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6. ANALYSE COMPARATIVE

6.2 Dimension socioculturelle

La deuxième dimension retenue est la dimension socioculturelle. Elle permet d’analyser les facteurs culturels et sociaux concernant les populations locales à l’étude qui peuvent influencer l’émergence du phénomène des réfugiés de la conservation. Par exemple, si une communauté a des pratiques respectueuses de l’environnement, il est naturel de croire qu’il est plus probable que sa présence soit tolérée dans une aire protégée qu’une communauté aux pratiques destructrices pour la nature. Suite aux études de cas des chapitres précédents, deux variables sont identifiées comme centrales : l’identité et le mode de vie du groupe à l’étude et sa place dans la société. Après une description sommaire des variables et des indicateurs qui permettront de les analyser, le tableau 6.2 présente l’analyse comparative des trois cas étudiés dans le cadre de l'essai.

La variable « identité et mode de vie » permet, entre autres, de déterminer quel usage le groupe fait de son territoire et des ressources naturelles afin d’évaluer si certaines caractéristiques culturelles peuvent avoir une influence sur la façon dont le groupe est traité par les autorités. Le premier indicateur est l’identité autochtone. Tel que mentionné au chapitre 1, le phénomène des réfugiés de la conservation n’implique pas seulement les populations autochtones, mais ces dernières sont tout de même prédominantes dans les statistiques disponibles. Ensuite, le rapport à la nature est analysé. Certains groupes se considèrent sur un pied d’égalité avec les ressources naturelles, alors que d’autres tentent de les dominer. Ce rapport à la nature peut avoir un impact sur la décision des autorités à tolérer ou non la présence d’un groupe sur un territoire protégé. Finalement, le mode de vie est aussi analysé puisqu’il occupe souvent une place prédominante dans les arguments employés par l’État pour évincer des populations. En effet, l’argument selon lequel le mode de vie des populations entre en conflit avec les objectifs de conservation est souvent central dans les évictions.

La variable « place dans la société » permet d’évaluer les relations entretenues avec l’État et avec la société en général. Dans un premier temps, la reconnaissance légale du statut autochtone du groupe est analysée. Si le groupe se définit comme autochtone, il importe de savoir si l’État en fait autant. Cette reconnaissance peut prendre plusieurs formes légales et politiques et a une influence importante sur la place qu’occupe le groupe au sein de la société. Dans un deuxième temps, les relations avec la société sont analysées, y compris leur évolution dans l’histoire. Certains groupes sont marginalisés et persécutés par la société dans laquelle ils vivent. Cet indicateur influence aussi le niveau de prise en compte des intérêts du groupe dans les décisions. Si un historique de persécution et de marginalisation est en place, il est possible que les intérêts du groupe ne soient pas pris en compte au même titre que ceux de la

population dominante. Enfin, la place qu’occupe le groupe dans la société peut avoir des répercussions sur ses capacités à accéder à la justice et à défendre ses intérêts dans les canaux prévus à cet effet.

Tableau 6.2 Analyse comparative de la dimension socioculturelle

Indicateurs PNS et ZCN TYN et HKK PNA

M ode d e v ie et ident ité Identité autochtone

Les Masaïs s’identifient comme autochtones et remplissent les conditions de Desmet (2010).

Les Karens s’identifient comme autochtones et remplissent les conditions de Desmet (2010).

Les Cris s’identifient comme autochtones et remplissent les conditions de Desmet (2010).

Mode de vie

Les Masaïs ont un mode de vie agropastoral, fortement altéré dans les dernières décennies. Il est différent du mode de vie dominant de la société. Les pratiques traditionnelles incluent les feux pour régénérer les zones de pâturage – pratique jugée contraire à la conservation. Toutefois, les gardiens de parc ont aussi utilisé cette technique dans le PNS pour contrôler les tiques.

Les Karens pratiquent l’agriculture itinérante et se déplacent dans la forêt selon la disponibilité des parcelles. Ils libèrent une parcelle avec le feu pour pouvoir cultiver. Cette pratique est interdite en Thaïlande et est jugée contraire à la conservation par l’État. Toutefois, la communauté scientifique n’est pas unanime quant aux dommages engendrés par cette pratique.

Les Cris pratiquaient beaucoup la chasse de subsistance et étaient nomades, avant la sédentarisation forcée des années 1950. Leur mode de vie s’apparente maintenant plus au mode de vie dominant, avec plusieurs Cris qui sont salariés. La chasse, la pêche et le trappage restent bien ancrés dans les traditions, ce qui peut entrer en conflit avec la conservation.

