8. Discussion et perspectives La cellule de Purkinje constitue la seule sortie du cortex cérébelleux. Les potentiels d’action transmis via son axone aux noyaux cérébelleux profonds représentent donc dans son entièreté et dans sa complexité le produit de l’intégration par le cortex cérébelleux de ses différentes entrées. Le produit de cette intégration va bien au-delà d’un simple message d’inhibition ou d’excitation des neurones cibles de la cellule de Purkinje, dont le message ne peut être réduit à un chiffre de fréquence. Nous avons vu au cours de ce travail que des éléments tels la rythmicité, la synchronie ou la régularité des cellules pouvaient, dans certaines conditions physiopathologiques, constituer des indicateurs plus précis d’un dysfonctionnement cérébelleux. L’étude de la fréquence de décharge, mais aussi et surtout de la rythmicité et de la synchronie de la cellule de Purkinje en conditions normales et pathologiques est donc centrale dans la compréhension du fonctionnement et du dysfonctionnement cérébelleux. L’étude de différents modèles de souris ataxiques a démontré le caractère nécessaire des différentes propriétés de la décharge des cellules de Purkinje in vivo chez la souris normale éveillée. Parmi celles-ci, nous pouvons particulièrement souligner -pour les spikes simples : Une fréquence comprise entre 40 et 65 Hz, non rythmique, moyennement irrégulière (CV entre 0.8 et 1.0), et asynchrone. -pour les spikes complexes : Une fréquence comprise entre 0.5 et 1.5 Hz, une durée de 8 à 12 ms, une absence de synchronisation dans l’axe des fibres parallèles et un silence de 14 à 25 ms. Les cellules de Golgi joue un rôle essentiel dans le fonctionnement cérébelleux. Leur ablation sélective chez une souris knock-out mène à des troubles sévères de la coordination motrice de cette dernière (Watanabe et al. 1998). Cependant, l’étude des cellules de Golgi sur l’animal éveillé est techniquement plus difficile que celle des cellules de Purkinje. En effet, le pattern de décharge des cellules de Golgi est moins typique, les enregistrements ne peuvent généralement pas excéder une ou deux minutes, et compte tenu de la fréquence de décharge de ces cellules (5-15 Hz), moins de spikes sont disponibles pour l’analyse. Au cours de 8 Discussion et perspectives 143 Golgi aient été réalisées sur animaux endormis, ce qui en limite l’interprétation. En effet, les cellules de Golgi expriment les récepteurs GABAA et NMDA dont la fonction est susceptible d’être altérée par les agents anesthésiants, tels le pentobarbital ou la kétamine. Par exemple, les cellules de Purkinje de rats anesthésiés à l’α-chloralose présentent une fréquence deux fois inférieures à celles des cellules de Golgi enregistrées sur des rats anesthésiés à la kétamine (Vos et al. 1999). Nous n’avons trouvé des altérations de la décharge des cellules de Golgi que sur les souris BK-/-, les cellules de ces dernières présentant outre une diminution légère, mais significative de leur fréquence, une abolition complète du caractère arythmique de leur décharge. Au fil des différents groupes de souris ataxiques que nous avons étudiés, nous nous sommes aperçus d’une limitation, ou du moins d’une contrainte non négligeable du modèle murin, à savoir le background des animaux. Au cours de ces dernières années, un nombre sans cesse croissant de publications est venu souligner que le background des souris déterminait leurs performances motrices (Homanics et al. 1999; Rogers, et al. 1999; Voikar et al. 2001), leur tolérance à différentes substances (Homanics et al. 1999), leur développement corporel et psychomoteur (Bearzatto et al. 2005a), et, pire encore, le phénotype de certaines mutations. L’exemple le plus parlant quant à ce dernier point est donné par la suppression quasi-totale du phénotype cérébelleux sévère du à la délétion du gène Engrailed 1 lors du transfert de celle-ci du background 129/Sv au background C57Bl/6J (Bilovocky et al. 2003). Nous avons (malheureusement) pu observer un phénomène semblable lors de l’étude des souris calrétinine-rescue, le phénotype comportemental des souris CR-/- s’avérant quasi indétectable sur les animaux C57Bl/6J (Bearzatto et al. 2005b). Cette observation nous a cependant amené à caractériser les performances motrices de différents backgrounds dans le rotarod, le runway, et le stationary thin rod test, (un autre test de coordination motrice), et à montrer que l’empreinte du background sur les performances motrices des animaux dépend énormément de l’âge des animaux étudiés, ce qui ne simplifie pas le problème… (Bearzatto et al. 2005a) Au cours de la présentation de nos différents travaux, le lecteur aura sans doute noter que les cellules de Purkinje des souris BK-/- sont dites