation de l’atome d’azote pour former des iminiums et via un transfert de protons sur les doubles liaisons C=C. Si l’hydrogénation venait à se produire de façon « outer-sphere », la chiralité du ligand porté par le métal n’aura a priori pas d’influence.
39 H. Zhou, Z. Li, Z. Wang, T. Wang, L. Xu, Y. He, Q-H. Fan, J. Pan, L. Gu, A.S.C. Chan, Angew. Chem. Int. Ed. 2008,
47, 8464-8467.
40 G.E. Dobereiner, A. Nova, N.D. Schley, N. Hazari, S.J. Miller, O. Eisenstein, R.H. Crabtree, J. Am. Chem. Soc. 2011,
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Afin d’obtenir des informations quant au type de mécanisme impliqué, il serait intéressant de réaliser de expériences de deutériation, afin de déterminer si les transferts d’hydrogène proviennent du dihydrogène gaz, de l’eau ou de l’amine protonée.
V.2. Réaction d’amination réductrice
Un deuxième point de vue peut être de considérer de façon plus globale la réaction d’amination réductrice. Une question peut en effet se poser quant aux rôles des intermédiaires permettant d’accéder à l’amine finale à partir de l’aldéhyde. Un des problèmes majeurs dans notre réaction est qu’il est possible que l’amine attendue soit formée non seulement à partir de l’énamine, mais également à partir des intermédiaires formés au cours de la réaction du 2- phénylpropionaldéhyde et de la pipéridine.
Dans notre réaction « one-pot », les intermédiaires énamines ne sont pas isolés, de sorte que la formation de l’amine à partir de l’aldéhyde et de la pipéridine, sous H2 et catalysée par le rhodium, est la réaction d’amination dite directe. Les produits classiquement obtenus pour cette réaction sont l’amine et l’alcool. Börner et al. ont étudié la réaction d’amination réductrice des composés carbonylés catalysée sous H2 par de complexes du rhodium [Rh(COD)(P-P)]BF4 (P-P = diphosphine achirale ou chirale) et en particulier la réaction d’une série d’aldéhydes avec des amines secondaires afin de déterminer le mécanisme le plus probable de la réaction41,42 (Schéma III. 12). R1 R2 O + HNR3R4 H2 (50 bar) MeOH, T.A [Rh(COD)(P-P)]BF4 R1 R2 N R4 R3 + R1 R2 OH R1 = alkyl, aryl R2, R3, R4 = alkyl,H amine alcool
Schéma III. 12. Amination réductrice directe de composés carbonylés
Des études RMN 1H ont mis en évidence que plusieurs intermédiaires clefs peuvent être hydrogénés au cours de la réaction et mener à l’amine finale : les hémiaminals, les N,O-acétals, les aminals, et les imines ou énamines formées. Les N,O-acétals et aminals se forment grâce à la présence de MeOH. Les auteurs soulignent la difficulté de conclure quant au mécanisme exact de la réaction d’amination réductrice, car de nombreux équilibres régissent la formation des intermédiaires. Dans notre étude, nous avons détaillé précédemment le mécanisme de formation de l’énamine 105, via l’intermédiaire hémiaminal 143 (Schéma III. 9). Nous avons utilisé le THF comme solvant, justement pour nous affranchir du caractère protique du MeOH, et de sa capacité à former les intermédiaires acétals. Le principal intermédiaire envisageable est donc l’hémiaminal 143.
41 V. I. Tararov, R. Kadyrov, T.H. Riermeier, A. Börner, Adv. Synth. Catal. 2002, 344, 200-208
128 CHO HN HO N rapide N lente - H2O N H2 [cat] H2 [cat] 103 105 107 143 108 OH
Schéma III. 13. Amination réductrice du 2-phényl-propionaldéhyde. Formation d'un intermédiaire hémiaminal avec la pipéridine.
Dans le cas de l’amination réductrice du 2-phénylpropionaldéhyde 103 avec la pipéridine, Börner et
al. décrivent la formation dans le méthanol d’un mélange d’hémiaminals 143 et de leurs analogues
N,O-acétals41 (-OH remplacé par –OMe dans 143 sur le schéma). D’après leurs études, la réaction d’hydrogénation de l’énamine 105 avec le complexe [Rh(COD)(dppb)]BF4 sous H2 est bien plus lente que la réaction d’amination réductrice directe, et leurs observations leurs permettent de proposer la participation des intermédiaires hémiaminals et N,O-acétals dans le mécanisme de l’amination réductrice du 2-phénylpropionaldéhyde.
Nos études RMN, que ce soit lorsque nous avons réalisé le suivi de réaction dans le THF-d8 afin de pouvoir étudier l’évolution des espèces formées, ou au cours des essais RMN sous pression, ont permis d’observer en RMN1H l’apparition d’un doublet à 5,94 ppm, avec une constante de couplage 3
JH-H = 13,7 Hz. Un exemple de spectre RMN 1H est représenté ci-dessous (Figure III. 8). Ce doublet correspond à une espèce peu stable, puisqu’il n’a été observé que lors du suivi RMN de la réaction après avoir gelé les échantillons (prélèvements à 1h, 2h, 3h15, 5h30 et 7h), et n’a pas été observé lors de l’analyse du milieu réactionnel en fin de réaction (7h). L’hémiaminal 143 est le seul intermédiaire réactionnel autre que les énamines pour lequel nous pouvons attendre un doublet dans cette zone du spectre RMN 1H. Le signal n’est pas compatible avec celui que nous pourrions observer pour l’énamine linéaire 104 (Schéma III. 1) car deux signaux seraient observés pour chacun des –N-CHa=CHb-, un doublet pour Ha et un doublet de triplets pour Hb.
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Figure III. 8. Suivi de la réaction d'HAM par RMN 1H (THF-d8). Prélèvement à t = 1h de réaction.
Le point important est que dans la version asymétrique de la réaction d’amination réductrice des cétones décrite par Börner et al., l’étude a montré que des excès énantiomériques de 0-6% étaient obtenus dans le cas de l’amination réductrice de l’acétophénone avec la pipéridine, contre 25 à 39 % par hydrogénation directe de l’énamine correspondante42
.
Il existe donc une différence déjà soulignée dans la littérature entre les résultats obtenus en amination réductrice des aldéhydes et en hydrogénation asymétrique des énamines, probablement liée à la nature des intermédiaires hydrogénés. Il n’y figure pas d’explication pour l’absence d’excès énantiomériques observés. Les auteurs proposent que l’hydrogénation de l’hémiaminal s’effectue via la formation d’une espèce iminium, mais ils ont observé une interconversion rapide des espèces iminium/hémiaminal au sein du milieu réactionnel, ne permettant pas de conclure quant au mécanisme.
VI. Exemple d’approche d’une application industrielle de la réaction