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7. Le cas Sofia

7.3. Discussion

À la lumière de cette construction de cas, la structure de Sofia montre qu’il existe des effets déterminants subjectifs qui expliquent pourquoi elle éprouve des difficultés à enseigner l’EMC.

! L’EMC perturbe le lien imaginaire/symbolique de Sofia ; ! L’EMC déstabilise son faux self ;

! L’EMC place Sofia face à sa vérité.

Sofia tient beaucoup à offrir une image d’elle, enseignante, qui soit celle du professeur neutre et humaniste, principalement préoccupé par l’aide aux élèves en difficulté, tourné vers eux et entièrement dévoué à les réconforter, à valoriser leur estime de soi, à développer leur confiance en eux. Elle s’imagine dans le rôle de la « super enseignante » qui vole au secours des plus faibles et se dévoue, donne de soi-même si « ça va [lui] couter », pour la bonne

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cause. Elle rêve d’endosser le rôle de la « bonne enseignante » sans comprendre que cette notion s’oppose à celle de l’« enseignante suffisamment bonne », à l’instar du concept de « mère suffisamment bonne » de Winnicott (1953), qui introduit une réponse plus équilibrée, suffisante mais pas débordante.

Or, le discours de l’EMC fait exploser la construction imaginaire/symbolique de Sofia. L’image que les autres lui renvoient d’elle enseignant l’EMC, et ce que le grand Autre lui dit qu’elle doit être à travers cette discipline, ne sont pas conformes à l’image de « bon samaritain » qu’elle se fait d’elle. Il y a une sorte d’écrasement de l’imaginaire par le symbolique.

L’EMC perturbe l’image que Sofia a d’elle-même en ce sens que cet enseignement lui renvoie une image qui n’est pas celle qu’elle veut donner à voir. Et comme elle l’a saisi – à défaut de le comprendre – elle ne s’y risque pas. Par son refus de l’EMC, elle manifeste le refus de se mettre dans la situation de provoquer et de devoir surmonter une blessure narcissique.

Embarrassée de manquer à la commande institutionnelle, elle ne peut cependant pas se lancer dans cet enseignement « impliquant » parce que l’enjeu est trop important, et qu’elle a perçu qu’il y a trop de souffrances pour elle en perspective.

Cet EMC devient alors un « impossible à supporter ». Il fait symptôme, en tant que fragment du monde intérieur qui échappe au Moi mais auquel celui-ci doit s’adapter. Or, comme l’exprime Miller (2005), le symptôme est réel. Il résiste au Moi imaginaire ; il ne peut pas être éliminé. Et comme l’EMC fait symptôme pour Sofia, par mesure d’autoprotection, elle esquive.

De plus, Sofia refuse d’entrer dans l’enseignement de l’EMC car c’est trop « personnel ». Ce mot, qu’elle utilise à 32 reprises dans les entretiens, peut être entendu comme « personne elle », c’est-à-dire qui met en jeu « sa personne à elle », et donc son vrai self (Winnicott, 1960).

En effet, Sofia montre dans les entretiens qu’elle place sciemment en avant son faux self dans sa pédagogie et dans sa relation aux élèves ; elle l’érige comme une façon de faire la classe. Elle « surjoue », fait « semblant ». Dans l’équivoque du signifiant, on peut entendre qu’elle fait « sans blanc »… parce que l’EMC est « un sujet qui est sensible », « sans cible ». L’EMC la laisse « sans ». Il se situe du côté du manque, du « pas tout savoir » du « pas visé juste ».

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D’autre part, la singularité de l’EMC oblige l’enseignant à parler de lui, dans le sens de parler depuis lui, depuis son désir. L’EMC emmène donc Sofia du côté des valeurs – changeantes, fluctuantes, personnelles – alors qu’elle s’accroche à des principes – propositions fondamentales, lois. Elle refuse de parler d’elle, de partager ses valeurs.

Elle ne peut donc pas enseigner l’EMC.

Pour se sortir de l’impasse, elle semble expliquer qu’il y aurait, en classe, d’un côté, elle avec ses valeurs et d’un autre côté elle avec les valeurs de l’enseignant. Aussi, dans ses propos, il y a principalement deux sujets : « je » et « la maitresse » ; deux sujets distincts – vrai self et faux self – qui cohabitent.

L’EMC l’oblige à se déplacer du côté du « je », du vrai self, là où les autres disciplines lui permettent de rester du côté de « la maitresse », du faux self.

