Weiss (1981) a d´eriv´e un crit`ere qualitatif afin d’estimer la dynamique du gradient de traceur (aussi obtenu par Okubo (1970) dans un autre contexte). Ce crit`ere a ´et´e souvent utilis´e pour diagnostiquer des simulations turbulentes mais, dans un mˆeme temps, il est connu que ce crit`ere n’est pas valable pour des cas pathologiques comme le vortex ponctuel par exemple, ou de fa¸con plus g´en´erale les vortex axisym´etriques
(Brachet et al. 1988, Pierrehumbert et Yang 1993). Le fait que ce crit`ere n’est pas pertinent a ´etait aussi mis en ´evidence dans des simulations num´eriques turbulentes par Basdevant et Philipovitch (1994) et Hua et Klein (1998). Nous allons donc d´ecrire ce crit`ere puis discuter ces hypoth`eses et montrer en quoi il n’est pas pertinent.
2.2.1 Rappel du crit`ere d’Okubo-Weiss
Consid´erons un traceur q advect´e le long des trajectoires lagrangiennes : Dq
Dt = 0 .
Si nous prenons le gradient de cette ´equation, nous obtenons D∇q
Dt = −[∇u]∗ ∇q , (2.1)
o`u [∇u]∗ est le transpos´e du tenseur de gradient de vitesse. Dans un premier temps, et afin de faciliter les calculs, on d´efinit les quantit´es σn (l’´etirement), σs (le cisaille-ment), ω (la vorticit´e) et σ (le taux de d´eformation) par les relations suivantes1 :
σn = ∂xu − ∂yv , ω = ∂xv − ∂yu .
σs = ∂xv + ∂yu , σ = p
σ2
n+ σ2
s .
Weiss (1981) a d´eriv´e un crit`ere `a partir de l’´equation (2.1) afin de caract´eriser la dynamique du gradient de traceur, crit`ere qui a aussi ´et´e d´eriv´e par Okubo (1970) pour le probl`eme de la dispersion de particules. Deux hypoth`eses sont faites pour obtenir leur crit`ere :
– implicitement, le gradient de traceur s’aligne avec un des vecteurs propres de [∇u]∗,
– et le tenseur [∇u]∗ ´evolue lentement le long des trajectoires lagrangiennes. La premi`ere hypoth`ese permet de remplacer le tenseur par une quantit´e scalaire dans l’´equation (2.1). Cette quantit´e scalaire n’est autre qu’une des valeurs propres du tenseur qui vaut ±λ1/2 avec λ la quantit´e d’Okubo-Weiss :
λ = σ2− ω2 . (2.2)
La deuxi`eme hypoth`ese indique que λ est constant, ce qui permet d’int´egrer l’´equation (2.1) :
∇q ≈ ∇q(t = 0) exp(±λ1/2t) . De deux choses l’une :
– soit λ est positif, c’est-`a-dire la d´eformation domine. Les valeurs propres sont r´eelles et on aura une croissance exponentielle des gradients. Weiss qualifie ces r´egions d’hyperboliques car les points selle de la fonction de courant (points de stagnation avec existence de directions stable et instable) poss`edent une telle propri´et´e (λ > 0) et ces points sont commun´ement appel´es hyperboliques. 1On consid`ere ici un ´ecoulement non-divergent. Le cas d’un ´ecoulement divergent ne change pas les r´esultats que nous allons montrer comme indiqu´e `a la section A.3.
– soit λ est n´egatif, c’est-`a-dire la vorticit´e domine. Les valeurs propres sont imaginaires pures et on aura une rotation des gradients (sans croissance nette). Weiss qualifie ces r´egions d’elliptiques en r´ef´erence aux points elliptiques de la fonction de courant. Cela correspond par exemple au cœur des vortex.
La quantit´e λ correspond `a ´evaluer l’intensit´e relative de la d´eformation par rapport `a la vorticit´e. La d´eformation fait croˆıtre les gradients de fa¸con exponentielle et la vorticit´e les fait tourner.
2.2.2 Discussion des hypoth`eses du crit`ere d’Okubo-Weiss
Examinons maintenant les hypoth`eses sur lesquelles repose ce crit`ere. Consid´erons la premi`ere hypoth`ese, `a savoir l’alignement du gradient avec un des vecteurs propres de [∇u]∗. La premi`ere question qui vient `a l’esprit est celle de l’existence de l’aligne-ment. Brachet et al. (1988) ont examin´e l’alignement avec le vecteur propre associ´e `a la plus grande valeur propre de [∇u]∗ quand le taux de d´eformation domine la vorticit´e (c’est-`a-dire quand λ ≥ 0) et ont not´e un alignement qualitatif entre le gradient de traceur et le vecteur propre. Par contre, d’autres ´etudes (Gibson et al. 1988, Ohkitani 1995, Protas et al. 1999) ont observ´e un alignement qualitatif avec le vecteur propre de la matrice de d´eformation (partie sym´etrique du tenseur de gra-dient de vitesse). On peut donc se poser une question plus pertinente : quelle est la dynamique exacte de l’orientation des gradients ? Y a-t-il alignement avec une orientation privil´egi´ee ? De cette r´eponse, nous pourrons d´eduire le comportement du gradient total (orientation et norme) d’apr`es l’´equation (2.1).