Rapport à la nature

Les Masaïs savent qu’ils dépendent de la nature et accordent beaucoup d’importance à sa préservation. Le bétail est très vulnérable aux interactions avec la faune sauvage, donc l’organisation du pâturage tient compte des cycles de migration de la faune. Leurs pratiques écologiques leur valent la réputation, aux yeux de plusieurs scientifiques, d’être « naturellement

conservationnistes ».

Les Karens se considèrent comme membres d’une communauté d’animaux, de plantes, d’humains et d’esprits. Ils ne se placent pas au-dessus de ceux-ci, mais admettent plutôt en être fortement dépendants. Par respect pour les ancêtres, les Karens ne détruiraient jamais la forêt, puisque celle- ci est centrale dans les traditions. Les Karens ont la réputation d’être des conservationnistes aux yeux de certains scientifiques.

Le territoire occupe une place centrale dans la tradition puisque le patrimoine, l’identité et la survie de la nation crie reposent sur celui-ci. Les Cris se considèrent comme une partie intégrante de leur environnement et non comme des êtres supérieurs aux autres espèces. Ils ont développé beaucoup de connaissances écologiques traditionnelles et ont su s’adapter aux conditions difficiles du territoire nordique. Pl ac e d ans la s oc iét é Reconnais- sance légale

Bien qu’elle ait signé la DNUDPA, la Tanzanie ne reconnait aucun groupe autochtone sur son territoire. Les Masaïs ne bénéficient pas d’une reconnaissance particulière de leurs droits d’occupation du territoire ou leur droit à l’autonomie.

La Thaïlande a signé la DNUDPA, mais ne reconnait aucun peuple autochtone sur son territoire. Les Karens font partie des neuf tribus ethniques reconnues comme vulnérables par l’État. Une résolution est adoptée en 2010 pour protéger le mode de vie des Karens, mais peu d’effets en découlent. Par ailleurs, aucune mention n’est faite des autochtones dans la constitution de 2017.

Les Cris sont reconnus comme autochtones et bénéficient conséquemment d’un statut distinct au sein de la population canadienne. Les droits à l’autonomie et à l’occupation du territoire des Cris sont reconnus et encadrés par la CBJNQ. Initialement, la DNUDPA n’est pas signée par le Canada, mais le

gouvernement se ravise en 2010 et la déclaration est mise en œuvre à partir de 2015 (Affaires autochtones et du Nord Canada, 2017).

Tableau 6.2 Analyse comparative de la dimension socioculturelle (suite)

Indicateurs PNS et ZCN TYN et HKK PNA

Pl ac e d ans la s oc iét é Historique des relations avec la population dominante Il y a un historique de persécution des Masaïs dès l’ère coloniale. À ce jour, l’État considère leur mode de vie comme arriéré et a pour objectif de les « civiliser » en développant leurs territoires de vie (Peter, 2007).

Historiquement, les Karens étaient des alliés du roi. Quand l’État a voulu prendre le contrôle des zones frontalières (notamment pour contrôler la menace

communiste), les relations ont changé et les Karens sont marginalisés. Il existe une hiérarchie au sein des autochtones et les Karens ne sont pas considérés comme la pire menace.

Il y a un historique de persécutions et de tentatives d’assimilation auprès de la nation crie. À ce jour, certains préjugés subsistent et les conditions

socioéconomiques sont moins favorables que celles de la population dominante.

Accès à la justice

Certaines procédures judiciaires ont été entamées par rapport aux évictions des Masaïs de la ZCN. Les procédures sont complexes et se heurtent souvent à des barrières. La langue, les couts et le déséquilibre entre les parties sont des

obstacles courants pour les procédures entreprises par les Masaïs et les ONG locales (Gilbert, 2017).

Les Karens qui ont été relocalisés dans les sanctuaires et dans d’autres aires protégées du pays tentent depuis plusieurs années d’obtenir justice et de pouvoir retourner sur leurs territoires ancestraux. Toutefois, même avec l’aide des ONG locales, ils peinent à y arriver.

L’accès à la justice est possible pour les Cris, comme en témoigne le jugement Malouf de 1973. Toutefois, Jaccoud (2013) soutient que le système de justice est en partie responsable de la marginalisation des autochtones au Canada, avec une surreprésentation dans les taux d’incarcération, notamment.