présenter une fréquence trop basse, à savoir 45 Hz (les contrôles étant à 65 Hz), alors que les cellules de Purkinje des souris PV-/- sont dites avoir une fréquence trop haute, parce qu’à 65 HZ quand leurs contrôles ne sont qu’à 45 Hz. En quelque sorte, il suffirait d’intervertir les contrôles pour que toutes les souris deviennent normales… Cet exemple démontre de manière évidente que nous devons nous astreindre à ne comparer que des groupes rigoureusement semblables pour l’âge et le 8 Discussion et perspectives background, ce qui résout le problème, du moins du point de vue expérimental. Sur le plan plus fondamental, on peut prosaïquement s’interroger sur la signification d’une mutation dont le phénotype correspondant dépend grosso modo de la couleur des poils de la souris qui l’exprime, une souris grise étant malade quand une souris noire ne le serait pas et vice-versa. Quelle est encore la signification physiologique et la possibilité d’étendre l’interprétation de nos résultats aux autres espèces animales et plus encore à l’être humain, dont les différences de génome avec les souris de quelque background que ce soit sont probablement plus profondes que celles qui séparent les différents backgrounds de souris ? La réponse à cette question n’est pas simple. Elle réside essentiellement dans la nécessaire prudence que nous nous devons d’avoir devant les modèles génétiques murins, dont l’apport à la compréhension de la physiologie et de la physiopathologie du système nerveux central est et reste indéniable. Cependant, les questions auxquelles nous tentons parfois d’apporter une réponse en utilisant l’outil de la transgenèse vont parfois au-delà des possibilités méthodologiques des modèles étudiés. En effet, l’étude d’une souris déficiente en une protéine quelconque peut dans certains cas ne pas révéler en négatif la fonction de la protéine, mais plutôt la meilleure manière dont peut fonctionner sans cette protéine une souris de tel âge, de tel background, de tel sexe, et de tels facteurs confondants encore non décrits. L’absence de reproductibilité du pattern de décharge des cellules BK-/- par l’application in vitro ou in vivo d’inhibiteurs des canaux BK sur des cellules d’animaux contrôles constitue un exemple de l’hiatus que peuvent creuser les mécanismes compensatoires entre une souris knock-out pour une protéine, et une souris normale dont cette protéine est inhibée. Dés lors, l’étude de ces souris par différentes approches combinées, notamment électrophysiologique et comportementale, nous a permis de partiellement contourner le biais de l’âge, du background et sans doute d’autres facteurs confondants, au prix peut-être d’une utilisation plus modeste des modèles transgéniques murins. En effet, en évaluant les performances ou plutôt les contre-performances de tel ou tel type de fonctionnement cérébelleux, quelle que soit finalement l’origine moléculaire de ce fonctionnement, nous avons pu établir une corrélation assez claire entre d’une part des patterns d’activité du cortex cérébelleux et d’autre part des niveaux d’ataxie nettement différents. Ces patterns sont : 8 Discussion et perspectives 145 2. Une augmentation de la rythmicité, de la synchronie et de la fréquence de décharge menant à l’émergence d’une oscillation rapide synchronisant les spikes complexes dans l’axe des fibres parallèles, est associé à un trouble de la coordination motrice non discernable en situation standard, mais évidente lors d’épreuve de coordination (Souris CB-/-, PV-/-, CR-/-, CB-/-CR-/-, PV-/-CB-/-, Ube3a m-/p+ et SAF) 3. Une augmentation majeure de la rythmicité et l’apparition d’un mode de décharge en bursts courts, menant à l’émergence d’une oscillation lente synchronisée dans le plan frontal et sagittal, synchronisée avec la décharge des cellules de Golgi est associée avec une ataxie évidente, même lors de la déambulation spontanée de l’animal dans un environnement neutre (Souris BK-/-). Si nous n’avons pas enregistré d’autres exemples de ce pattern de décharge, il faut noter que les tracés de cellules de Purkinje enregistrées sur des souris déficientes en canaux P/Q type (Hoebeek et al. 2005) ressemblent fort au pattern en bursts courts des souris BK-/-. Si Hoebeek et al. n’ont pas réalisé de calcul de la rythmicité cellulaire sur les souris déficientes en canaux P/Q type, ils rapportent néanmoins une irrégularité largement augmentée des cellules de Purkinje, similaire à celle que nous observons sur les souris BK-/-. Les souris déficientes en canaux P/Q type présentent un degré d’ataxie similaire à celui des souris BK-/- (Campbell et al. 1999), c’est-à-dire évident en conditions standards. Les souris déficientes en sous unité δ2 du récepteur glutamate présentent elles