Elle veut bien être ce « cordon entre deux prises », ce qui, dans l’équivoque du signifiant, peut être entendu comme un « corps don » (« don du corps »), mais ne veut pas donner d’elle ! Ce qui est pour le moins paradoxal. Face à l’EMC, qui exige justement qu’elle donne d’elle et donc qu’elle soit dans le vrai self, elle ne peut pas ; elle est empêchée.

Elle entre donc, malgré elle, en résistance contre l’EMC ; ce qui lui fait dire, comme à regret, qu’en EMC, « c’est moins facile de rester voilée que dans d’autres enseignements », sous-entendant qu’elle le déplore, préfère « rester voilée » et qu’il lui est habituellement, aisé de le rester dans les autres disciplines.

Enseigner l’EMC, c’est, selon la formule de Lacan (1964) « s’autoriser de soi-même » qui ajoute : « … et de quelques autres » (Lacan, 1973-1974).

Autrement dit, l’EMC impose le sujet à lui-même. Il engage Sofia au-delà de sa fonction. Il est un savoir incarné et, de fait, mobilise plus que le savoir ; il en appelle au savant. Il conduit les enseignants à enseigner avec ce qu’ils sont et pas seulement avec ce qu’ils savent. Il demande à être dans le Mythos, l’énonciation, à parler depuis soi, à donner son avis, à toucher à ses valeurs. Dès lors, l’enseignant ne peut se cacher, « se voiler », derrière le Logos, l’énoncé.

L’EMC les oblige à se confronter à leurs valeurs, à les faire parler de leur vérité.

Et non seulement l’EMC se situe du côté de la vérité mais encore il n’y a pas, en EMC, adéquation entre la vérité et l’exactitude.

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Le discours de l’EMC demande donc au sujet de passer de l’exactitude des autres disciplines à la vérité subjective, de quitter le discours de l’Universitaire pour rejoindre le discours de l’Hystérique.

Sofia se rend compte que pour que sa parole dans l’EMC soit efficace elle doit parler depuis ses valeurs, faire état de sa vérité. Miller (2009) écrit que « la vérité comme telle est cachée et on n’y accède que par une levée du voile. » Or, Sofia souhaite « rester voilée » ; elle ne veut pas de sa vérité.

Au « je pense donc je suis de Descartes », on pourrait poser en EMC : « je ME pense donc je suis ». Pour enseigner l’EMC, il faut donc se penser. Dans l’équivoque du signifiant, on peut entendre « se panser ». L’enseignement de l’EMC ne nécessite-t-il pas de se panser au sens littéraire « d’adoucir une douleur morale » pour pouvoir donner de soi et partager ses valeurs ?

L’EMC est une discipline poreuse qui laisse filtrer la subjectivité de l’enseignant. Elle touche à ses valeurs, l’obligeant à s’en saisir. Sofia n’ose pas se confronter à la porosité de cette discipline.

Sofia ne parvient pas à enseigner l’EMC parce qu’elle entretient un rapport déductif au savoir : elle affectionne la notion de déduction liée aux sciences dites exactes. Les mathématiques sont dans la déduction, pas l’EMC. L’EMC « c’est pas une science

exacte » qui présente « une vérité exacte ». Alors, lorsqu’il faudrait qu’elle soit elle, avec sa

vérité, pour incarner et défendre ses valeurs, elle n’y arrive pas parce qu’elle, ce qu’elle veut ou ce qu’elle peut, c’est défendre des savoirs académiques et neutres. Et en EMC, ce n’est pas ce qui est attendu.

L’EMC, cette discipline d’une « inquiétante étrangeté » (Freud, 1919), confronte à l’autre en soi. Elle place le sujet face à lui-même. Et parce que l’EMC ne s’enseigne pas hors ou loin de soi, cette discipline singulière recommande au sujet une certaine « extimité », ce que Tisseron (2001), reprenant le terme créé par Lacan (1969-1970), définit comme un mouvement, une envie de communiquer sur son monde intérieur pour mieux se l’approprier et s’enrichir.

Or enseigner l’EMC exige de respecter la neutralité qui sied au fonctionnaire d’État. « S’autoriser de soi-même » (Lacan, 1964) tout en restant neutre, voilà qui fonde un paradoxe intéressant qui questionne autant la bienveillante neutralité que l’empathie demandée aux enseignants par les codes actuels de l’École et de la société.

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