Dans les trois cas, les rapports à la nature sont respectueux et les groupes autochtones se considèrent sur un pied d’égalité avec les autres espèces. Cette conception de la nature n’a pas freiné les gestionnaires d’aires protégées à évincer certaines populations, sous l’argument que leurs pratiques sont dommageables pour la nature. Cette dynamique est observée à la fois dans le cas des Masaïs et dans celui des Karens. Certains éléments sociaux et culturels sont parfois instrumentalisés par les autorités pour évincer les populations des aires protégées. Le contexte socioculturel est également un indicateur du risque d’émergence du phénomène des réfugiés de la conservation. Les trois cas étudiés mettent en lumière les dynamiques qui sont responsables de la problématique et celles qui la freinent.

En Tanzanie, les populations autochtones ne sont pas reconnues par l’État, même si certaines communautés ethniques du territoire s’identifient comme telles et répondent aux critères de Desmet (2010). Les Masaïs s’identifient comme autochtones et adoptent depuis longtemps un mode de vie qui diffère de celui de la population dominante. Ce mode de vie est utilisé par les gestionnaires de parc pour défendre l’éviction des populations. Dans ce cas, c’est la pratique de régénération des zones de pâturage par le feu qui est pointé du doigt. Les autorités considèrent que cette pratique va à l’encontre de la protection de la nature et l’utilise comme argument pour évincer les Masaïs et leur imposer des restrictions d’accès à la plaine de Serengeti. Toutefois, plusieurs auteurs considèrent les Masaïs comme naturellement conservationnistes puisque leur usage du territoire a permis de maintenir l’écosystème en bon état pendant

des centaines d’années. Pourquoi, alors, ont-ils été si violemment évincés du PNS, puis de la ZCN où ils avaient initialement été relocalisés? Une des raisons qui peut être avancée est le fait que les Masaïs sont victimes de marginalisation et de persécutions au sein de la société tanzanienne, et ce, depuis l’ère coloniale. En tant que groupe minoritaire, ils bénéficient d’un accès plus difficile à la justice et ont plus de mal à faire valoir leurs droits. Ils en paient le prix à coup d’évictions, d’intimidation et de violences depuis plusieurs décennies.

En Thaïlande, une tendance similaire est identifiée. L’État ne reconnait pas l’existence de peuple autochtone sur son territoire, et ce, même si les Karens s’identifient comme tels. Les cultures autochtones ne bénéficient d’aucune protection légale. En effet, bien qu’une résolution ait été adoptée par le cabinet en 2010 pour protéger le mode de vie des Karens, aucun effet positif n’a été recensé sur le terrain dans les années suivantes. Encore une fois, on s’attaque au mode de vie des Karens, différent du mode de vie dominant en l’accusant de contribuer à la dégradation des écosystèmes. Dans leur cas, c’est la pratique de l’agriculture itinérante qui est montrée du doigt bien que le respect de l’environnement, et surtout de la forêt, soit fortement ancré dans la spiritualité des Karens. Ils auraient pu bénéficier d’un traitement favorable dans les aires protégées à l’égard d’autres populations autochtones en vertu des relations de coopération qu’ils ont eu avec le roi dans le passé. Toutefois, ces relations ont rapidement changé quand le gouvernement tente de contrer la menace communiste qui s’organise dans les profondeurs de la jungle. Malgré tout, les Karens bénéficient, en général, d’une meilleure réputation que les Hmongs, par exemple. Cette réputation n’est toutefois pas suffisante pour contrebalancer l’absence de protection légale de leur mode de vie et de leur occupation du territoire et plusieurs d’entre eux ont été évincés.

Au Québec, la situation est plus prometteuse puisque le statut des autochtones est reconnu par la loi et leurs droits sont encadrés, dans le cas des Cris, par la CBJNQ. Bien que la chasse, la pêche et le trappage, activités encore répandues, pourraient aller à l’encontre des objectifs de conservation, le droit des Cris à pratiquer ces activités n’est pas remis en doute puisqu’il est inscrit dans la CBJNQ. Bien que les relations entre le Québec méridional et les Cris aient été difficiles par le passé, la réconciliation est enclenchée et la conservation du territoire ne compte pas entrer en conflit avec les droits autochtones en Eeyou Istchee Baie-James. Tout le travail de reconnaissance et de protection de la culture autochtone avant la création d’aires protégées sur leur territoire est donc grandement bénéfique pour les Cris.

Les contextes politicojuridique et socioculturel diffèrent beaucoup entre les deux premiers cas et le troisième. Ces contextes peuvent expliquer, du moins en partie, les résultats si divergents que l’on observe dans les trois aires protégées. Le prochain chapitre se sert de la présente analyse comparative pour suggérer des pistes de solution à mettre en œuvre afin d’éviter l’émergence du phénomène des réfugiés de la conservation en marge des projets d’aires protégées.