La seconde hypoth`ese, en fait la plus d´eterminante, est la lente ´evolution du tenseur de gradient de vitesse [∇u]∗ le long des trajectoires lagrangiennes. Si on calcule l’´equation au deuxi`eme ordre pour l’´evolution lagrangienne du gradient de traceur, on obtient D2∇q Dt2 = [∇u]2− D[∇u] ∗ Dt ∇q . L’hypoth`ese d’Okubo-Weiss revient donc `a n´egliger D
Dt[∇u]∗ devant [∇u]2. Weiss (1981) a examin´e cette question mais la r´esolution de ses simulations ´etait insuf-fisante pour pouvoir correctement r´epondre. Plus r´ecemment, Basdevant et Phili-povitch (1994) et Hua et Klein (1998) ont montr´e que la quantit´e D
Dt[∇u]∗ n’´etait pas n´egligeable, en particulier sur le bord des vortex et `a l’int´erieur de ceux-ci alors qu’elle ´etait bien n´egligeable au voisinage des points selles de l’´ecoulement.
On peut examiner `a quelles quantit´es dynamiques est reli´ee la quantit´e D
Dt[∇u]∗. `
A partir des ´equations d’Euler, on trouve qu’elle correspond `a la partie `a trace nulle de la hessienne de pression : D Dt[∇u]∗ = 1 2 ∂xxP − ∂yyP 2∂xyP 2∂xyP ∂yyP − ∂xxP . (2.3)
De fa¸con plus g´en´erale, cette quantit´e est reli´ee `a la partie `a trace nulle du tenseur de gradient d’acc´el´eration (Hua et al. 1998). Elle est donc reli´ee aux propri´et´es dy-namiques de l’´ecoulement par le principe fondamental de la dynamique Du/Dt = F
o`u F sont les forces exerc´ees sur la particule fluide. Ne pas prendre en compte cette quantit´e revient `a faire une ´etude cin´ematique du probl`eme. De plus, la partie `a trace nulle de la hessienne de pression est reli´ee aux propri´et´es non-locales de la pression. En effet, en prenant la divergence des ´equations d’Euler, on peut montrer que
∆P = 1
2(ω
2
− σ2) . (2.4)
Le terme ω2 − σ2 dans le membre de droite repr´esente les effets non-lin´eaires de la turbulence. Ce sont eux qui permettent de d´eterminer la pression `a travers l’inverse de l’op´erateur laplacien et ils sont `a l’origine de non-gaussianit´e de la loi de probabilit´e de la pression (Hua 1994). Toute la structure spatiale des non-lin´earit´es intervient donc pour connaˆıtre la pression en chaque point. Cette relation fait de la pression une quantit´e non-locale. La partie `a trace nulle de la hessienne de pression repr´esente aussi, dans un certain sens, la non-localit´e de la pression bien que l’on applique deux diff´erentiations. On peut noter que cette non-localit´e est suppos´ee nulle dans l’hypoth`ese d’Okubo et de Weiss puisque cette hypoth`ese est que D[∇u]/Dt = 0, d’apr`es l’´equation (2.3) (Ohkitani 1995).
`
A partir de l’´equation 2.4 et d’un mod`ele de fermeture turbulente, on peut mon-trer que le spectre des gradients de pression (ou plus g´en´eralement de l’acc´el´eration lagrangienne en turbulence quasi-g´eostrophique) a une pente identique `a celle du spectre de l’´energie cin´etique (Hua et al. 1998). Une ´etude de spectre de flotteurs lagrangiens dans l’oc´ean (Rupolo et al. 1996) a montr´e que l’acc´el´eration poss´edait bien un spectre tr`es pentu (en k−3). De plus, les travaux de Hua et collaborateurs ont montr´e que le tenseur d’acc´el´eration lagrangienne ∇ Du
Dt
gouverne de fa¸con importante la dynamique du gradient de traceur, aussi bien en turbulence bidimen-sionnelle (Hua et Klein 1998) qu’en turbulence quasi-g´eostrophique stratifi´ee (Hua et al. 1998, Klein et al. 1998).
Nous voyons que pour bien repr´esenter la dynamique du gradient de traceur, il est n´ecessaire de prendre en compte DtD[∇u]∗ qui est du mˆeme ordre de grandeur que [∇u]2, cela afin de prendre en compte la dynamique reli´ee aux ´equations d’Euler du mouvement des particules fluides, en particulier les acc´el´erations lagrangiennes.
2.2.3 Discussion sur notre approche
`
A partir de cette discussion, nous voyons apparaˆıtre deux points-cl´es : le premier est qu’il faut examiner l’´evolution de l’orientation des gradients de traceur pour comprendre exactement leur dynamique. C’est ce `a quoi nous allons nous attacher et c’est ce qui fait l’originalit´e de ce travail. Le deuxi`eme point concerne la m´ethode que nous allons utiliser. Les r´esultats pr´ec´edents soulignent que la dynamique la-grangienne des gradients de traceur est gouvern´ee de fa¸con pr´epond´erante par les tenseurs de gradient de vitesse et d’acc´el´eration lagrangienne, et le second tenseur prend en compte la non-localit´e de la cascade turbulente. Nous allons donc ´etudier la dynamique lagrangienne de l’orientation des gradients de traceur en consid´erant que les quantit´es importantes sont essentiellement ∇u et ∇(Du
Dt). Nous faisons donc l’hypoth`ese que l’on peut se restreindre aux deux premiers ordres de la dynamique.