aussi un déficit sévère de la coordination motrice, et une décharge des cellules de Purkinje de fréquence normale, mais dite en cluster, et dont les autocorrélogrammes évoquent ceux des cellules de Purkinje des souris BK-/- qui présentent des bursts courts (Yoshida et al. 2004). Nous n’avons évidemment pas la prétention d’avoir décrit tous les patterns possibles de dysfonctionnement cérébelleux. Cependant, le caractère commun de ces différents patterns à des pathologies dont l’origine moléculaire semble complètement différente laisse à penser qu’il n’y a pas pour le cervelet un nombre infini de façons de dysfonctionner. L’étude de nouveau modèle de souris ataxiques pourra permettre de compléter et d’approfondir ce début de classification. Les modèles génétiques murins étaient au départ peu spécifiques du cervelet. Ainsi, les souris déficientes en calbindine (Airaksinen et al. 1997) ou en calrétinine (Schiffmann et al. 8 Discussion et perspectives 1999) étaient déficientes pour ces protéines, et ce, dans tous les tissus de leur organisme. Plus récemment, des modèles spécifiques du cervelet (Barski et al. 2003), voire d’une population neuronale (Béarzatto et al. 2005b) ont été mis au point. Les résultats électrophysiologiques et comportementaux acquis sur ces modèles spécifiques ont très largement confirmé ceux obtenus sur les mutants non spécifiques. En pathologie humaine, il existe peu d’exemple de pathologies spécifiquement cérébelleuses, de sorte que la fidélité des modèles murins correspondant aux dites pathologies entraînera ipso facto leur manque de spécificité. Ce manque de spécificité n’en dévalorise pas pour autant l’étude électrophysiologique et comportementale du cervelet, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, la nature est telle qu’elle est, dans sa complexité connue et parfois insoupçonnée, de sorte que vouloir réduire l’étude des pathologies réelles à celui des troubles considérés actuellement comme spécifiques n’est possible qu’au prix d’une réduction grossière de la réalité, dont la faiblesse scientifique est certainement supérieure à celle de l’étude d’un modèle dont le manque de spécificité est le gage de la réalité. Ensuite, l’étude comparée des différents modèles spécifiques et aspécifiques peut dans une certaine mesure permettre de dégager par analogie les aspects plus spécifiquement cérébelleux d’un trouble, et ce, tant sur le plan électrophysiologique que clinique. Enfin, la comparaison systématique de la clinique et de l’électrophysiologie in vivo ne nous permettra dans le meilleur des cas que d’associer, parfois hypothétiquement, un phénotype clinque avec une dysfonction électrophysiologique, sans pour autant présumer de l’origine cérébelleuse ou extracérébelleuse du trouble. Ce dernier aspect est l’objet d’étude d’autres approches dont l’électrophysiologie in vivo est complémentaire. L’étude des effets de l’alcoolisme fœtal constitue l’illustration même de cette question. L’imprégnation éthylique in utero constitue en effet un problème de santé publique majeure dans les pays développés. Outre son effet dévastateur sur les neurones en développement, l’éthanol peut être accusé d’un manque total de spécificité quant à ses cibles moléculaires et cellulaires. Est-ce pour autant que nous devons nous refuser de tenter d’élucider les mécanismes qui mènent au retard d’apprentissage et aux troubles de coordination motrice chez les enfants de mères alcooliques ? Devons-nous pour se faire attendre que ces dernières se décident à ne consommer que des substances spécifiques, remplaçant ainsi leur casier de bière par une éprouvette d’APV ou de gabazine ? L’étude électrophysiologique du cervelet des souris SAF a mis en évidence un dysfonctionnement observé dans des modèles 8 Discussion et perspectives 147 formellement un trouble cérébelleux chez les souris SAF, elle en suggère néanmoins fortement l’existence, existence confirmée par l’approche in vitro et l’imagerie calcique, qui suggèrent en outre un processus physiopathologique cohérent. Si ce processus n’est certainement pas isolé dans la genèse de la symptomatologie du syndrome d’alcoolisme fœtal, il n’en constituera cependant pas moins une cible thérapeutique potentielle. Ainsi, pour complètement aspécifiques que soient l’alcool, l’électrophysiologie in vivo et le comportement murin, l’approche systématique des comparaisons clinique-électrophysiologie et la complémentarité des techniques nous a permis de mettre en évidence une suite cohérente de phénomènes intervenant dans la toxicité de l’éthanol in utero. Notre méthodologie comporte une limitation évidente, à savoir que les tests comportementaux et l’électrophysiologie, quoique réalisés sur les mêmes animaux, ne le sont pas simultanément. Le développement de l’apprentissage du réflexe de clignement constitue une opportunité de franchir cet obstacle, et d’enregistrer simultanément l’exécution d’une tâche où l’animal mutant présente un déficit et l’activité neuronale correspondante. L’étude du réflexe opto-kinétique représente une autre opportunité. Dans un avenir moins proche, l’étude de la décharge de la cellule de Purkinje sur la souris libre de ses mouvements et exécutant une tâche requérant sa coordination motrice constitue une perspective passionnante. Nous avons déjà pu enregistrer l’oscillation rapide chez un animal pouvant se déplacer librement dans sa cage, et observé que le pic du spectre de Fourier de l’oscillation diminuait et se déplaçait vers la gauche, indiquant une inhibition et une décélération du rythme rapide. L’enregistrement de cellules nettement discernables requière un positionnement et une fixation de l’électrode légèrement différents, (dans tous les cas plus adaptable en cas de rétraction tissulaire), mais aucun obstacle méthodologique majeur ne se profile dans cette perspective. Si l’enregistrement en continu de la cellule de Purkinje sur la souris libre de ses mouvements semble techniquement possible, l’analyse du signal obtenu requerra des outils adaptés à ce nouveau paradigme expérimental. En effet, nous avons vu que la rythmicité, par exemple, constitue un élément clé de la compréhension de certains mécanismes physiopathologiques. Si nous voulons suivre ce paramètre pour une même cellule au cours du temps, nous devrons réaliser des autocorrélogrammes obtenus sur le tracé compris dans une fenêtre coulissante le long de l’enregistrement, le recouvrement des fenêtres déterminant le pouvoir de résolution temporel de l’analyse. Or, les mesures de rythmicité présentées dans ce travail ont été réalisées « manuellement », c’est-à-dire sur des autocorrélogrammes réalisés a posteriori en 8 Discussion et perspectives mesurant à l’aide d’un curseur les pics et les vallées et en reportant les valeurs observées dans une feuille de calcul Excel… Afin de gagner du temps dans l’analyse des données et de pouvoir mesurer ainsi la rythmicité sur un grand nombre d’autocorrélogrammes, nous avons développé un programme permettant de calculer la rythmicité à une vitesse maximale sur des tronçons d’enregistrements définis par des fenêtres coulissantes de longueur et de recouvrement modulable. Nous disposons désormais d’un programme nous permettant d’élaborer et de mesurer un millier d’autocorrélogrammes en 375 ms, ce qui est un ordre de grandeur acceptable pour pouvoir analyser en ligne les résultats obtenus, et dans tous les cas pour traiter dans des délais acceptables la masse d’informations que fournirait l’enregistrement en continu des cellules de Purkinje pendant l’exécution d’une tâche motrice. La perspective de l’enregistrement simultané de la réalisation d’une tâche de coordination motrice et de l’activité des cellules de Purkinje chez les souris ataxiques soulèvent inévitablement la question passionnante de savoir si en corrigeant les anomalies électrophysiologiques, il est possible d’améliorer du même coup la symptomatologie cérébelleuse. Nous avons vu que l’oscillation rapide était inhibée par la carbenoxolone, l’APV et la gabazine. La microdialyse de ces substances permettrait-elle d’améliorer de manière aiguë ou chronique la coordination motrice des animaux qui présentent une oscillation rapide ? Cette question amène naturellement celle de l’applicabilité à l’être humain de ce travail. Les troubles cérébelleux peuvent-ils chez l’homme se regrouper de la même façon en troubles « avec oscillation rapide », « avec oscillation lente » ou « avec ralentissement global des cellules de Purkinje », et permettre ainsi, outre une meilleure compréhension des troubles cérébelleux, une approche thérapeutique ciblée sur tel ou tel groupe de maladie ? Nous devrons, pour répondre à cette question, mettre au point une technique d’acquisition de l’activité électrophysiologique cérébelleuse chez l’homme, ce qui ne sera probablement jamais possible en routine en ce qui concerne l’activité cellulaire, mais bien en ce qui concerne les champs de potentiels générés par des populations neuronales. L’expertise que nous aurons acquise dans la compréhension de l’interaction des décharges cellulaires et des potentiels de champ, ainsi que les techniques de traitement et d’analyse de l’information qui se développent quotidiennement grâce aux modèles murins constitueront alors certainement un support précieux. . Dans le document Etude électrophysiologique de la cellule de Purkinje et du potentiel de champ local chez la souris éveillée, en conditions normales et pathologiques. (Page 161-170)